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Atelier 2 - Arts visuels musées et droits culturels

De la pratique des droits culturels au musée

Claire Leblanc
Conservatrice du Musée des Beaux-Arts d’Ixelles

01-12-2020

La notion de droits culturels est implicite dans notre fonctionnement professionnel. Ils sont là de facto, du fait même de l’existence de l’institution culturelle et d’un patrimoine à mettre en valeur. La notion de droits culturels est le gage incontournable de transmission du patrimoine vers les publics : le rendre accessible et le partager.

Le fait d’être invitée ici m’a cependant obligée à mettre en perspective cette notion tout comme celles qui gravitent autour. C’est une occasion intéressante de remise en question de cette vaste notion de droits culturels au regard d’autres textes ou déclarations qui lui font écho ou, même, s’en rapprochent. Ainsi il m’est apparu intéressant d’aborder la Déclaration de Fribourg en écho à un autre texte fondamental pour les professionnel·les de musée, à savoir cette bible permanente quotidienne qu’est la définition des musées de l’ICOM (Conseil International des Musées) : « Un musée est une institution permanente sans but lucratif au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et trans- met le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation. »

L’un dans l’autre, les définitions, les intentions et les logiques se recoupent. Je me rapporte constamment et de manière naturelle à la définition de l’ICOM du musée, de ses fonctions et de ses missions, ainsi qu’au Code de déontologie de l’ICOM pour les musées, c’est-à-dire comment doit être régi un musée – selon quels principes idéologiques, mais aussi de manière très factuelle. Le va-et-vient dans mon esprit se fait en permanence entre ces deux grandes références, et je constate effectivement une corrélation, une correspondance en termes d’accès à la culture comme droit fondamental et une forme d’obligation et de nécessité à mettre en place des moyens pour y accéder.

En tant que responsable d’institution muséale et culturelle, tout ce que l’on développe nécessite au quotidien d’être en phase avec la théorie, les idées et principes, et les textes. Mais ces derniers sont tellement dans nos tripes que la préoccupation du droit d’accès à la culture est présente en permanence dans tous les choix effectués, que ce soit concernant la programmation, la médiation, les petits outils pratiques pour permettre d’ouvrir l’institution à de nouveaux publics, l’accès au patrimoine – ou, en l’occurrence chez nous au Musée d’Ixelles, aux Beaux-Arts. Qu’est-ce qu’un tarif, qu’est-ce qu’une heure d’ouverture, qu’est-ce qu’une offre pédagogique, etc. ? Tout cela est présent de facto, implicitement, et travaillé sur le terrain, au gré de l’ensemble de nos projets, en écho à cette notion d’accessibilité maximale à nos collections.

Cette notion me concerne et m’intéresse particulièrement du fait que le musée est actuellement fermé depuis environ 18 mois et pour encore quelques années pour cause de travaux d’agrandissement et de rénovation. Cette période particulière est une fenêtre formidable et une chance incroyable pour pouvoir repenser en profondeur l’institution. On n’est pas dans le quotidien, la tête dans le guidon, dans un échéancier d’actions qui s’enchainent de manière un peu trop folle. Nous avons une opportunité unique de nous mettre en retrait, de dézoomer, de participer plus posément à des moments de débats et de travailler nos réflexions sans obligation de deadline. Pour ma part, je peux mieux mettre en perspective, en mots, en concepts ce qui a été fait au cours des années de pré-fermeture et réfléchir à ce qu’on va faire par après. Ce processus repose en partie sur un retour aux sources, aux textes fondamentaux, aux idées, aux dialogues avec les personnes qui pensent et théorisent les notions d’accessibilité, de participation, d’inclusion. Une journée comme aujourd’hui est essentielle dans ce processus de réflexion et de redéploiement du musée, de ses missions et de ses objectifs.

Dans ce travail de réflexion, en lien avec le cas du Musée d’Ixelles, il apparait que dans tout ce qui s’est globalement développé au niveau muséal depuis vingt ou trente ans, l’on sent nettement une ouverture énorme en termes de rafraichissement des pratiques de médiation. Il y a de très nombreux exemples, ne serait-ce qu’à Bruxelles, de pratiques de médiation plus participatives et inclusives, favorables à une mise en pratique de l’accessibilité du patrimoine au plus grand nombre. Un travail approfondi sur nos pratiques participatives et inclusives nous semble de plus en plus évident et essentiel pour finalement les appliquer de manière plus naturelle dans nos projets. De nombreux musées offrent une programmation orientée favorablement vers une médiation participative très exemplaire. Le Musée BELvue, par exemple, travaille sur des notions de citoyenneté, de démocratie, d’une manière ultra efficace et très participative. Il y a d’autres programmes ponctuels qui sont mis en place, comme le programme Sésame aux Musées Royaux des Beaux-Arts avec un travail d’insertion pour l’immigration et les sans-abris. Il existe plein d’exemples, plein d’activités ponctuelles, pas nécessairement coordonnées selon les ambitions concertées des musées, mais qui sont bien présentes. C’est une tendance rassurante qui confirme que l’institution muséale doit s’ancrer aujourd’hui, à un moment charnière, dans une fonction collaborative et inclusive.

Il y a beaucoup de théorie à ce sujet, de textes et de discussions mais relativement peu de mises en pratique. Même si ces dernières sont ponctuelles et un peu atomisées, elles existent et méritent d’être davantage concertées et conceptualisées. Nous sommes pleinement dans cette réflexion au Musée d’Ixelles. C’est un virage que l’on souhaite prendre et qu’on arrive à mettre en place de manière plus concrète grâce à la fermeture et l’accès contrarié aux collections. Du fait que le musée soit inacces- sible aux publics, la relation au musée sort d’un cadre classique où les visiteur·ses viennent au musée selon un schéma – somme toute un peu étrange – se rapprochant de la procession pour accéder au temple muséal. Au contraire, nous sommes dans l’obligation – une obligation voulue – de renverser notre mode de relation avec les visiteur·ses. C’est à nous d’aller vers eux·elles, de s’infiltrer au maximum dans leurs vies. Ce basculement a été permis par la fermeture. Pour y parvenir, on mène des opérations très concrètes, comme l’opération « Musée comme chez soi » qui consiste à sortir les œuvres du musée pour les répartir dans le quartier, en s’infiltrant chez l’habitant·e. Une opération extrêmement riche, qui témoigne du fait qu’il existe plein de potentialités dans le rapport musée/œuvres/publics, au-delà du simple participatif. Avec cette expérience « Musée comme chez soi », il y aura clairement, pour le Musée d’Ixelles, un avant et un après en termes de relationnel avec les publics et notre patrimoine.

Nous sortons également les œuvres du contexte muséal dans les écoles maternelles, primaires et secondaires, pour présenter concrètement une collection dans le contexte scolaire. Tout cela nous mène à un moment charnière où il ne sera pas possible (ni même envisagé) de rouvrir les portes du musée en restant dans une vision classique du rapport de la visite où on se rend de manière passive et processionnaire au temple du savoir. En effet, nous avons tissé de nouveaux rapports collaboratifs, inclusifs, participatifs entre l’œuvre et les publics, le musée (re)devenant en quelque sorte principalement un outil de liaison plus qu’une fin en soi. Finalement, pour tendre à ce renversement de rapport entre les publics et le musée, il y a des moyens pas si compliqués à mettre en place. Il s’agit certes au départ d’une volonté, puis d’être suivi·es par les autorités, mais ça permet aujourd’hui de réinventer l’institution muséale de manière très concrète.

Parce qu’il est temps et que nous ne sommes plus à l’aube mais déjà dans un siècle bien entamé, nous voulons très concrètement travailler avec des outils qui permettent ce basculement – encore à développer – que j’appelle, de manière modeste et humble, une « ère de la post-médiation ».

Dans les processus d’évolution d’une institution se dégagent des moments uniques propices à repenser de manière plus globale ce qui nous meut, les missions et les objectifs qui nous animent, et d’éviter de rester seulement dans l’intention, l’idée et la pure théorisation. Le renouvellement des pratiques muséales et l’engagement en faveur de l’accessibilité des musées vers les publics doivent se travailler dans un engagement et une mise en pratique concrets.

Image : © Anne Leloup

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