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Dossier

De la transmission au spectacle : le devenir du conte au Togo

Entretien avec Atavi-G Amedegnato,
Conteur, musicien, metteur en scène, directeur artistique de la Cie ZIGAS

21-04-2020

Au Togo, avec la disparition progressive des veillées familiales où l’on contait selon des rituels établis, le conte a investi la ville et pris des formes nouvelles, qui mêlent le récit oral au chant et à la danse. Atavi-G est de ceux et celles qui ont participé à l’émergence de ces nouvelles pratiques et œuvre depuis des années à la sauvegarde de ce patrimoine oral. Il livre ici un aperçu de ce déplacement progressif et des transformations qu’il a entrainées : professionnalisation du conte, responsabilité nouvelle du conteur ou de la conteuse sur ce qu’il·elle dit, évolution du public… Au sein de la Cie ZIGAS, avec son « théâtre du recyclé », il s’efforce encore aujourd’hui de « récupérer des éléments traditionnels oubliés » afin de « leur redonner vie dans un spectacle ».

Propos recueillis par Sten Van Leuffel, correspondant à Lomé et retranscrits par Morgane Degrijse, chargée de projets à Culture & Démocratie

Quelles figures sont emblématiques de la transmission orale au Togo ?

Dans notre milieu traditionnel culturel, les histoires se racontaient rassemblé·es en famille autour du feu, après les travaux champêtres. Il y avait dans la tradition un interdit formel de dire le conte en plein jour, sauf après un rituel approprié. Plusieurs soirs par semaine, les parents, grands-parents, grands-oncles ou grandes-tantes racontaient des histoires mêlées de fabuleux et de miracles aux enfants. À l’époque du développement des grandes villes au Togo, cette tradition s’est peu à peu perdue. Cette disparition m’a poussé, avec quelques autres, à revisiter le village dans les années 1980 afin d’y collecter les contes de notre enfance.

Avec Beno Alouwassio Sanvee, Kodjo Mehoun, Anani Gbeteglo et Kossi Corneille Akpovi – qui a introduit la kora au Togo et n’est malheureusement plus aujourd’hui –, nous nous sommes retrouvés dans une troupe de conteurs appelée Zitic (Zinaria Tiata Club). Après les contes, je me suis mis à collecter les chants, les danses et même les jeux d’enfants du terroir, afin de chorégraphier leur gestuelle par la suite. Nous avons alors inventé, en tant que précurseurs d’un certain théâtre, une forme contée beaucoup plus spectaculaire, mêlée de chants et de danses.

Nous avons non seulement mené un combat pour valoriser et sauvegarder le conte, mais aussi pour que les jeunes puissent se tourner vers les arts de la scène après leurs études. Il s’agissait de populariser les techniques de conteur·ses pour que les jeunes reprennent le flambeau, parce que, dans le temps, faire du théâtre était considéré comme une activité de paresseux·ses et il n’était pas rare qu’on nous demande si nous pouvions en vivre.

Comment devient-on conteur ou conteuse au Togo ?

La transmission orale dans le sud du Togo se faisait traditionnellement de génération en génération, au sein de la famille, sans qu’il existe de conteur·ses professionnel·les. Les griots et griottes, divisé·es en castes, existent au Sahel depuis les temps immémoriaux. Il y en avait déjà à la cour des grands rois et il·elles ont la particularité de connaitre la généalogie de chaque famille pour pouvoir faire l’éloge des ancêtres.

Je n’ai moi-même jamais été dans une école de conteur·ses : je le suis devenu par la pratique et par la vision que je voulais donner à mon récit. Au sein de Zitic, nous nous sommes formés sur le tas, au travers de nos propres émotions. Les jeunes générations – dont par exemple Allassane Sidibé, le directeur de Gabité, la Maison de l’oralité1 – ont quant à elles eu l’opportunité de se professionnaliser en participant à des stages de techniques de conte, animés par des Occidentaux.

Quelles fonctions occupait traditionnellement le conte dans la société togolaise ?

En Afrique, avant la colonisation, il y avait des écoles sans école – au sens de l’endroit où on apprend. Tout se transmettait oralement, sans qu’il y ait d’espace fixe d’apprentissage. C’étaient la routine, le quotidien et la répétition qui permettaient de se former. Les contes, en Afrique et au Togo, n’étaient pas ludiques ou divertissants mais faisaient vraiment partie des éléments didactiques des parents. On éduquait les enfants et on formait les jeunes par le conte, qui transmettait une certaine morale, induite par le fabuleux. Chaque problème avait son histoire et il existait tout un magasin de contes pour y répondre. Nous étions imprégné·es de l’idée que les mauvais esprits allaient punir nos mauvais comportements.

Par exemple, si un de tes enfants qui allaient aux champs ne travaillait pas bien, il fallait lui proposer un conte dans lequel le ou la protagoniste se rendait auprès de personnes sachant organiser le travail champêtre de manière à avoir une bonne récolte. Je me rappelle d’une histoire dans laquelle un personnage ne coupait pas les tiges de manioc où il fallait pour réussir ses boutures. Ses tubercules étaient donc tous petits. Indirectement, avec ce genre de conte, l’enfant apprend comment fabriquer les boutures de manioc.

Le conteur ou la conteuse se contentait de rapporter des histoires qui s’étaient passées il y a longtemps et n’était pas tenu·e responsable de ses propos. Dans le contexte politique de l’époque2, cela nous donnait l’opportunité rare de lancer des piques et coups de griffe au pouvoir en place tout en traversant la censure sans aucun problème.

Les contes représentaient également une manière de transmettre l’histoire de sa lignée et de ses ancêtres sans les nommer directement, à travers des figures symboliques. Le conte pouvait aussi avoir une fonction sociale et être engagé politiquement. Dans les années 1990, le conte m’a permis de parler politique et d’attaquer les problèmes sociaux sans en avoir l’air. Le conteur ou la conteuse se contentait de rapporter des histoires qui s’étaient passées il y a longtemps et n’était pas tenu·e responsable de ses propos. Dans le contexte politique de l’époque2, cela nous donnait l’opportunité rare de lancer des piques et coups de griffe au pouvoir en place tout en traversant la censure sans aucun problème. Cette critique par le truchement du conte était très appréciée du public, qui nous sollicitait beaucoup.

Il y a de nos jours une tendance qui veut que le conte ne se raconte plus au passé mais plutôt au présent et que le conteur ou la conteuse soit responsable de ce qu’il·elle dit. Dans le temps, ce n’était pas vraiment le père, la mère ou le·la conteur·se qui disait à l’enfant de faire ceci ou cela, mais l’histoire reflétait quelque chose de profondément ancré dans les traditions, la nature et la vie même. Dorénavant, à mon grand regret, tout se globalise, se mondialise et ces subtilités quintessentielles disparaissent.

Quelle est la place des conteurs et conteuses dans la société togolaise aujourd’hui ?

Les conteurs et conteuses d’aujourd’hui au Togo, malheureusement ou heureusement, sont des artistes, avec des convictions politiques diverses et un engagement social multiple. Il·elles prestent pour vivre et se débrouillent avec des petits moyens car l’État n’a pas une politique soutenue de développement de la culture. La popularité d’un·e conteur·se moderne se mesure à la qualité de sa prestation. Je ne suis moi-même plus très actif dans le milieu du conte. J’expérimente quand ça me vient mais maintenant, je suis plus dans le rythme et la musique.

Quels publics rencontrent les conteurs et conteuses togolais·es ? Est-ce que ces publics évoluent ?

Les conteurs et conteuses s’adressent de nos jours plutôt à des intellectuel·les, car il·elles sont très peu à conter dans les langues nationales et le font plutôt en français. Le public a beaucoup changé parce que si initialement le conte était destiné aux enfants pour compléter leur apprentissage, ce sont à présent essentiellement des adultes qui vont assister aux spectacles de conte. Ces derniers relèvent aujourd’hui plus du divertissement, bien qu’il y ait des leçons de morale à en tirer. Quand un·e adulte se déplace à la Maison de l’oralité, ce n’est pas pour apprendre quelque chose mais pour se détendre, rire, se retrouver et se rappeler le bon vieux temps au village – qu’il ou elle n’a peut-être même jamais connu.

Un effort a été réalisé pour transmettre le gout du conte aux enfants, notamment à travers des animations dans les écoles primaires. Mon combat pour la sauvegarde des contes s’est aussi accompli dans le fait d’aller en raconter dans les écoles. Aujourd’hui, malgré tout, le politique ne reconnait toujours pas l’importance du conte dans la formation morale et civique des enfants.

Comment les conteurs et conteuses constituent-ils·elles leur répertoire ?

D’emblée, on écarte l’invention collective puisque c’est un processus individuel. Dans le groupe que nous avions formé dans le temps, c’était souvent moi qui écrivais, même si d’autres ont commencé à écrire aussi. Pour commencer, je suis retourné au village et j’en ai sillonné d’autres, voisins du mien, dans la Préfecture des Lacs. Je visitais en priorité les personnes âgées, car je voulais entendre les vieux contes. Il·elles me racontaient, je mémorisais, puis je transcrivais. C’est grâce aux exercices de transcription que je me suis mis à en inventer moi-même. Maintenant, les conteurs et conteuses se ressourcent dans la tradition mais, en tant qu’intellectuel·les, il·elles créent eux·elles-mêmes et inventent des histoires. Si le folklore est consigné par écrit, certaines subtilités indescriptibles paraissent toutefois vouées à disparaitre.

Y a-t-il des variantes dans la pratique du conte entre les différentes régions ou ethnies du Togo ?

Oui, même si les contes se retrouvent partout, avec d’infimes différences. Par exemple, le personnage principal, au sud du Togo, est Yévi Golotoe l’araignée – ça veut dire « le petit ventre rond » – qui est parfois fourbe ou rusé et a tous les caractères humains. À partir de Sokodé, ce n’est plus l’araignée mais plutôt la tortue ou l’antilope. Au nord du Togo, avec l’influence islamique musulmane, les messages sont un peu plus religieux alors qu’au sud, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, c’était la tradition vaudoue qui prédominait.
Quelles sont les spécificités de votre pratique,
en tant que conteur ?

Le public a beaucoup changé parce que si initialement le conte était destiné aux enfants pour compléter leur apprentissage, ce sont à présent essentiellement des adultes qui vont assister aux spectacles de conte. Ces derniers relèvent aujourd’hui plus du divertissement, bien qu’il y ait des leçons de morale à en tirer.

Je suis venu à l’art par le conte. Non pas pour en faire une profession, mais pour sauvegarder un patrimoine. Avec une autre compagnie, « ZIGAS » (pour ziguidi, grand bruit et gaskia, vérité) j’ai expérimenté la récupération d’éléments traditionnels oubliés, une technique
particulière que j’ai nommée « théâtre du recyclé3 ». Depuis une trentaine d’années maintenant, j’ai animé avec cette compagnie plusieurs ateliers de formation intitulés « conter autrement », en Belgique et en France, lors desquels je demandais aux participant·es d’interroger les personnes âgées de leur entourage à propos de vieux chants qu’on ne chante plus, ou de jeux qui ne se pratiquent plus. Il s’agissait alors de remettre à jour ces éléments désuets de la culture d’une société et de leur redonner vie dans un spectacle.

1

Lire « À propos de la place des conteurs et conteuses dans la société » de Patrick Amedegnato dans la suite de ce dossier.

2

Dictature de Gnassingbé Eyadema de 1967 à 2005.

3

Sur le « théâtre du recyclé » lire cet article.

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