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IV - Les frontières symboliques expériences sensibles

De l’art de passer les frontières

Jean Hurstel
Co-fondateur du Réseau Banlieues d’Europen

12-12-2018

Les questions de lisières et de frontières traversent l’histoire humaine. La frontière n’est pas seulement une construction géopolitique, une fabrication de l’histoire des représentations culturelles des territoires, des propriétaires et des pouvoirs. Elle est aussi et peut-être surtout une invention sociale (la fracture), la marque de l’empreinte des dominations qui font feu de tout bois pour asseoir une « légitimité » dans les imaginaires de la vie quotidienne. Par essence, la frontière est culturelle : quoiqu’on fasse, elle n’est jamais vraiment fermée ! C’est ce qu’évoque Jean Hurstel dans cet extrait tiré du premier de deux volumes qui lui sont consacrés publiés par Arsenic2 en coédition avec les Éditions du Cerisier.

Extrait de Culture des lisières. Éloge des passeurs, contrebandiers et autres explorateurs, Éditions du Cerisier, 2016

De l’art de passer les frontières
Retour au pays natal. Où est donc ce pays perdu, effacé, oublié où je suis né ? Le pays des frontières, des espaces incertains, des confins dont personne ne se souvient. Le pays des guerres meurtrières qui déchirent l’Allemagne et la France au point exact où ils se rencontrent, se confrontent de 1870 à 1945 ; le pays noir des mineurs de charbon, du Bassin houiller lorrain, un vieux pays minier, entre coups de grisou et grèves violentes, un pays qui s’essouffle et se perd quand la mine est fermée. Entre Forbach où je suis né et Saint-Avold, les vertes collines et les terrils, un pays qui s’effondre, se fissure dans les galeries creusées par des milliers d’hommes de l’ombre, de la mine, et qui désormais sont oubliés, condamnés aux services sociaux, la rage au cœur et crachent leur haine au front de la nation. Mais la pulsion nationaliste meurtrière de tant de conflits est effacée. La mémoire est plus fissurée que les milliers de galeries du sous-sol ; sur le sol règne la peur de l’avenir.

Je retrouve ce pays où je ne reconnais plus les villes et les paysages, les rues proprettes, un Hôtel de Ville de style pompidolien, un vieux château où je jouais dans mon enfance est devenu jardin touristique, les rues qui paraissaient immenses ont rétréci avec les années d’absence. Et je tourne et retourne dans les cités minières, appelées ici Kolonies, dans les villages de paysans mineurs, et je retrouve soudain la configuration d’un espace parfaitement frontalier. Sur la colline de Petite Rosselle, à la frontière allemande, s’étage le destin verrouillé de chacun. En haut, les immenses villas des ingénieurs avec d’immenses jardins ; plus bas, la maison des porions, les contremaîtres de la mine, avec moins d’espace mais quand même un affichage d’aisance. Enfin, les rues entières de petites maisons accolées, décrépites et fissurées avec petit jardin, petites pièces, petites fenêtres qui fleurent la misère ouvrière du dix-neuvième siècle. Pour finir, je m’arrête sur la route nationale qui borde la frontière géographique, un vague fossé et une borne de pierre que je contemple longuement. Un côté est marqué F et l’autre face porte la lettre D ; une minuscule incision au sommet marque la ligne frontalière. Des millions de morts ou de blessés pour déplacer une borne de pierre et pourtant les gens de ce pays des frontières parlent le même platt, le dialecte local, de part et d’autre. Ils sont apparentés, cousins, oncles, tantes et pourtant, ils se sont massacrés pendant soixante-quinze années. Mais les frontières qui traversent ce pays ne sont pas seulement géographiques, elles sont aussi sociales suivant une rigide hiérarchie, elles sont linguistiques. J’ai appris le français à sept ans mais dans ce pays, on parle aussi slovène, polonais, marocain, ukrainien, mélangés au platt lorrain.

Je redécouvre le pays natal, le pays des multiples frontières qui reste un mystère dont l’enfance n’est pas la clé. À nouveau, il faut explorer cette terre pour en saisir les lignes de force qui la balaient.

Marcher sur les frontières
L’image obsédante qui a traversé ton enfance te revient alors en mémoire. Charlot, pour éviter la guerre qui l’entoure, marche sur la ligne frontalière, un pied de chaque côté, mais on lui tire dessus des deux côtés. Au ciné du jeudi du curé, tu as ri, un peu terrifié. Tu te demandes alors, dans les pauvres bureaux de l’Action culturelle du bassin houiller lorrain menacés d’effondrement par les dégâts miniers, si tu ne vas pas te retrouver dans la même situation. Tu vas clopiner sur la ligne frontière entre la diffusion du « spectacle vivant » (l’autre est mort) et la traversée des cultures complexes du pays, et tu crains que l’on tire résolument des deux côtés à la fois. Oui, tu crains que la grosse artillerie du ministère de la Culture te lance depuis Paris les vieux obus rouillés de « l’excellence artistique » et que de l’autre les mineurs de charbon te bombardent d’un gaz paralysant : « Das isch nit for uns », « cela ne nous concerne pas » en platt, la langue du pays. Alors, discrètement, tu places tes pieds de chaque côté de la frontière culturelle en te rassurant car, de chaque côté, on ne verra qu’un seul pied, qu’un seul pantalon, on n’entendra qu’un seul discours. Du côté ouest : Paris. Tu serviras en toute occasion un discours ardent sur la nécessité d’implanter une oasis dans le désert culturel profond des zones industrielles éloignées de la culture, de faire briller la vitrine de la culture française face à l’Allemagne avec un programme haut de gamme, avec les meilleurs produits du marché actuel, du théâtre recommandé par Télérama, Le Monde, Libé et surtout le ministère, des musiciens virtuoses, du ballet contemporain haut de gamme pour les cadres des houillères, les enseignants des collèges, les professions libérales. Aux autres, tu ne tiendras pas de discours. De l’autre côté de la frontière ils demandent des preuves concrètes, pas des discours. Comme souvent, tu exagères. Sans le déceler, tu as repris la séculaire vision des frontières : de l’autre côté, c’est mieux ou c’est désastreux. La différence, la dualité sans jugement de valeur est tout simplement impossible. Or sur la frontière comme sur chaque chemin, pour marcher il faut avancer sur deux pieds. Mais tu as gommé l’angoisse de compter les spectateurs à l’entrée, tu as oublié le plaisir de partager avec le public émotion et rire, tu as omis l’étonnement, la surprise de la ruée du public lors de l’ouverture de la vente d’abonnements en septembre. Tout cela a été effacé de ta mémoire pour sanctifier ton obsessionnelle avancée vers les peuplades non concernées par cette magnifique offre culturelle. À force de biaiser avec tes souvenirs, tu effaces ces bousculades à l’entrée du gymnase de Saint-Avold ou le concert de Yehudi Menuhin à l’église paroissiale de Forbach où les ingénieurs des houillères vendaient à prix fort les places obtenues au rabais par les services sociaux. C’est quand même grâce à cet engouement de tout un territoire que les élus ont construit trois magnifiques équipements à dix kilomètres les uns des autres. Tout cela est bien bon, j’ai signé la paix avec le pays de la culture officielle, mais de l’autre côté les mineurs de charbon m’attendent de pied ferme armés des terribles munitions dans l’indifférence générale. Il fallait donc traverser la frontière et avancer dans les territoires inexplorés et apparemment hostiles du pays minier et frontalier.

La rude parole des mineurs de charbon
Les nuages, de grosses pommes de suie noire, surmontent des terrils rouges incandescents. Du coke brûlant déversé au loin sur des montagnes de scories. Je suis à Morsbach à la recherche du vieux « Schorch dor lebt nimie long » (le vieux Georges qui ne vivra pas longtemps).

Morsbach s’enfonce chaque année davantage, il faut faire vite sinon « le Georges » se retrouvera au fond d’une galerie qu’il aurait creusée jadis.
Je monte une rue en pente que des wakes (voyous) dévalent à pleine vitesse sur des planches à roulettes, et dans la brume dorée d’éruption d’un lointain volcan, je trouve sa maison entourée de fleurs fanées depuis longtemps et d’un nain borgne qui me dévisage d’un seul œil méfiant.

Le « Schorch » m’appelle de loin : « Entrez, entrez, je suis au premier, la chambre à coucher », dans un grand accès de toux suivi de sifflements. Je monte au premier et découvre une chambre tapissée de grandes fleurs mauves où un petit visage décharné, parsemé de minuscules éclats de charbon incrustés dans la peau, me regarde arriver avec de grands yeux bleus légèrement inquiets. Quand il tousse, j’ai l’impression que son visage va se déchirer. Il se saisit alors d’un masque à oxygène dont la bouteille est posée au pied du lit et qu’il désigne : « Ma femme, Madame Silicose, qui m’accompagne toutes les heures de la journée, plus que ma défunte épouse. » Je m’assois sur une chaise entre la bouteille d’oxygène et les draps du lit immaculés. « Man was willer ne wisse ? » (Que voulez-vous savoir ?) Je lui réponds que je veux tout savoir, sa vie, ses œuvres complètes. Une grande tronche : « Es isch nit enfach. Ce n’est pas simple, mon arrière-grand-père était Français. Du jour au lendemain, il est devenu Allemand après 1870. En 1914, mon grand-père a été enrôlé dans l’armée allemande. Le 10 novembre 1918, il avait perdu la guerre, mais le 11, il l’avait gagnée car il était redevenu Français. Mon père, le 2 septembre 1939, a été enrôlé dans l’armée française, il a été fait prisonnier et renvoyé chez lui en août 1940. En 1943, il a été enrôlé de force dans l’armée nazie et on ne l’a jamais revu. Quatre changements de nationalité en moins de cent ans. Le carrousel de l’histoire nous fait tourner la tête et quelques fois, on a envie de vomir. » Sifflements rauques, bouffées d’oxygène. « Je vais vous dire la vérité : ceux de Berlin sont certains d’être Allemands, ceux de Paris qu’ils sont Français. Nous on est dans un espace frontalier, même si on est Français, on ne sait plus très bien qui on est au fond. » De sa table de nuit, il sort une photo qui montre les habitants saluant leur famille, de l’autre côté, séparés par une barrière surveillée par des douaniers et policiers français et allemands. Nous parlons encore longuement et le soir, à la nuit tombée, je me hasarde sur un escalier fraîchement lavé en sortant. Mais ici les escaliers sont toujours fraîchement lavés dans une guerre perdue d’avance pour la propreté. Sur le trottoir, j’ose à peine respirer. De légers filaments de suie tombent du ciel alors qu’une puissante odeur d’ammoniaque et de coke brûlé vous prend à la gorge. Je fais un détour par Monaco, surnom de l’enclave qui touche la frontière allemande, au bout du jardin, au bout de l’histoire. Pour m’éclaircir les idées confuses et classer les notes prises chez « Schorch », je demande un café mit musik, café schnaps au Café de la Frontière et brusquement une faible musique résonne alors qu’au fond de la tasse, je discerne à peine une minuscule idée à faire germer.

Prendre la route
Comment résoudre l’énigme proposée par « Schorch », le silicosé frontalier, « Qui sommes-nous ? » Qui suis-je moi-même en perte d’enfance, en perte de mémoire ? Comment retrouver les petits cailloux qui mènent à la terre natale ? Comment dénouer le mystère d’un pays frontalier en quête de repères ? Comment relier ce qui est perdu à ce qui vit et résonne encore ? Je consulte le marc de ma tasse de café et me laisse porter par le schnaps. Il fallait donc se résoudre à prendre la route et explorer ce pays minier et frontalier. Oui mais avec quels moyens ? De pauvres subventions, une petite salle à Freyming, fissurée par les dégâts miniers, une équipe réduite, des églises, des gymnases, des salles des fêtes pour la diffusion de spectacles ? De minuscules bureaux pour loger les secrétaires, le comptable, et une équipe volontaire militante qui m’accompagne : Philippe et Françoise Houriet, Michel Cirey. Vingt-trois communes du syndicat intercommunal de l’Action culturelle du Bassin houiller lorrain à explorer. Mais comment ? Il fallut un deuxième café mit quetsches (le meilleur) pour faire émerger l’idée d’un équipement itinérant.

Ce fut par hasard que je rencontrai un constructeur de décors de théâtre installé dans un vieux presbytère près de Crémieux dans l’Ain. Un homme étonnant toujours enthousiaste, rieur, que l’idée de construire des roulottes culturelles séduisit immédiatement. Il dessina les plans avec moi le soir-même. Une petite salle de réunion avec des bancs en bois vernissés, une loge Orient-Express des années 1920 avec sièges capitonnés de velours rouge pour la première roulotte. Dans la seconde, un labo photo, un atelier de sérigraphie (très tendance à l’époque). Entre les roulottes on accrocherait un plancher pour la scène couverte. Le plus étonnant, le plus inattendu, c’est que cette schnapsidee (idée provoquée par le schnaps) se réalisa et que six mois plus tard, de belles roulottes rouge vif entrèrent en grande pompe à Freyming-Merlebach, comme d’inattendues princesses. Nous pouvions enfin prendre la route.

 

Image : ©Élisa Larvego, Bunker, centre Jules Ferry, Calais. Série Chemin des Dunes, 2016

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Réseau culturel européen qui a œuvré de 1996 à 2015 : constitué d’acteurs culturels, d’artistes, de militants, de travailleurs sociaux, d’élus et de chercheurs, il avait pour objectif de croiser les pratiques et d’échanger des informations pour valoriser les projets d’actions culturelles dans les quartiers défavorisés et auprès des populations mises au ban.