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Dossier

De nouveaux narratifs pour une société en transition

Entretien avec Vincent Wattelet et Frédérique Müller
Propos recueillis par Maryline le Corre
chargée de projets de Culture & Démocratie

20-04-2017

Vincent Wattelet est psychologue d’orientation systémique. Il travaille sur la transition intérieure et s’intéresse aux phénomènes de groupe et à l’attention à porter sur l’émotionnel et l’imaginaire. Frédérique Müller est responsable des projets « environnement » de PointCulture. Après plusieurs années passées dans un environnement scientifique (au sein du Museum national d’Histoire naturelle de Paris), elle s’intéresse aujourd’hui aux représentations, aux affects et aux émotions véhiculés par le cinéma. Nous les avons rencontrés pour parler du nouveau projet Mycelium et questionner l’importance de créer de nouveaux imaginaires.

Vincent, vous êtes membre de l’équipe de formation du Réseau transition Wallonie-Bruxelles qui est, avec le Réseau de Consommateurs Responsables, à l’initiative du projet Mycelium dont vous êtes également l’un des principaux animateurs. Pourriez-vous en quelques mots présenter ces deux initiatives, ce qui les oppose et leur complémentarité ?

Vincent Wattelet : Le Réseau transition Wallonie-Bruxelles soutient des initiatives locales et citoyennes de transition. Il s’inscrit dans un mouvement international qui a notamment été fondé par Rob Hopkins en 2006 à Totnes (Royaume-Uni). Nous collaborons avec d’autres mouvements qui ont tous en commun la réappropriation par le citoyen d’une forme de pouvoir sur l’agir. Nous cherchons à construire un projet à l’échelle d’un territoire, à partir d’une vision de ce qui serait désirable pour nous : « De quoi rêvons-nous pour dans 30 ans ? À partir de là, que pourrions-nous mettre en place maintenant ? » Ce sont des réseaux qui ont notamment un rôle de couveuse. Si des projets naissent de ces initiatives et deviennent complètement indépendants, tant mieux. L’axe visible de la transition est appelé transition extérieure : ce sont les projets créés, les écoles, les monnaies, les nouvelles entreprises, les réseaux, etc. Derrière cela, il y a la transition intérieure, un imaginaire, une vision politique et philosophique qui n’est pas toujours connue du grand public : Qu’allons-nous travailler comme transformation personnelle, comme changement de culture, de système de croyance – le mythos dans lequel nous évoluons en permanence ? Comment allons-nous transformer pour pouvoir in fine accéder à cette nouvelle façon d’être vivant et avoir une société qui soutient la vie plutôt qu’une société de croissance industrielle ?
Nous nous sommes aperçus qu’il manquait quelque chose dans l’écosystème qui nous permettrait de travailler sur ce qu’il y a en dessous. C’est-à-dire, qu’est-ce qui se passe à l’intérieur de nous qui œuvrons à cette transition ? Quelles sont les métamorphoses qui doivent se faire dans le sous-terrain ? Ce sous-terrain étant nos inconscients individuels et collectifs, nos mythes, notre rapport à ce temps long, à cette Histoire de laquelle nous nous sommes détachés et donc à une forme de spiritualité qui fait que les projets que nous créons sont vraiment imprégnés de cette nouvelle façon d’être. Le Mycelium n’a pas pour fonction d’être visible mais de mettre en place des moments de rencontre pour les acteurs de transition afin de travailler ces sujets plus intérieurs. Je ne peux pas encore trop en dire sur les projets qui émergeront de tout cela car nous pensons que pour le moment une partie de la transition doit rester souterraine. Dans Mycelium, il y a aussi une recherche permanente d’être à l’écoute du monde sensible qui nous entoure et dont nous n’avons pas nécessairement conscience en tant qu’humain. Comment peut-on se nourrir d’autre chose que de notre vision anthropocentriste ? Le but est de chercher à passer de l’anthropocentrisme* au biocentrisme*.

Avec Mycelium, vous affirmez vouloir « recoloniser nos imaginaires en soutenant la création et la diffusion de nouveaux narratifs pour la société de demain ». En quoi la création pourrait-elle modifier notre rapport au monde ?

Frédérique Müller : L’art est une autre manière de se sentir impliqué. Quand on pose des chiffres sur des catastrophes écologiques par exemple, on les objective, on se place à l’extérieur. On peut alors regarder ça avec une tristesse infinie mais sans se sentir impliqués. L’intérêt de la démarche artistique c’est qu’elle va directement aller chercher une résonance à l’intérieur, on ressent une émotion et on est dans la situation. C’est bien plus impliquant et donc plus efficace. Il me paraît vain et même contreproductif de toujours se retrouver dans cette dichotomie entre la science, qui serait rationnelle, et l’imaginaire, qui serait du domaine des arts. À un moment donné, un être humain a besoin de pouvoir réconcilier tous ces champs de production vers quelque chose de plus systémique. On entend souvent qu’on est impuissants dans un système, qu’on est remplaçables… Ces discours nous mettent face à des monstres. C’est le retour de l’imagerie du sublime : on est face à une force qu’on ne peut pas maîtriser. Cette force agissante est aujourd’hui d’origine humaine, alors que dans le passé elle était d’origine naturelle ou divine et s’exprimait par des cataclysmes, des tornades, des volcans… mais finalement nous sommes toujours en train de subir. Redonner aux gens confiance en leur capacité à s’exprimer et à pouvoir dépasser certains problèmes, à faire, à être dans l’action, à prendre des initiatives doit vraiment être développé. Aujourd’hui, les gens sont épuisés matériellement, financièrement, psychiquement, spirituellement…

V.W. : Cet épuisement vient aussi de la non-place laissée à tout le champ du sensible, de l’émotionnel, de comment est-ce qu’on travaille à partir de et avec notre colère, notre désespoir, notre tristesse, notre anxiété… Ça reste encore tabou dans beaucoup d’organisations. La colère est l’une des principales sources d’énergie de la militance mais c’est une source « feu », c’est vraiment quelque chose qui brûle. C’est important de la garder mais aussi de la sublimer. Le travail des mots et de la création est donc essentiel. Ouvrir des espaces où ces choses-là peuvent se dire, se partager, se confronter dans un vrai cadre de sécurité. Je pense que l’on sous-estime encore l’énorme impact de la colonisation de l’imaginaire. La plupart de nos actes au quotidien sont pilotés par notre imaginaire colonisé, par ce que l’on pense que les autres attendent de nous, ces normes sociales qui sont cultivées à travers le cinéma, les séries, la publicité, l’école, etc.

Frédérique, votre travail est justement d’analyser les représentations véhiculées par le cinéma. En quoi ce médium est-il producteur d’un certain discours ?

F.M. : Le cinéma n’est pas une machine passive, elle nourrit les représentations des gens qui regardent des films sans les analyser. Dès l’origine, le cinéma est une forme d’art vraiment liée à l’anthropocène* car c’est un art industriel avec de gros financements qui est un gros consommateur d’énergies carbones et aussi un grand metteur en scène de ces énergies. Les premières images de cinéma ne sont pas des images de nature ni d’animaux, ce sont les villes et les industries. Le discours véhiculé est la domination du sauvage. À la fois en alimentant certaines craintes mais aussi certaines fascinations, il a participé à des identités et façonné des discours.

Pourrait-il néanmoins participer à changer ces discours ?

F.M. : Il pourrait mais il n’y a pas vraiment de films qui soient porteurs d’une vision optimiste d’un avenir sans carbone. On est très forts pour l’apocalypse, pour la fin du monde. L’imagerie de l’effondrement des sociétés n’est pas nouvelle mais c’est paralysant pour l’initiative. Comment pouvons-nous construire un avenir sur la terreur et dans un temps qui s’arrête ? C’est difficile d’imaginer au-delà de cet effondrement et pour cela il faudrait reconstruire beaucoup de choses, dont notre rapport à la nature.

VW : Ces scénarios du futur ont effectivement été très marquants. Dans les grandes représentations sociales, le scénario le plus fréquent – dans 2012, Apocalypse Now ou Mad Max – c’est l’apocalypse, l’effondrement, chaque fois lié à une grande catastrophe. Le second scénario est celui techno-futuriste que l’on retrouve dans Star Wars ou Avatar, dans lequel on parle de reconnexion à la nature, mais en réalité ce sont des humains qui migrent et qui découvrent cette connexion sur une autre planète. Un troisième scénario, peu mis en cinéma car moins impressionnant mais que l’on retrouve dans beaucoup de séries, est celui du business as usual. Il présente un futur proche dans lequel rien n’a changé mais qui est juste un peu plus technologique. On va doucement vers le transhumanisme* et l’idée que l’on peut tout régler – jusqu’à la planète, jusqu’à la mort – avec des systèmes artificiels. Le quatrième scénario, qui serait celui d’une descente douce et choisie, celui de la transition, de la décroissance, de la simplicité volontaire, de la Métamorphose d’Edgar Morin, n’est quasiment nulle part dans l’imaginaire. Or, on a besoin de BD, de livres, de films, qui nous racontent ce que sera dans 10, 15 ou 20 ans une société dans laquelle il y aura en même temps des choses qui se sont effondrées et un magnifique renouveau.

Y a-t-il des artistes qui travaillent à ces nouvelles narrations ?

V.W. : Il y a des artistes et des acteurs du mouvement de transition qui sont aussi des artistes et qui commencent pour certains à y réfléchir mais il y a encore un champ énorme à investir. On a besoin d’art et d’histoires qui soient narratives et qui parlent directement à nos inconscients. On a besoin de sculptures, de peintures, de sons imprégnés de cette intention-là. Paul Watsonn dit qu’une des facettes de « l’éco-guerrier », c’est l’artiste. C’est lui qui va nous reconnecter, à travers l’esthétique, à l’amour profond que l’on peut avoir du vivant.

Les mouvements de transition sont-ils aussi des mouvements culturels ?

V.W. : Bien sûr car in fine la chose la plus importante qui puisse arriver, c’est le changement culturel. Une fois qu’il y a changement culturel, les solutions viennent toutes seules. C’est important que notre société puisse continuer à cultiver et à prendre conscience de cette part miroir, sensible et émotionnelle d’elle-même. Pour cela, il faut que des pionniers ouvrent et favorisent les convergences, et Mycelium se veut l’un de ces espaces d’ouverture.

F.M. : Effectivement, le schéma culturel d’une société est fondamental. Par exemple, les chercheurs orientent toujours leurs travaux dans une direction qui est aussi construite à un niveau culturel. La science n’est qu’une partie de la culture en tant que création d’une société qui se regarde elle-même.

 

1

Paul Watson, Earthforce : Manuel de l’éco-guerrier, Actes sud, Arles, 2015.

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