De quel cordon sanitaire parle-t-on ?
Pierre Hemptinne, écrivain et membre de Culture & Démocratie
Suites aux dernières élections communales, et avec les succès remportés ici et là par l’extrême droite, les discussions un peu sidérantes pour les constitutions de majorité ont fait ressortir la question du « cordon sanitaire ». Nombreux sont les partis à jurer, « yeux dans les yeux », qu’il n’est pas question de le rompre, ce cordon. Et s’il y a localement un petit accroc, ça ne porte pas à conséquence au niveau national. Mais de quoi parle-t-on ? De cordon sanitaire ou de cache-misère ?
Le cordon sanitaire, posture et priorité
La logique sécuritaire (entendue « pour nous » contre « eux »), la politique anti-migrant·es, le principe de non-accueil des exilé·es sont actuellement posées comme priorité des priorités des politiques à mettre en place. Sous-entendu : laissez-nous régler ce problème radicalement, les mains libres, et tous les autres dossiers compliqués s’en trouveront dégagés aussi. Lors de vagues médiatiques montrant la tragédie des actuelles migrations − avec des images qui montrent les migrant·es dans des situations dramatiques qui accentuent l’impression de personnes en situation illégale, dans le rôle d’envahisseur·ses désespéré·es et acharné·es −, la préoccupation des migrations semble bien la préoccupation principale des citoyen·nes dont s’empare les responsables en place pour « répondre aux souhaits de nos peuples qui veulent être protégés des chocs migratoires » (Bruno Retailleau, ministre français de l’Intérieur, issu de la droite conservatrice).
Par contre, quand les enquêtes sont menées de façon plus profonde, dans des entretiens un peu plus rapprochés et substantiels, la question migratoire ne figure plus qu’en cinquième position, après l’école, l’économie, le social… Les études scientifiques robustes ne manquent pas pour démontrer, chiffres à l’appui, qu’il n’y a pas de « choc migratoire » (voir les travaux de François Hérant, Collège de France, entre autres). En en faisant la priorité politique principale censée répondre à celle, massive et présumée « des gens », il y a instrumentalisation des souhaits démocratiques, au mépris des savoirs et connaissances objectives qui devraient orienter les décisions politiques. Instrumentalisation qui s’effectue dans le cadre du fonctionnement du champ politique, de plus en plus professionnel et spécifique, tourné vers ses intérêts propres au détriment du bien public. Ces intérêts propres étant principalement l’occupation des places les mieux dotées en termes de pouvoir, de rentabilité symbolique et matérielle.
Aux niveaux des idées, l’extrême droite impose son agenda. Où situer le cordon ?
En propulsant cette priorité de la lutte contre les « chocs migratoires », en tête de l’agenda politique dans de plus en plus de pays et de régions, il semble que la classe politique a allègrement rompu le cordon sanitaire au niveau des idées, des discours et du projet de société. Le reste, la question de savoir s’il y aura ou pas réelle coalition avec des élu·es de l’extrême droite qui a alimenté les débats post-électoraux, n’est plus que cache-sexe dérisoire. L’essentiel a été rompu. Voyons la France où le Rassemblement National se réjouit de voir ses idées reprises par les partis concurrents, cela le mettant en position d’arbitre incontournable, avec l’avantage de détenir la version originelle de ces fantasmes anti-migration. Au lendemain des élections communales en Belgique, rassuré par son succès à Anvers, le formateur a bien déclaré que son ambition principale dans les négociations fédérales était de mettre en place un gouvernement sécuritaire, moteur d’une politique migratoire (encore) plus restrictive. Il semble être, à ce propos, sur la même longueur d’onde que le MR. Au niveau de l’Union européenne, la droite conservatrice s’associe de plus en plus et sans vergogne, dans une stratégie pour imposer un agenda « moins vert, moins social et plus dur en matière d’immigration »n L’eurodéputée écologiste française Marie Toussaint constate que, là, le cordon sanitaire s’est désintégrén. Madame Wilmès a beau s’en scandalisern, ce rapprochement ne s’effectue que parce qu’existe une communauté d’idées.
Et le climat ? Quasi absent des tracts électoraux. Politique et instrumentalisation des affects
Pourtant, la priorité n’est-elle pas plutôt du côté du climat ? À l’approche de la COP29, l’ONU s’alarme d’un réchauffement imminent de +3,1°. Il y a peu, tou·tes les scientifiques mettaient en garde contre les conséquences d’un réchauffement qui dépasserait les 1,5° ! « L’Organisation enjoint les États à renforcer leur politique climatique, insuffisante à ce stade, selon le nouveau rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement publié ce 24 octobre. Même en intégrant les promesses des pays, les températures monteraient de 2,6 °C par rapport à l’ère préindustrielle. »n
Parfois, quand la société encaisse une attaque particulièrement déstabilisante, certain·es font appel à une « union nationale », pour rassembler les forces démocratiques contre ce qui en cherche la destruction. Cette urgence de toutes les urgences, climatique, qui va perturber non pas tel ou tel pays, mais le monde entier, ne devrait-elle pas conduire à rompre avec les logiques du champ politique (le combat pour occuper les places du pouvoir) et à travailler ensemble, en une sorte de méga-vaste-nationale-internationale ? Une compréhension des enjeux permettant de dépasser les logiques partisanes qui conduisent les partis en rivalité à instrumentaliser les peurs, d’une part de l’étranger·e, d’autre part d’une écologisation présentée comme « punitive », en vue de capter des voix et d’occuper les places les plus rentables dans l’appareil de gouvernement ? Ré-apprendre à discuter constructivement pour le bien public, malgré ses différences, à l’échelle locale et globale, en mobilisant de nouvelles formes de diplomatie et des dispositifs de démocratie directe ?
Tournant (anti-)démocratique ?
Cette impuissance colossale du politique face au changement climatique marque un tournant pour le modèle démocratique. Et l’on n’en sortira qu’en démultipliant la démocratie plutôt qu’en la rognant. Car l’enjeu est que le changement nécessaire face à la destruction de notre biosphère soit porté par le plus grand nombre. La démocratie représentative au service de l’économie de la croissance (et de ses lobbies) n’y arrivera pas. Les voies plus autoritaires n’y parviendront pas. Les processus de démocratie directe semblent la seule garantie de faire réellement bouger les choses, au-delà des petits gestes.
Rhétorique du bouc émissaire. Un classique contagieux des discours d’extrême droite
Actuellement, cette impuissance politique néfaste face au changement climatique, qui a des impacts catastrophiques sur la santé, sur le niveau d’anxiété, les mouvements migratoires, est masquée par un bouc émissaire prodigieux et abstrait : les flux migratoires incontrôlables ! Haro sur le « volume d’immigration » excessif, pour reprendre le terme de Monsieur Ducarme qui ne parle même plus de personne (= imiter le discours gestionnaire pour donner l’illusion que l’on peut gérer la situation), un pas de plus pour institutionnaliser la déshumanisation des nombreuses personnes contraintes de quitter leur pays, leur chez-soi, d’emprunter les voies de l’exil rendues cauchemardesques, infernales et contraires aux Conventions des droits humains, par les politiques migratoires de l’Europe. Cette politique du bouc émissaire devenue omniprésente dans les discours politiques (sécurité et migration, priorité absolue du formateur du gouvernement fédéral), en Belgique et ailleurs, est aussi un autre marqueur qui rompt le cordon sanitaire avec les méthodes historiques de l’extrême droite (l’autre, l’étranger, le Juif, comme source de tous les problèmes : la solution semble dès lors tellement plus facile !).
Face à cette dérive, quelle mobilisation enclencher pour rendre possible d’autres voies, d’autres modèles culturels, protéger et démultiplier la démocratie, dynamiser les diplomaties du changement écologique de façon à enrayer les automatismes mortifères du rejet de l’autre, de l’impuissance à affronter et solutionner les vrais problèmes ? Comment dégager une autre manière de « faire politique » capable de restituer aux populations la vision d’un monde habitable, à moyen et long terme ?
⇒ Le dossier du prochain Journal de Culture & Démocratie sera consacré à l’accueil inconditionnel des exilé·es, qui devrait être l’esprit de toute politique migratoire.
Virginie Malingre, « Au Parlement européen, les œillades des conservateurs à l’extrême droite », Le Monde, 24/10/2024.
Idem.
Olivier le Bussy, « En votant encore avec l’extrême droite, les conservateurs du PPE “se couvrent de honte et de ridicule”, dénonce Sophie Wilmès », La Libre Belgique, 24/10/2024.
« Alerte rouge. Climat : vers un réchauffement de plus de 3,1 °C si les émissions ne diminuent pas davantage, s’alarme l’ONU », Libération, 25/10/2024.