Décoloniser les arts : libérer les imaginaires, remodéliser la matière

23-03-2022

Africa is/in The Future est un festival pluridisciplinaire, initié par Dany Ben Felix de PointCulture. Ce festival, qui en est à sa sixième édition, vise à décloisonner les imaginaires occidentaux en mettant l’accent sur les productions artistiques, musicales et intellectuelles africaines et afro-descendantes contemporaines. La rencontre retranscrite ici entend questionner la tendance qui prétend « décoloniser les institutions culturelles » sans remettre en cause la manière dont les savoirs véhiculés et leur organisation sont emprunts de colonialité qui prolongent les politiques culturelles néolibérales en cours. Anne Westi Mpoma, historienne de l’art, artiste et curatrice activiste fondatrice de la Wetsi Art Gallery, Étienne Minoungou, dramaturge navigant entre la Belgique et le Burkina Faso, Marie Umuhoza programmatrice artistique au sein de l’équipe du Decoratelier, Baobab van de Teranga artiste et intellectuelle polyforme, dans une discussion modérée par Ayoko Mensah, autrice franco-togolaise et programmatrice au Bozar, reviennent sur le contexte colonial des institutions culturelles belges et bruxelloises. Iels reviennent sur la manière dont leurs pratiques s’y insèrent et ouvrent des brèches, mais aussi sur les futurs désirables des institutions culturelles. Une intervention vidéo d’Olivier Marboeuf, introduit la séance en soulignant l’importance de nos écologies de pratiques.

 

Une rencontre imaginée par PointCulture et Africalia, avec la collaboration de Culture & Démocratie, et organisée en partenariat avec La Bellone, Cinéma Nova, Goethe Institut, Centre Librex, Decoratelier, Café Congo, qui s’est tenue le 29/09/2021 à La Bellone.

Africa is/in The Future est un festival pluridisciplinaire, initié en 2016 par le Cinéma Nova, et coordonné, depuis 2017, par Dany Ben Felix de PointCulture.

Nous remercions Jean-Baptiste Léonard pour la retranscription de la rencontre.

Ayoko Mensahn: Nous allons commencer par une vidéo, enregistrée spécialement pour l’occasion par Olivier Marboeuf, qui n’a pas pu nous rejoindre. Vous allez voir qu’il y pose assez clairement les enjeux des questions qui seront abordées ce soir. Puis la discussion s’articulera en trois parties : d’abord un retour sur les activités des intervenant·es et sur leur vision des enjeux décoloniaux sur la scène bruxelloise et belge. Ensuite on parlera plus précisément de leurs pratiques artistiques et curatoriales, et pour finir on abordera le futur, les perspectives, les utopies, avant un temps d’échange avec le public. On écoute maintenant Olivier Marboeuf.

Olivier Marboeufn: Bonjour, bonsoir ! Je vous livre une petite proposition pour réfléchir à la question complexe et épineuse de la décolonisation des institutions de l’art et de la culture en Occident. Pour commencer, on utilise aujourd’hui de manière extrêmement répétée et systémique ce terme de « décolonisation », et pourtant on revient assez peu sur ce que l’on entend par « colonial » ou « colonisation » : ce que l’on déconstruit n’est pas assez clairement énoncé. Je pense que le point de départ que l’on prend pour analyser et mettre en récit ce qui est fondamental pour nous dans le moment colonial en termes structurels va conditionner ce que l’on appelle ensuite décoloniser, et le geste décolonial en général.

Le colonialisme repose sur la création dans le capitalisme moderne de catégories hors humaines, de séparations qui vont permettre des exploitations radicales. La production de ce « hors humain », c’est à la fois celle de ce qu’on appelle la nature − qui va permettre de l’exploiter comme ressource − mais aussi la transformation − on le sait − d’autres êtres humains en ressources fongibles à travers l’esclavage. Si on prend l’aspect humain de la question en laissant pour l’instant de côté l’aspect écologique, il est important de comprendre que la colonisation − et ce mouvement colonial qui compose aussi le capitalisme moderne − est fondamentalement une structure raciste, sexiste, patriarcale. Autrement dit le racisme n’est pas une conséquence malheureuse du système capitaliste colonial mais bien l’un de ses fondements puisqu’il permet de créer une séparation relativement radicale justifiant l’exploitation de certains êtres humains par d’autres. Dans le cadre de l’esclavage on voit bien qu’on entre dans quelque chose qui va plus loin encore qu’une exploitation courante, puisque c’est la transformation d’êtres humains en biens meubles, et donc leur production et leur considération en tant que ressources.

Si on part de ces principes assez fondamentaux de la considération du vivant comme ressource et de l’accumulation de valeur à partir de l’extraction de ce vivant comme ressource, alors décoloniser pourrait être pensé comme un retour vers des vivants multiples, ce qui signifie, notamment pour les vies minoritaires, sortir de leur rôle de ressources.

Ça nous permet d’aborder un point clé dans le discours sur la décolonisation des institutions culturelles et artistiques, qui est que réaliser une politique de diversité (c’est à dire introduire dans les institutions des personnes minoritaires − non-blanches, queer, non-valides, etc. −, quelles que soient leurs fonctions) ne suffit pas pour fondamentalement sortir des vies minoritaires de leur rôle de ressources. Je l’ai déjà écrit, notamment à propos des personnes racisées : je pense qu’elles continuent de jouer dans les institutions le rôle de ressources, c’est-à-dire celui d’un ensemble d’images qui vont être mises en scène.

Et cette mise en scène des ressources comme des images du monde, je l’opposerais à la production de mondes repeuplés vivables pour différentes expériences de vie. Pour être plus précis, j’opposerais l’idée d’une politique de la diversité qui serait une absorption, par des centres de puissance culturelle et artistique, de toutes les formes de vies pour les mettre en scène, un mouvement centripète de l’extérieur vers l’intérieur des centres − conservant en quelque sorte leur fonction de plantation dans la mesure où ils absorbent de plus en plus de vies dans leur entour et produisent de la valeur − et un mouvement centrifuge qui serait pour moi une vraie écologie politique et radicale décoloniale, un mouvement qui au lieu d’absorber permet au contraire de produire vers l’extérieur un monde repeuplé de divers.

La politique de diversité, c’est pour moi une politique de continuité du capitalisme moderne. C’est continuer par d’autres moyens de considérer des corps comme des ressources. C’est poursuivre un système dont la priorité, qui me semble partagée par de nombreux musées, centres d’art, lieux de culture, théâtres, etc., est paradoxalement de ne surtout pas changer. Le discours de changement et son vocabulaire décolonial, c’est d’abord un discours qui masque une absence de désir de changer. Et pour ne pas changer, il faut changer un peu en apparence.

Si on veut changer en profondeur, il faut vraiment penser en termes d’écologie. Les grands centres d’art et de culture, qui se sont très largement privatisés ces dernières années, ne peuvent plus être des zones d’accumulation de formes, de propositions de vies autres. Pour prendre un exemple en France, avec la fondation LUMA à Arles, on voit qu’une même fondation, qui se comporte de manière extrêmement prédatrice en termes urbain − qui achète des terrains, des maisons, construit tout un complexe de tourisme culturel, et érige une sorte de geste phallique dans l’espace pour signifier sa présence de manière très violente et avec des matériaux très toxiques −, va par ailleurs déployer tout un programme pour parler d’écologie, de pensées radicales. On voit bien qu’en même temps qu’un geste de destruction des possibilités de vies radicales, de destruction d’un environnement émancipateur, il y a un geste d’accumulation de tout ce qui pourrait ressembler à une épistémologie de la radicalité.

Ça, et c’est quelque chose que l’on doit essayer de penser avec courage et sincérité pour imaginer aujourd’hui une institution culturelle et artistique comme quelque chose qui permet de développer des espaces de différences plutôt que de les absorber. Je repense à la métaphore de l’écrivaine jamaïcaine Sylvia Wynter, qui parle de plot and plantation, la plantation et la parcelle : un geste de décolonisation est d’abord un geste qui produit des parcelles de savoirs, de pratiques et d’expériences dans son environnement, plutôt que de détruire l’environnement pour ériger un espace où s’accumulent tous les savoirs.

Ayoko Mensah : Un grand merci à Olivier pour cette contribution. Maintenant je vous invite à la fois à y réagir et puis à revenir sur vos activités et sur votre propre vision de cette écologie culturelle en Belgique.

Baobab van de Terangan: À propos de Sylvia Wynter : je viens juste de découvrir cette autrice et d’écrire un article à partir de sa pensée. C’est une femme caribéenne qui a travaillé aux États-Unis dans les années 1980. Elle a notamment écrit un texte incroyable qui s’appelle « No Humans Involved : An Open Letter To My Colleagues », qui renvoie à la période où, aux États-Unis, à Los Angeles, la police classait les dossiers des noirs-américains tués par d’autres noirs-américains avec la mention no humans involved (aucun être humain impliqué). Sylvia Wynter n’a pas la même reconnaissance qu’Angela Davis, mais vraiment, elle est à lire.

Je pense qu’il y a deux messages forts dans ce qu’a dit Olivier Marboeuf. Le premier, c’est que l’écologie ce n’est pas pour les blancs. Désolée si des personnes blanches dans la salle sont heurtées : je parle de blanc politique. L’écologie en tant que lutte politique a été blanchisée, en termes de gens qui luttent, en termes de manières de lutter, de slogans, de stratégies. Alors effectivement, nous vivons dans un monde profondément colonial, et la terre aussi est colonisée. Dans nos luttes aujourd’hui on se dit intersectionnel·les, mais ces luttes, elles doivent déborder des questions d’inégalités de genres, de races, de classes, jusqu’à l’écologie. Quand je parle d’écologie, ça va jusqu’aux questions aborigènes, jusqu’aux populations animistes, la Pachamama, la spiritualité − littéralement, la reconnexion avec le cosmos : ça va très loin. L’écologie c’est pour nous tous et toutes, y compris les personnes racisé·es, mais à nous de faire ça à nos manières, d’aller rechercher les herbes de nos mères, de nos tantines, etc.

Je pense que pour décoloniser nos actions, il faut qu’elles soient profondément inter − non pas inter-nationales : je ne crois pas dans les nations, mais pleines, disons.

Je me suis beaucoup intéressée aux liens et aux solidarités qui existent entre les luttes Black Lives Matter, Defund the Police et la Palestine, parce que je pense que pour décoloniser nos actions, il faut qu’elles soient profondément inter − non pas inter-nationales : je ne crois pas dans les nations, mais pleines, disons. Et une chose que j’ai découverte avec Sylvia Wynter, c’est que le mot conspiration vient du latin conspirare, qui veut dire respirer ensemble. Conspirer, cette idée de s’organiser contre le roi, de faire monter le pouvoir, d’aller faire tomber des dictateurs en Afrique, ça c’est un projet politique essentiel. Or l’idée de solidarité repose pleinement sur celle d’aligner son souffle avec celui du voisin, de la voisine. Je pense que dans nos luttes décoloniales d’aujourd’hui, la solidarité doit être prise dans un tout qui dépasse de loin la question des papiers, du logement, etc. : on est vraiment sur l’échelle humaine : « Tu ne peux pas respirer ? Alors on va faire un exercice ensemble pour que tu puisses le faire. »

Ayoko Mensah : Merci Baobab pour ce partage de ta perception de ce qu’est l’écologie, et de ce que peut être une écologie décoloniale. Continuons le tour de table avec Wetsi Mpoma.

Anne Wetsi Mpoman: Olivier Marboeuf a très bien posé le débat : tout est dit ! Mais je voudrais quand même rebondir sur certaines choses, par exemple cette histoire d’écologie politique décoloniale et radicale. C’est vraiment une valeur avec laquelle je m’aligne de plus en plus dans mon travail aujourd’hui.

Fin 2019 j’ai créé la Wetsi Art Gallery dans l’espace partagé du Café Congo, où j’ai organisé différentes expositions, mis en avant les œuvres d’artistes racisé·es, afro-descendant·es de Belgique, et créé une certaine visibilité qui fait que, depuis, j’ai aussi des partenariats avec des institutions. Et il n’y a rien à faire : je trouve que les partenariats avec des institutions ne sont jamais qu’une reproduction des relations de pouvoir coloniales. On a vraiment beaucoup de mal à en sortir. C’est un aspect sur lequel on pourra revenir tout à l’heure quand on parlera des financements, mais c’est vrai que là-dessus je rejoins Olivier Marboeuf. Si on veut décoloniser nos actions, on doit aussi pouvoir se mettre dans une situation où on a le choix de ne pas devoir faire de collaborations désagréables.

Le racisme est toujours présenté comme une conséquence malheureuse de la psychologie humaine, et ça efface effectivement à quel point il est au fondement du monde dans lequel on vit. Donc si on veut éliminer le racisme, eh bien il faut s’attaquer aux bases du capitalisme dans notre société.

Il parle aussi de bien énoncer ce qu’on veut déconstruire : ça c’est quelque chose d’important. C’est le titre-même de cette table ronde : il faut « libérer les imaginaires ». En tant qu’historienne de l’art, j’aime bien toujours reprendre les choses de manière chronologique. Quand on regarde l’histoire de l’humanité, qu’est-ce que la colonisation a apporté ? Eh bien, c’est ce changement de point de vue : à un moment donné est venue l’idée que tout ce qui était non-blanc était non-humain. Les imaginaires à libérer, ce sont tous ceux qui sont liés à cette déshumanisation. C’est ça qu’on doit reconstruire, qu’on doit regagner aujourd’hui dans le travail décolonial. C’est ce que j’essaie de faire, et je ne suis pas la seule : redonner de la valeur à des choses qui n’en avaient pas. Et ça se passe autant dans la vie personnelle que professionnelle, dans le travail de curatrice : de plus en plus, j’ai besoin que tout soit aligné, qu’il y ait de la cohérence. Donc ce travail-là, pour moi, n’est possible que parce que je suis dans la marge, dans un safe space, un espace protégé. Quand on parlera de l’avenir, il faudra aussi aborder cet aspect-là que je trouve important.

Olivier Marboeuf dit aussi que le racisme est au fondement du monde capitaliste et que ce n’est pas une conséquence malheureuse. Une chose que j’entends beaucoup, c’est : « Oui mais tout le monde est comme ça, le racisme ça existe partout, même en Afrique. » Le racisme est toujours présenté comme une conséquence malheureuse de la psychologie humaine, et ça efface effectivement à quel point il est au fondement du monde dans lequel on vit. Donc si on veut éliminer le racisme, eh bien il faut s’attaquer aux bases du capitalisme dans notre société.

Ayoko Mensah : Notamment − ou aussi − à la matrice culturelle, dont Olivier Marboeuf dit que c’est elle qui produit la race et la racialisation des personnes. Merci Wetsi, Étienne à toi la parole.

Étienne Minoungoun: J’avoue que le sujet de la décolonisation des arts, tous ces débats qu’on retrouve beaucoup ici et là dans les colloques et dans les rencontres, il fut un moment où tout ça m’a beaucoup ennuyé. Non que le sujet ne soit pas extrêmement important : il structure les rapports du monde d’aujourd’hui sur le plan écologique, économique, culturel, etc.. Mais parce que je sentais qu’il y avait énormément de fureur, de ressentiment, beaucoup de colère et de tristesse. Je ne veux pas dire non plus que ces colères, ces tristesses et ces fureurs ne sont pas justifiées : une partie du monde est exclue, racialisée, une partie du monde vit dans cet inconfort, une globalisation qui ne lui appartient pas, et donc forcément, ça crée à la fois de la frustration, de la colère et de la misère humaine. Mais ces débats ne m’ont pas intéressé parce que je me suis posé la question : en tant que poète, acteur, comédien, quel espace je défriche ?

Il se trouve que j’ai la chance et le privilège d’aller et venir sur plusieurs continents, et je vois aussi, dans certains espaces de rencontre et de refus de rencontre, se mettre en place le système colonial. Quelques anecdotes : quand j’arrivais ici à l’aéroport de Zaventem et que je présentais ma carte d’identité − d’étranger au départ −, on me posait la question de la date de naissance de ma femme. Au début je ne comprenais pas, je pensais que c’était une blague du matin parce que les avions qui viennent d’Afrique arrivent toujours vers 4h30, 5h, et donc je me suis dit tiens, le policier, il a du passé une très bonne nuit, il a envie de plaisanter. Et j’avais répondu : et celle de votre maman, c’est quand ? J’avais fait une bourde. En réalité, en vous posant cette question, grâce au registre de la police des frontières on peut savoir si vous avez fait un mariage blanc ou pas et donc si vos papiers sont authentiques, parce que le fichier qui apparait à l’écran mentionne comment vous avez acquis votre carte. Si c’est par mariage, forcément vous devez connaitre le nom et le prénom de votre femme et sa date de naissance. A 5h du matin, vous voyez très bien comment le monde se divise. Et j’ai plein d’autres anecdotes de ce genre que beaucoup d’entre vous avez vécues ici et là − par exemple le fait qu’on vérifie plusieurs fois votre passeport, parce que si vous avez un passeport européen alors que vous êtes Africain, eh bien votre passeport devient suspect. Pendant ce temps-là les autres peuvent passer, donc la démarcation est présente à ces espaces de frontières.

Il n’est pas possible que Hamlet soit noir et qu’Ophélie soit blanche. Donc même sur le plan dramaturgique, les choix sont induits par un imaginaire bien ancré et qui n’autorise pas de franchir la ligne « couleur », pour être dans un imaginaire peuplé d’autres niveaux de récits, de compréhension.

Aussi, quand à partir de 2004, vivant ici en Belgique, je commence à travailler en tant que comédien, je suis appelé pour des rôles précis. Pas de la faute des metteur·ses en scène mais parce que pour l’instant, dans l’imaginaire collectif du public, la couleur est un signe de lecture, et pour faciliter la compréhension de l’histoire qui est présentée, il n’est pas possible que Hamlet soit noir et qu’Ophélie soit blanche. Donc même sur le plan dramaturgique, les choix sont induits par un imaginaire bien ancré et qui n’autorise pas de franchir la ligne « couleur », pour être dans un imaginaire peuplé d’autres niveaux de récits, de compréhension.

Face à cela, ce qui m’a fort intéressé ce n’est pas le débat politique en tant que tel mais comment moi j’inscris mon travail sur le plan poétique et artistique. C’est comme ça que j’ai créé, à partir de 2013, M’appelle Mohamed Ali de Dieudonné Niangouna, avec plusieurs représentations ici et j’ai bien été heureux de recevoir le prix Maeterlinck du meilleur seul en scène ou le prix de la Critique en 2015. Donc vous voyez, les choses évoluent quelque part. Et puis ça va être Aimé Césaire, le Cahier d’un retour au pays natal, et ensuite Sony Labou Tansi, Si nous voulons vivre, et maintenant Traces de Felwin Sarr. Alors évidemment, en reprenant ces auteurs-là, que j’ai appelé les pacificateurs de la mémoire − ce sont des auteurs qui creusent très fort dans le sillon de nos imaginaires tout ce qui constitue notre regard du monde − quelque part, de la manière dont ils ont renommé l’histoire, recomposé l’histoire en la restituant de façon poétique, eh bien j’ai pensé que cette matière-là était à même de nourrir mon rapport avec le public, afin de varier nos discussions, nos échanges et d’espérer que par cette matière poétique-là, les choses bougent et changent. Mais ce n’était pas suffisant évidemment.

C’est à partir de cette réflexion-là que j’ai essayé d’aborder la manière dont les institutions culturelles doivent ou devraient se décoloniser, ce qui implique pour moi qu’elles se déconstruisent et se décomposent aussi : à l’inverse de l’érection de la fondation LUMA, je dirais que c’est en en déconstruisant brique par brique l’institution et en reconstruisant de manière beaucoup plus horizontale des espaces de savoirs qu’on a une chance de construire une écologie décoloniale pour la pensée et les formes de demain.

À un moment donné, on voit très bien que le combat poétique qui se mène par la création ne suffit pas : on est confronté·es aux institutions culturelles qui, elles − comme Olivier Marboeuf le disait tout à l’heure −, ne bougent pas beaucoup parce qu’elles sont liées par des financements publics, par des conseils d’administration, par toute une histoire. Elles sont liées par tant de choses que pour celles et ceux qui osent, à l’intérieur de ces institutions culturelles, essayer de renverser la tendance pour diversifier les imaginaires, eh bien ce n’est pas facile.

Alors j’ai gardé le lien avec chez moi pour créer là-bas le festival Les Récréatrales, des résidences d’écriture, de création, de recherche théâtrale. Entre 2004 et 2021, en 17 ans, en tant que comédien, eh bien j’ai été appelé quatre fois. Et sur les quatre fois, j’ai eu deux rôles. Vous imaginez bien que si je devais attendre qu’on m’appelle pour un casting ou une représentation, je ne serais pas allé loin. Ça m’a amené à créer mon propre travail − à la fois en tant qu’artiste ici mais aussi en autour d’un lieu de création pour les artistes africains.

Le combat poétique qui se mène par la création ne suffit pas : on est confronté·es aux institutions culturelles qui, elles ne bougent pas beaucoup parce qu’elles sont liées par des financements publics, par des conseils d’administration, par toute une histoire. Elles sont liées par tant de choses que pour celles et ceux qui osent, à l’intérieur de ces institutions culturelles, essayer de renverser la tendance pour diversifier les imaginaires, eh bien ce n’est pas facile.

La question du déplacement se pose aussi, parce que ne pensez pas que les logiques coloniales ou décoloniales sont seulement à l’œuvre ici. Elles le sont aussi ailleurs, et évidemment sur le continent africain, avec une acuité politique beaucoup plus brûlante parce que là, c’est une question de vie ou de mort. Pour l’instant ici, ce n’est pas encore une question de vie ou de mort. Sur le continent africain, la logique coloniale continue avec ses ramifications sur le plan économique avec la prédation économique, sur le plan politique dans la corruption des élus, sur le plan intellectuel dans la corruption des enseignements, sur le plan poétique et esthétique aussi dans le contingentement du geste artistique parce que ce sont eux qui possèdent les lieux. Le combat pour la décolonisation sur le continent prend des proportions vitales, donc il s’agit aussi pour nous de faire tout un travail d’esquive, de déplacement, de négociation pour finir par gagner des espaces. Et c’est comme ça qu’on a mis en place Les Récréatrales, qui permet à des artistes du continent africain − auteurs, metteurs en scène et comédiens − de venir travailler, mais plus dans des institutions culturelles : ils travaillent maintenant dans les cours familiales. Nous sommes dans une rue, d’à peu près 500m, et de part et d’autre de la rue, il y a des cours, qui sont des lieux de convivialité, de discussion sociale. Et comme pour moi le théâtre est un lieu du débat social, de discussion eh bien c’est dans ces lieux-là qu’on peut inventer d’autres récits, d’autres manières de faire du récit pour rassembler davantage le peuple. À ce titre-là, je vous propose ces deux minutes du teaser.

Si pendant trois ou quatre siècles quelque chose s’est cristallisé dans notre manière de voir le monde, on imagine bien que le combat pour changer l’angle du monde, et qui a besoin de récits multiples, nécessite aussi un très long travail.

Le processus de dialogue, de contamination d’autres espaces comme ici se fait. Il y a des auteurs qui viennent − on découvre des metteurs en scène et des créations, − poursuivre le débat ici, parce qu’évidemment c’est un travail très longue patience. Si pendant trois ou quatre siècles quelque chose s’est cristallisé dans notre manière de voir le monde, on imagine bien que le combat pour changer l’angle du monde, et qui a besoin de récits multiples, nécessite aussi un très long travail.

Ayoko Mensah : Merci Étienne. On va terminer le tour de table en revenant ici à Bruxelles avec Marie : peut-être peux-tu à ton tour nous parler de tes activités et de ta vision de cette écologie culturelle décoloniale dont on a parlé Olivier Marboeuf ?

Marie Umuhozan: J’ai déjà appris beaucoup de choses en vous écoutant ce soir. J’ai noté quelques mots qui m’ont directement fait penser à Decoratelier, à la manière dont on travaille là-bas : « Bâtir des espaces de différences. » Decoratelier, c’est un projet axé autour de l’espace, et de l’autonomie qui, dans les bonnes conditions, peut en découler. Je m’y occupe principalement de la coordination artistique et du programme de résidences, et dans ce cadre, l’idée principale est d’aller vers des artistes en pleine éclosion. Je pourrais utiliser le terme « émergents », mais l’émergence contient une idée de base et de fin, d’apogée, alors que l’éclosion peut arriver en plusieurs temps, en plusieurs moments, plusieurs endroits, de plusieurs façons différentes. Et c’est ça qui nous intéresse tout particulièrement à Decoratelier. Voir dans quel espace physique ou mental on peut se rencontrer entre artistes et organisateurs, entre projets, etc.

À partir du mois de juillet, j’ai porté mon attention plus particulièrement sur la co-programmation de notre festival d’été, Something when it doesn’t rain. C’est un festival qui a duré huit semaines l’été dernier, et quatre cette année, avec un programme pluridisciplinaire allant des workshops aux talks, conférences, concerts, performances, ateliers pour enfants, − toutes sortes de choses. Notre devise pour cet été c’était « By them, through us, for you », « Par elles/eux, à travers nous, pour toi/vous ». Elle peut sembler un peu réductrice ou abstraite mais à mon sens, elle est assez primordiale.

Ça ne fait que quelques années que je navigue dans le paysage culturel bruxellois, mais j’ai remarqué quelque chose − que j’ose espérer le plus souvent inconsciente : la tendance au cloisonnement des institutions. Cloisonnement par rapport à leur image, par rapport à leur programme, par rapport à la façon dont elles collaborent avec les artistes, dont elles accueillent les publics… Un cloisonnement qui − je n’en ai aucun doute − a des origines multiples : la tradition, les coutumes, etc. Mais parmi elles il y a aussi des visions qui restent coloniales ou néocoloniales. J’y reviendrai plus tard dans les autres questions, mais je pense que cette discussion sur la décolonisation des arts et la re-modélisation des imaginaires, elle doit passer par une discussion sur la décolonisation des institutions et une re-modélisation des divers rapports qu’elles entretiennent avec leur environnement, avec leur public et avec les artistes.

Ayokoh Mensah : Merci Marie. Tu soulignes, comme Olivier, qu’il s’agit bien d’un processus de décolonisation des institutions culturelles. Et justement, dans un deuxième temps, j’aimerais qu’on aborde plus particulièrement deux questions autour de vos démarches curatoriales et artistiques.

La première c’est cette attention à la question de la scène de représentation : où est-ce qu’on parle ? Finalement ce n’est pas tant qui parle que d’où on parle. Il y a très clairement des espaces différents, et Olivier Marbeuf a une opinion assez tranchée sur les institutions culturelles européennes. Il dit : ces institutions, elles sont toxiques, elles sont le produit même de l’idéologie coloniale et de l’histoire coloniale, et ce n’est pas de là que va partir la décolonisation des arts. Il faut donc laisser ces institutions de côté et au contraire tourner notre attention vers d’autres espaces où il est possible d’inventer réellement d’autres formes artistiques, une autre manière d’être au monde, une autre écologie − une écologie décoloniale.

Mais je pense que cette discussion sur la décolonisation des arts et la re-modélisation des imaginaires, elle doit passer par une discussion sur la décolonisation des institutions et une re-modélisation des divers rapports qu’elles entretiennent avec leur environnement, avec leur public et avec les artistes.

Et puis la deuxième question, qui me semble aussi importante, c’est celle des critères artistiques qui définissent encore énormément une sorte de catégorisation des productions artistiques et culturelles. Je trouve que la pensée décoloniale fait beaucoup, pour repenser, déconstruire ces catégories et essayer d’en mettre d’autres en place, qui correspondent beaucoup plus à la pluralité des cultures, des approches, des expériences et des enjeux. Wetsi, à toi la parole.

Anne Wetsi Mpoma : La question de l’existence d’autres espaces est liée à la nécessité de pouvoir évoluer dans un espace de liberté, où on ne va pas sentir un regard qui dit « ah oui mais ça ne correspond pas aux critères ». Quand j’ai commencé, je ne me suis pas posé beaucoup de questions : on avait un espace disponible et on s’est mises à plusieurs pour pouvoir le louer et l’occuper, sans à aucun moment faire appel à des subsides. Ensuite, pour pouvoir organiser les expositions, accueillir des artistes, j’avais fait une demande de subside qui nous a permis de créer ces projets. Mais cette question est quand même assez épineuse : comment fait-on pour créer un safe space, où on puisse accueillir des gens, s’organiser sans moyens, sans argent ?

On sait aujourd’hui qu’en Belgique, ce sont les institutions qui prennent les financements pour travailler avec des personnes racisées. Si on ne change pas cette situation, si on ne décolonise pas ce système-là, on sera toujours dans une position où à un moment, les institutions peuvent venir nous faire de l’œil, et, sous couvert d’ouverture, essayer de nous faire du charme. C’est un peu le chant de la sirène qui dit : « Regardez, on essaie de changer, on va travailler ensemble, ça va être différent. » Et puis finalement, à chaque fois qu’on se retrouve à l’intérieur − du moins d’après mon expérience −, il y a toujours quelque chose de très toxique dans la relation. Pour trouver des solutions, il faut penser à mener des actions communes et collectives.

Après, ce que je trouve gai quand on est libre et indépendant·e, c’est qu’on fait ce qu’on veut. Je ne me demande pas si les artistes avec qui je travaille vont passer dans tel ou tel milieu ou attirer les grandes galeries. J’ai juste une connexion avec une personne, un·e artiste, une œuvre d’art ou plusieurs et je choisis comme ça. La prochaine exposition à la Wetsi Art Gallery sera avec une artiste algérienne, architecte de formation, qui a toujours peint, dessiné, mais qui a commencé réellement à peindre la série qu’on va montrer quand elle était en état psychotique. Et je ne me suis pas dit : « ah mais ce n’est pas une jeune artiste » ou « est-ce que ça va plaire aux collectionneurs ? » − toutes ces questions-là n’interviennent pas. Ses peintures m’ont touchée et j’ai décidé de travailler avec elle et de montrer son travail.

Ça amène la question des critères : qu’est-ce qui est valide ? La question de la folie dans l’art revient de manière récurrente, même dans les institutions mainstream. Dans ses œuvres elle raconte un peu le voyage et la situation dans laquelle elle s’est retrouvée en tant que femme exilée à plusieurs reprises − elle a quitté l’Algérie, s’est retrouvée en France, puis aux États-Unis. Et c’est aussi cette violence de l’exil qu’elle raconte à travers ses peintures.

Ayoko Mensah : Peut-être préciser, Wetsi, que tu rencontres des artistes totalement invisibilisé·es, qui ne trouvent pas d’espace d’exposition dans les institutions culturelles « classiques ». Ton espace permet à ces artistes d’exposer, sans quoi leurs œuvres ne sont tout simplement pas partagées avec un public. Est-ce que c’est le cas la plupart du temps ?

Anne Wtesi Mpoma : Oui, tout à fait.

Ayoko Mensah : Marie, pourrait-on t’entendre sur cette démarche curatoriale avec des artistes ignoré·es des institutions parce que hors des catégories « classiques » du monde de l’art, de l’art contemporain ? Est-ce que c’est aussi quelque chose que tu rencontres ? Avec lequel Decoratelier essaie de travailler différemment ?

Marie Umuhoza : Dans la position que j’occupe à Decoratelier, j’ai la chance de pouvoir expérimenter en même temps la curation et la production. Le fait d’avoir ces deux postes, avec le temps, me permet de réaliser aussi que, tant les esprits que les pratiques, les lieux et institutions culturelles et artistiques sont des espaces physiques et mentaux. Et au sein de ces espaces physiques et mentaux, on retrouve des mécanismes, des habitudes, des coutumes qui, si elles ne sont pas envisagées avec beaucoup de recul, mettent à mal et cloisonnent l’expression des expériences des artistes de la diaspora et afro-descendant·es. Et c’est là que, pour moi, l’identité-même de Decoratelier − un projet en constante évolution − me permet, dans ma position, d’avoir des rapports sincères.

Pour trouver des solutions, il faut penser à mener des actions communes et collectives.

Tu me posais la question des artistes qui ne sont pas reconnu·es, qui sont ignoré·es par les institutions : c’est vrai que certain·es artistes m’expriment cela. Mais aussi, surtout, je ressens que pour beaucoup ce n’est pas tellement une priorité. C’est parfois même mieux d’être ignoré·e par certaines institutions pour certaines raisons. Et sur cette base de compréhension, beaucoup d’autres choses peuvent naitre, beaucoup d’autres échos peuvent s’installer. Embrasser cette idée, ce recul que certain·es artistes peuvent avoir envers les institutions et essayer de comprendre pourquoi, ça permet d’embrasser aussi leur autonomie et leurs incertitudes tant dans leur pratique que dans l’expression de leur identité.

Je vais rebondir sur quelque chose qu’a dit Olivier Marboeuf par rapport à la notion de la colonisation qui veut dire des choses différentes pour tout le monde. Pour certain·es c’est une notion, pour d’autres c’est un souvenir, pour d’autres c’est une expérience actuelle, pour d’autres c’est une théorie, quelque chose dont se défaire, quelque chose à embrasser. Et pour beaucoup d’artistes, c’est aussi leur expression artistique, l’expression de leur identité, leur façon de se reconnecter, de trouver du sens, d’exprimer leur pratique. Et le fait que cette idée de décolonisation − et même de colonisation − ait des sens différents pour tout le monde, pour moi, ça renforce l’idée que la décolonisation est aussi quelque chose de différent pour tout le monde. Donc pour certain·es artistes, décoloniser leur pratique n’aura pas le même sens que pour moi, et il n’y a pas de raison que ce soit le cas puisque la colonisation ne veut peut-être pas dire la même chose pour nous.

En étant à l’aise avec cette idée, peut-être qu’on enfermera moins les artistes dans une case. Ou à l’inverse, on les retirera moins d’une case qu’ils et elles ont créée pour eux·elles-mêmes. Parce qu’au sein du processus de décolonisation, c’est un risque aussi d’inviter avec insistance certain·es artistes à aborder certaines thématiques, ou à l’inverse de les éloigner de certaines thématiques parce qu’elles seraient répétitives, rébarbatives, vues et revues. Décoloniser les arts ce n’est pas ça. Décoloniser les arts ça passe aussi par la conscience de la pluralité de ces termes, de ces notions et de ces expériences.

Le fait que cette idée de décolonisation − et même de colonisation − ait des sens différents pour tout le monde, pour moi, ça renforce l’idée que la décolonisation est aussi quelque chose de différent pour tout le monde.

Ayoko Mensah : Peux-tu revenir sur cette idée d’assignation identitaire même dans les espaces et processus dits décoloniaux de réflexion critique sur les pratiques curatoriales, les espaces d’exposition, etc. ? C’est-à-dire le tropisme de recréer une catégorie pour les artistes dit·es racisé·es ou en tout cas, lié·es à l’Afrique ou afro-descendant·es en réunissant ces artistes sur la base d’une origine supposée mais sans prendre en compte la diversité de leurs esthétiques, de leur parcours, parfois totalement différents. Est-ce que c’est quelque chose que tu perçois ? Est-ce qu’il n’y a pas de différentes strates dans ces processus de déconstruction des catégories et de décolonisation des pratiques ?

Marie Umuhoza: En préparant la programmation du festival de cet été, Something when it doesn’t rain, j’ai invité un collectif de danseuses, The House Sisters (elles sont super!). Or mon invitation n’était pas aussi ouverte que j’aimais à le croire, parce que dès la première discussion avec elles, j’ai vite ressenti qu’en fait, j’avais clairement une idée derrière la tête : elles allaient faire une représentation sur notre belle scène extérieure, un show de House, et comme elles ont de super personnalités, elles sont super dynamiques, je suis sûre qu’elles vont pouvoir le partager super bien au public, etc. Mais au fur et à mesure que je discutais avec elles, je me rendais compte que c’est ce qu’elles font partout − parce qu’elles le font super bien −, mais au fond qu’est-ce qu’elles ont envie de faire ? Pourquoi moi je les ai invitées à faire ça ? Qu’est-ce que j’attendais avec ça ? Qu’est-ce que je voulais que ça suscite chez les publics ? Est-ce que c’est ce qu’elles ont envie de susciter chez les publics ? En discutant avec elles j’ai réalisé qu’en fait, un grand public et une grande scène, ce n’était pas forcément ce qui les intéressait. Elles voulaient juste un espace au premier étage, pouvoir installer deux, trois lumières et accueillir des publics de treize à vingt-cinq ans pour des cours de danse. À la fin de cette conversation, je me suis quand même un peu de questionnée. Je les ai invitées, une invitation ouverte, qui en fait était très étroite dans mon esprit et qu’elles ont tout à fait rouverte. Cet exemple pour dire qu’il y a en effet des strates. Et même dans une réflexion qu’on pense, qu’on imagine, qu’on souhaite ouverte, il y a des strates, et il y a des cloisonnements. Tant dans les institutions vers les artistes, que des artistes vers les institutions − parce que ça m’est aussi arrivé de rencontrer certains artistes qui, à l’inverse, voulaient me proposer ce qu’ils pensaient que je voulais parce qu’en principe c’est ça qu’on veut d’eux. Il y a beaucoup d’attentes implicites.

Je fais partie des gens qui considèrent vivre dans le monde de demain, dans un monde déjà décolonial. J’ai la chance de pouvoir travailler au quotidien avec des gens comme ceux ici présents, des femmes racisées trop cool, des personnes queer, etc.

Ayoko Mensah : Ça montre qu’en réalité on est tou·tes concerné·es. Que la matrice coloniale, c’est une sorte d’air qu’on respire, de bain dans lequel on est tou·tes plongé·es. Baobab, tu veux réagir ?

Baobab van de Teranga : Je dois vous dire qui je suis pour que vous compreniez mon point de vue : je fais partie des gens qui considèrent vivre dans le monde de demain, dans un monde déjà décolonial. J’ai la chance de pouvoir travailler au quotidien avec des gens comme ceux ici présents, des femmes racisées trop cool, des personnes queer, etc. Et d’ailleurs, je n’ai plus de confiance dans tout ce qui est institutions, État, police en tant que constructions. En fait l’État ne m’intéresse que lorsqu’il s’agit de récupérer des euros ou autre monnaie. Donc comme je vis dans le monde de demain, je n’ai pas de filtre.

Alors, sur la question du rapport à l’espace : dans mon monde de demain, au quotidien, je bosse dans une association qui s’appelle Toestand, et notre job, c’est de récupérer des bâtiments vides, abandonnés, et de leur redonner de la valeur avec et pour les gens, en les transformant en centres culturels et sociaux. On dit que ces espaces-là sont voor idereen door iedereen, pour tout le monde et par tout le monde, ce qui est essentiel. Ça, c’est mon présent : ouvrir la porte à des gens. 

Il s’avère aussi que je gère un local moi-même, avec la même philosophie, qui est magnifique, et on vous invite toutes et tous à faire vos projets là-bas. Pas de concurrence hein, Marie ? Ce n’est pas pareil toute façon : chez nous ce n’est pas l’éclosion, c’est plutôt l’expérimentation. Je travaille aussi avec des jeunes de moins de trente et un ans qui veulent porter des projets sociaux et culturels − et je fais ça tellement que parfois ça tombe dans l’informel, dans l’amitié, et du coup les frontières sont parfois un peu floues… mais on apprend.

En termes de pratiques curatoriales, je mélange une réflexion, une analyse et une recherche multidisciplinaire sur la question de la police en tant qu’outil politique, que construction historique et coloniale brutale, et son ancrage, ses traductions dans nos espaces urbains. Je regarde comment la police dans la ville sert d’outil. Parfois elle est un bras armé, parfois un balai pour gentrifier, etc., bref : la police a différentes fonctions, et mon travail consiste à prendre différentes sources, à les assembler d’une manière un peu stylée, et à essayer d’en faire quelque chose. Autrement dit, j’ai lu plein de livres, et comme personne ne lit mes articles, il faut que je fasse des trucs artistiques pour que les gens puissent y avoir accès. Donc je fais de la traduction. Et en même temps de l’assemblage. Et parfois certains espaces comme Decoratelier me font de la place pour ce travail.

Autre chose aussi dont on avait discuté avec Ayoko : c’est la spécificité bruxelloise en matière de subsides entre les francophones et les néerlandophones. Depuis que je suis arrivée dans cette ville, j’ai majoritairement circulé dans des espaces néerlandophones, où les financements culturels sont plus importants, et où il y a aussi une porosité entre le culturel et le social. À Toestand, par exemple, les gens qui me payent depuis 3 ans le font pour faire du socioculturel. Donc que je sois en train de travailler avec une personne avec ou sans papiers, tant qu’il y a une production culturelle qui sort, on est content·es. Ça c’est quelque chose qui change, et qui fait qu’il y a un biais structurel fondamental. Tant que la production culturelle côté francophone ne sera pas considérée de la même manière, ou ne sera pas aussi libre, on sera bloqué·es. Je lance donc un appel aux francophones dans cette salle : c’est le moment de se battre, de faire tomber des murs, sinon ça ne va pas venir.

Sur la décolonisation et comment je comprends ça au sens prore : je pense vraiment que ça a avoir avec l’organisation bien sûr − en work-groups, etc., le monde de demain, c’est un monde de taffeurs − mais surtout, c’est quelque chose qui veut dire maitriser son environnement construit. On vit dans un univers, on vit sur une terre qui est construction, au sens au pluriel : tout est construit. Le construit est absolu, il est total. Et il est de notre devoir d’avoir une hygiène intellectuelle et relationnelle qui nous invite à, d’une part, maitriser, comprendre cet environnement construit, et savoir déceler où est la hogran. Il faut qu’on réussisse à être assez lucides pour voir la hogra en face − ce qui est déjà une force −, mais aussi qu’on ait des outils pour la désamorcer. Ça fait beaucoup de travail, et c’est pour ça qu’on fait équipe. J’ai dit la hogra en arabe : c’est la violence pure et dure − le monde de demain c’est ça aussi, on parle toutes les langues, et j’en ai appris plein à l’Allé du Kaai.

L’idée que j’essaie de défendre ici par rapport, c’est que nous ne serons pas libres tant que nous n’aurons pas du discernement. Par exemple, en travaillant dans le milieu culturel, j’appris que ce sont de toutes petites choses. Moi à la base je débarque de Sciences Po et du monde militant. Sciences Po c’est tellement institutionnel et tellement lisse, tellement élitiste qu’à un moment donné, on ne fait même plus attention aux couleurs et on passe comme ça − on a son diplôme et on se casse. Le monde militant c’est encore différent, parce qu’en fait on est tellement peu de noir·es, d’Arabes et tout le reste qu’on se compte entre nous, on est solidaires parce qu’on a froid. Maintenant, dans le culturel, je ne m’y attendais pas, et c’est dans les petites choses que ça se joue : comment tu accueilles ton artiste, comment tu organises des réunions, comment tu regardes les personnes, comment tu les payes aussi… comment tu les respectes en fait. C’est dans la considération.

Vous tou·tes que je vois ici, francophones, à un moment donné il y a une masse critique. Vous ne pouvez pas être là comme ça, beaux belles, conscient·es, avoir lu, etc., on ne va pas rester comme ça et ne rien faire. Donc il fautcommencer par décloisonner ces financements et allez les chercher, avec cet argent, on va créer un truc où on se considère entre nous.

Le construit est absolu, il est total. Et il est de notre devoir d’avoir une hygiène intellectuelle et relationnelle qui nous invite à, d’une part, maitriser, comprendre cet environnement construit, et savoir déceler où est la hogra.

Ayoko Mensah : Il y a vraiment là une perspective très concrète et puis une invitation, une stratégie, une vision, et aussi un appel à l’autonomisation. C’est vrai que tant qu’on est aussi dépendant·es de financements, on est aussi fragiles. On écoute Étienne et puis je laisserai la parole à la salle.

Étienne Minoungou : Ce qui a été dit est selon moi essentiel, notamment l’idée de gérer des espaces disponibles pour les rendre beaucoup plus ouverts. Le répertoire classique des institutions ici est très peu poreux. Et tant que ce sera le cas, il y aura très peu de possibilités pour d’autres récits d’y entrer. Or un répertoire se crée par des lieux qui s’installent, qui tissent des liens avec artistes et des poètes, donc la constitution d’un répertoire beaucoup plus divers, plus riche, passe aussi par la création de nouveaux espaces, dirigés et gérés par des gens sensibles à cette question. Il ne faut pas oublier non plus que − et ça c’est mon expérience personnelle − dans certaines institutions, certains espaces culturels belges, il y a aussi des allié·es. Des personnes avec qui on peut nourrir des fraternités politiques, intellectuelles, artistiques, créer des connivences, et c’est comme ça qu’on passe un tout petit peu devant cette machine qu’il est parfois difficile de faire bouger. J’ai travaillé avec des institutions animées par des personnes qui sont très ouvertes au monde et cherchent elles aussi les marges de manœuvre pour multiplier les chances d’augmenter leur capacité de rendre compte du monde tel qu’il est aujourd’hui.

Un exemple : je travaille avec La Charge du Rhinocéros qui a la chance de ne pas avoir un lieu physique de représentation, et qui est donc en connivence avec des artistes et avec des projets, et ils font tout un travail en direction des centres culturels, des festivals, etc. Ce type de travail est extrêmement important. Je le dis sur le ton de la boutade avec mes ami·es qui vont acheter le piment, le gombo, le ndolé seulement chez le Pakistanais alors que le Pakistanais n’en consomme pas : tant que nous n’aurons pas notre propre boutique, que nous ne suivrons pas tout le processus d’acheminement du piment, du gombo, du ndolé jusqu’à l’endroit où on peut l’acheter, eh bien on dépendra des autres.

Faire émerger de nouveaux espaces de travail est donc essentiel pour la constitution de nouveaux répertoires, tout comme l’est l’éducation. J’ai fait plein d’ateliers dans les écoles, en France, ici et ailleurs, et je me rends compte de la pauvreté du répertoire enseigné à nos enfants en histoire, en poésie. À partir du moment où, dans une école, il n’y a pas de place pour une pluralité de récits venus d’ailleurs, comment voulez-vous que devenu·es adultes, les enfants qui l’ont fréquentée puissent avoir accès à un monde divers ? Le travail sur les répertoires c’est à la fois pour les lieux de diffusion, mais aussi pour que des poètes, ou en tout cas des imaginaires multiples qui viennent du monde entier se retrouvent aussi au niveau de l’enseignement. Et la limite de notre combat poétique est là parce que maintenant, c’est un combat politique.

Est-il encore possible aujourd’hui, qu’il y ait des projets décoloniaux sans les personnes concernées ?

Ce combat politique, je vois très bien comment les un·es, les autres s’organisent pour le mener. Il faut que certain·es d’entre nous acceptent de s’engager dans le combat politique pour obtenir des mandats électifs, parce qu’on sait très bien que dans la politique belge, il faut faire tout le temps des compromis − mais s’il n’y a pas à la table du compromis la part du monde dont nous rêvons, pour les lois, etc., ça ne passera pas. La deuxième chose, c’est d’entrer dans les conseils d’administration. Les gens ne se rendent pas compte à quel point les conseils d’administration peuvent régenter les orientations politiques et stratégiques de la plupart des institutions, y compris culturelles. Là encore, si vous n’avez pas, dans un conseil d’administration, cette partie du monde qui vient poser son agenda, ça va être très difficile.

Et puis il y a une forme de cohérence : la question décoloniale telle qu’on la dit aujourd’hui, telle qu’on l’explique, elle ne porte pas seulement sur la question de la racialisation, elle est aussi sur la question du genre, sur la question écologique. Il ne faut pas cloisonner les combats et les débats, mais plutôt chercher les alliances possibles sur ce terrain politique-là, parce que ça va être long.

Ayoko Mensah :Merci à vous quatre, il est temps de laisser un peu la parole au public.

François Makanga : J’aimerais vous retourner le compliment que vous avez donné au public en tant que personne racisée qui a cru un jour que le théâtre était son espace de liberté quand il a vu cet homme [Étienne Minougou] jouer. C’est lui qui m’a un jour inspiré, et me fait dire aujourd’hui, oui, j’ai ma place. Et puis il y a ces femmes qui m’ont donné envie d’entrer dans ces institutions culturelles et muséales pour « les changer de l’intérieur ». Et ces femmes qui sont dans le futur − au Decoratelier, c’était la première fois que j’étais dans un lieu où je me sentais chez moi, devant ma télé, dans un clip du Wu-Tang Clan, avec mes frères et sœurs sans autorisation. Ça c’est la réalité de ce lieu. Vous quatre, vous cinq, vous représentez ce qu’est censée être la culture. Malheureusement, comme le disait Olivier Marboeuf, la culture est un régime de plantation et donc j’aimerais aborder les questions de colonialité, c’est-à-dire de la culture à l’intérieur du théâtre et du cinéma.

Pour que ce lieu, La Bellone − merci de nous accueillir, hein ? On est entre nous, je parle ici en termes institutionnels − soit décolonial, il faudrait par exemple un acte radical, comme brûler les livres de Molière et compagnie et en faire un centre d’archivage pour le théâtre dit africain. Ma question est celle des archives justement : comment peut-on être un centre culturel « africain », « LGBTQI+ » ou « centre d’une culture non-humaine » − appelez-le comme vous voulez − sans un processus d’archivage ?

La question décoloniale telle qu’on la dit aujourd’hui, telle qu’on l’explique, elle ne porte pas seulement sur la question de la racialisation, elle est aussi sur la question du genre, sur la question écologique. Il ne faut pas cloisonner les combats et les débats, mais plutôt chercher les alliances possibles

Et deuxièmement, aujourd’hui, dans ce monde culturel francophone blanc, le mouvement est de féminiser les théâtres : c’est la théorie du jaillissement, s’il y a une femme dans un centre culturel blanc, une femme blanche, il y aura un « rejaillissement naturel » vers les « non-humains » [selon la séparation dont on a parlé tout à l’heure]. Donc peut-on être metteur·se en scène blanc·he et mettre en scène des problématiques liées justement à ce que les « non-humains » essaient de lire, de mettre en scène, de chanter, de jouer, de mettre en scène ?

Par exemple un projet que je viens de quitter : le musée de Tervuren. Je suis acteur, comédien, et je suis guide au musée de Tervuren. Je suis allé dans ce musée parce que j’essaie de comprendre, et je me suis dit : ce sera le projet test qui te dira si oui ou non c’est possible de dialoguer, de changer les choses de l’intérieur. Et je suis parti en me disant : non ce n’est pas possible. Et je vous pose la question : est-il encore possible aujourd’hui, qu’il y ait des projets décoloniaux sans les personnes concernées ? Comment peut-on faire ?

Dernière petite chose : les quilombos. C’est de ça que nous parle Olivier Marbeuf de quilombos, d’endroits en dehors. Pas des centres culturels mais des lieux de marronage.

Anne Wetsi Mpoma : J’aimerais réagir. Étienne le disait tout à l’heure : je pense qu’on travaille à différents niveaux, et il n’y a pas d’obligation d’être pareil·les. On est toutes et tous différent·es et on doit juste se mettre là l’on se sent bien, là où l’on se sent à l’aise. En tant qu’artiste, on peut avoir envie de s’engager à un niveau politique, de porter un message politique, ou pas. C’est vraiment une question de choix personnel.

À propos du musée de Tervuren : il y a différentes expériences, témoignages, publics qui y ont circulé et qui y circulent depuis de nombreuses années, mais à chaque fois, cette institution trouve des personnes qui vont convaincre que cette fois-ci ce sera différent. Ce n’était pas différent il y a vingt ans, ce n’était pas différent il y a trente ans, quarante ans… Il y a différentes générations et groupes de personnes qui sont passées par là et qui en sont à chaque fois ressorties complètement broyées. Dans la génération avant la nôtre, il y en a qui ont terminé pieds nus, alcooliques, fous ou folles. Et donc je pense qu’entre nous aussi il n’y a pas d’obligation de faire les choses de la même manière.

On doit quand même apprendre des expériences des un·es, des autres, et il est temps aussi de mettre en place un système − bienveillant − de transmission, qu’on arrive à communiquer nos expériences pour pouvoir avancer. Je pense que je serais la première à blâmer parce que j’ai été têtue et n’ai pas écouté l’expérience de mes aîné·es, mais ce que je vois maintenant, et qui me fait vraiment de la peine, c’est que des personnes qui ont vingt ans aujourd’hui plongent les yeux fermés et font exactement les mêmes erreurs : elles font confiance aux mêmes institutions, qui sont des institutions toxiques. Et je crains que dans dix ans, on doive ramasser ces personnes-là complètement vidées, en burn-out, en dépression, et qu’au final on n’arrive pas à avancer en tant que groupe faute de communiquer, de dialoguer, de transmettre des informations. Et ça, c’est dommage.

Il faut développer nos projets en marronage, même si c’est difficile.

Je voudrais aussi ajouter quelque chose : c’est un truc que j’ai lu dans Sun Tzu, qui a écrit L’art de la guerre. Il disait qu’une stratégie pour neutraliser l’ennemi − et toutes ces institutions dont on parle, elles sont spécialistes sans même sans le savoir, elles le font de manière inconsciente, très naturellement − c’est de l’encercler mais en lui laissant une porte de sortie. Il y aura donc toujours des personnes pour se dire « je peux sortir par-là, j’aurai ma voiture, je vais payer mes factures, mon enfant ira dans une bonne école, et tout ira bien pour moi ». Alors que si on encerclait complètement sans laisser la moindre porte de sortie, eh bien les personnes enfermées se battraient corps et âme pour pouvoir améliorer leur situation. Elles deviendraient alors une population beaucoup plus féroce et on aurait beaucoup plus de difficulté à soumettre et à vaincre.

On parle de stratégie pour gagner une guerre : dans notre situation, la porte de sortie c’est le contrat CDI dans une institution. On n’oblige personne, chacun·e fait son chemin mais pour moi aujourd’hui, c’est vraiment le petit truc contre lequel je me dis : surtout, ne te laisse pas tenter par ça parce que ça ne va rien t’apporter de bon, ni à toi ni aux générations futures. Il faut développer nos projets en marronage, même si c’est difficile. D’où l’intérêt aussi de se mettre ensemble et de parler de questions de solidarité, il me semble.

Ayoko Mensah : Merci Anne d’avoir soulevé ces points essentiels. Tu as parlé de transmission, la question de la stratégie collective était revenue effectivement sur l’instrumentalisation des institutions. Olivier Marboeuf dit qu’elle « change un peu pour ne rien changer », et ce qui est peut-être le plus toxique, le plus difficile et le plus freinant dans les processus de décolonisation ce sont ces soi-disant politiques de diversité, qui permettent d’afficher un petit changement de surface mais renforcent plutôt les structures coloniales.

Voulez-vous réagir à la question de l’appropriation culturelle abordée par François ? C’est aussi, je pense, un des angles du mouvement décolonial. La question aussi de la légitimité, de la prise de parole, de l’éthique, de la représentation. Est-ce que c’est quelque chose qui est au cœur de vos pratiques ? Comment ces questions-là − qui sont extrêmement sensibles et difficiles, avec des personnes sur la défensive de part et d’autre − pourraient arriver à être davantage débattues pour qu’on arrive à des changements concrets ?

Étienne Minoungou : il y a aujourd’hui un enjeu sur la matière de la connaissance − savoir qui nous sommes, d’où nous venons, notre histoire etc. −, et beaucoup de chercheur·ses, d’historien·nes, d’intellectuel·les travaillent là-dessus. Malheureusement, le corpus de la connaissance qui pourrait venir nous rendre plus lucides, plus apaisé·es dans la manière de comprendre les choses, est pris en relais par une hystérie médiatique sur le ressentiment et sur la peur. Et cette hystérie médiatique, c’est notre époque. Elle ne permet plus du tout de travailler sur ce que nous savons, sur ce que nous ne savons pas. Prenez n’importe quel problème aujourd’hui : l’hystérie médiatique nourrissant notre peur et le ressentiment a fait émerger une population de gens qui parlent en notre nom, de manière complètement désinhibée, qui disent des choses qui alimentent les peurs et font remonter les crispations identitaires.

L’appropriation culturelle, c’est titanesque. Il faut revenir dans des petits espaces qui creusent plus tranquillement, plus sereinement les choses avec des artistes, des poètes − qu’ils soient photographes, réalisateur·ices de cinéma, danseur·ses, comédien·nes, sculpteur·ices, peintres, etc. −, mais aussi toutes celles et ceux qui s’organisent sur le plan collectif, local, dans les quartiers, dans les villages, pour prendre en charge d’autres types de questions. Je pense à toutes les solidarités qui se tissent en ce moment − par exemple au Mexique pour accueillir les Haïtien·nes qui ont été rejeté·es, etc.

Au fond la question de l’appropriation n’est pas seulement une question d’ordre purement culturel. Comme Sony Labou Tansi disait : quelle est votre fonction d’humain ? À quel endroit j’agis en tant que fonction humaine ? Quelque part, la question de l’appropriation culturelle dépasse aussi le cadre même de la racialisation pour devenir tout simplement la question de notre devenir avec toutes et tous. Dans cette hystérie médiatique qui soulève nos peurs, qui nous antagonise, qui nous ramène aussi parfois, de façon tout à fait bien dessinée dans des logiques de cases − moi je viens d’ici, toi qui viens de là, et c’est à qui viendra de plus loin, de moins loin pour appartenir, etc. −, comment fait-on pour que notre fonction d’humain puisse agir au niveau le plus intime possible avant de déborder sur les questions structurelles, politiques, administratives, économiques, etc. ?

Dans mon propre travail de comédien, ce que je recherche, ce n’est même plus de me battre contre une institution, de me battre contre telle ou telle chose − bien que j’aie mes armes pour cela : mes logiques de production sont très artisanales, je n’attends pas de demande pour faire une pièce −, mais ce qui m’intéresse c’est la rencontre avec le public. Et donc mon rapport dramaturgique, esthétique avec le public, c’est un rapport d’amitié, un rapport aussi de recherche de ce qui, dans la fonction humaine de la personne qui me regarde et qui m’écoute, peut à un moment donné la déplacer de l’hystérie médiatique, de ses propres peurs, de ses frustrations, pour entendre un cri. Pour moi, les enjeux sont à cet endroit-là. Et c’est peut-être ça qui va dessiner, aussi, nos surpassements pour l’avenir.

L’hystérie médiatique nourrissant notre peur et le ressentiment a fait émerger une population de gens qui parlent en notre nom, de manière complètement désinhibée, qui disent des choses qui alimentent les peurs et font remonter les crispations identitaires.

Un autre participant : J’apprécie l’idée que vous êtes en train d’expliquer, c’est important. Parce qu’il y avait une époque où tu n’osais même pas parler de racisme, où tu n’osais même pas te défendre. On marchait sur toi, tu perdais, parce qu’il y a le racisme. Maintenant, ça c’est devenu un petit peu, un tout petit peu. Avant c’était plus difficile, plus compliqué. Personne n’osait parler de ça, et là, on est dans la capitale de l’Europe et on en parle, avec des micros, des caméras. Cet atelier, si on en a 15 000, 25 000, 40 000, ça va améliorer les choses. Donc je vous dis : merci, vraiment. Je préfère ça à aller à un concert !

Baobab van de Teranga : Merci, beaucoup monsieur. Je voudrais revenir sur l’appropriation culturelle. Un truc que je trouve intéressant, c’est l’histoire du Gnawa. Le Gnawa en tant que pratique artistique, à la base, ça venait des corps d’Afrique qui ont été déportés − des corps mixtes, on ne sait pas si c’était le royaume du Kongo ou le royaume de Dahomey, mais qui ont été déportés − avec leurs traditions, leurs chants et leurs mouvements de danse et de percussion. Et ces corps noirs indéfinis dans leur origine se sont retrouvés dans l’actuel Maroc, où on nomme les personnes noires des gnawi. Ce qui est intéressant, c’est que l’hybridation de tous ces corps, de toutes ces cultures, de toutes ces sonorités a donné pour ces gnawi un type de chant, une pratique artistique.

Je trouve ça intéressant par rapport à la question de l’appropriation culturelle. Que des personnes blanches fassent des rastas, j’avoue, je ne me positionne pas trop sur la question. Des fois je rigole, bien sûr, mais bon, c’est en interne, ça ne fait pas avancer le schmilblick. D’un point du transformatif, d’un point de vue structurel et politique, qu’est-ce qui fait le changement ? C’est d’avoir conscience de là où sont nos hybridations.

Tout à l’heure, j’ai fait une réponse très institution, très politique. Là j’ai vraiment envie de faire une réponse très artistique. La clé − et cette clé je l’ai quand je regarde des gens d’Afrique du Sud, de Porto Rico, d’Haïti −, c’est vraiment de décloisonner et d’hybrider nos pratiques. Que ce soit la capoeira, les quilombos, les gnawi, comme on est des êtres de migration et de déportation, nous avons appris à nous réinventer artistiquement, et ce n’est pas parce que maintenant on est enfermés dans des musées, dans des centres culturels, et qu’on a des CDI qu’on doit oublier cette créativité-là. Cette créativité de l’endurance, en fait, de la souffrance.

Ça ce sont des photos du Sénégal 2021, en lutte, et j’ai noté sur ma feuille : « La révolution comme celle comme seul horizon de lutte. » J’y crois très fort. Je pense qu’on doit tout faire péter pour qu’il y ait de la place pour autre chose. Étienne, vous avez dit tout à l’heure des choses, qui, pour ma génération − car il y a quand même quelque chose de générationnel −, la génération George Floyd, ne passent plus. On n’en peut plus, en fait. On ne peut plus supporter le moindre type qui nous regarde mal dans la rue, on est malades, et on se dit, maintenant ça suffit. On a assez demandé la permission, on a assez pas eu les CDI qu’on voulait, on a assez souffert. Et maintenant, effectivement, plus que jamais on fait péter des trucs. Par exemple, au Sénégal, cette année, ils ont commencé par faire péter les magasins Auchan, les supermarchés locaux, pour commencer la bagarre. Force à nos frères.

Des lieux par soi, pour soi − des « soi » pluriels. Plutôt des espaces de différences. Pas des lieux où chacun·e peut se reconnaitre, mais où il y a des reconnaissances possibles pour chacun.

Ayoko Mensah : Pendant les quelques minutes qui nous restent, j’aimerais continuer sur cette question de l’appropriation culturelle qui est maintenant vraiment sur le devant de la scène. À entendre Baobab, ce que je comprends, c’est qu’aujourd’hui, finalement, certaines personnes n’ont plus la légitimité pour parler de certaines choses du fait que l’environnement colonial a confisqué pendant des siècles et des siècles la parole des dominé·es, des colonisé·es. Aujourd’hui, après des siècles de luttes, il y a une prise de parole et des revendications qui posent aussi une certaine délégitimisation de toute prise de parole extérieure au groupe social concerné. Est-ce que c’est un positionnement que vous, toutes et tous, revendiquez ?

Marie Umuhoza : Je ne parle pas vraiment de l’appropriation culturelle, parce que (merci!) je n’y suis pas tant confrontée à Decoratelier. Je ne sais pas si je vais vraiment répondre à la question, mais des dernières interventions et questions, je retiens deux points principaux : le premier c’est celui de l’expérience. J’aime à croire, et j’en suis presque convaincue d’ailleurs, qu’on est tous et toutes arrivé·es sur cette terre avec des conflits internes qui nous dépassent. Ces conflits internes sont pour certain·es liés à la double conscience − la double conscience d’être un corps noir dans cet environnement blanc, d’être un corps autrement valide, etc. Et cette double conscience elle est hyper importante chez les artistes, et d’autant plus chez les artistes issu·es de la diaspora. Pourquoi ? Parce que dans toutes les sociétés, les artistes représentent une marge − peu importe qu’elle soit vue avec enthousiasme ou avec recul. Et au sein de cette marge, les personnes issues de la diaspora afro-descendante représentent une autre marge − appelez-ça « triple conscience » ou double « double conscience », en tout cas c’est là où je veux en venir.

Ce questionnement met en lumière le cloisonnement dont on parlait tantôt. On assigne des artistes à des thématiques et des thématiques à des artistes. Ce cloisonnement, il est souvent extérieur. Comme je le disais plus tôt, beaucoup d’artistes, de personnes qui abordent la thématique de l’identité le font avant tout pour elles-mêmes. Pas pour les institutions. Pas pour le public. Elles créent pour elles, par elles.

Pour aborder la deuxième question, celle des safe spaces, à partir de cette expression des identités, je vais prendre l’exemple de Customs & Borders, dont on voit quelques images à l’écran. C’est un festival de trois jours à Decoratelier organisé par Sélène Alexa Pliez et Kenny Mala Ngombe, dont la programmation met en avant des artistes et des entrepreneur·es exclusivement afro-descendant·es. Ce qui était particulièrement intéressant dans ce festival, c’est qu’il y avait de tout ce qu’on peut s’imaginer voir à un festival : des performances, des concerts, des dj, des shops, des chill zones… tout. Mais ce qui pour moi faisait la différence, même s’il y a un dénominateur commun entre tou·tes ces artistes − leur africanité −, c’est que c’était un espace de confort.

Je m’explique : pour moi, un safe space, c’est une utopie, parce que my safety is not your safety, ce qui est safe pour toi n’est peut-être pas safe pour moi. Ce qu’on essaie de faire à Decoratelier − et ce qu’a réussi à la perfection Customs & Borders − c’est d’aller vers des espaces de confort. Qu’est-ce qui peut être un espace confortable pour un artiste ? Quel contexte peut être confortable pour toi ? Comment est-ce que tu pourras partager confortablement tout ce que tu as à partager ? Pour les publics, comment pourront-ils recevoir (parce que comprendre c’est encore autre chose) de façon confortable tout ce que tu as à leur partager ? Comment est-ce qu’on peut aménager l’espace pour qu’il soit confortable ? Pas juste accessible : l’accessibilité, ça devrait être la base, le confort, l’objectif.

On a tous et toutes des expériences, des conflits, et des notions du confort qui sont différentes. Donc quand je pense au futur et aux utopies décoloniaux, je ne pense pas à des lieux à soi, mais je pense à des lieux par soi, pour soi − des « soi » pluriels. Plutôt des espaces de différences. Pas des lieux où chacun·e peut se reconnaitre, mais où il y a des reconnaissances possibles pour chacun. La nuance est légère, mais pour moi elle a toute son importance. Et je pense qu’une fois qu’on aura atteint cet espace de confort, pour les gens qui veulent en être, on aura peut-être du temps alors pour parler des questions comme l’appropriation culturelle, qui sont super importantes mais qui restent extérieures à nous et extérieures à nos zones de confort.

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Ayoko Mensah est une spécialiste des cultures et autrice franco-togolaise. Depuis 2016, elle travaille comme programmatrice d’artistes et conseillère institutionnelle au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (BOZAR). Elle est diplômée en Management culturel (MA) de l’Université Paris-Dauphine, en Lettres Modernes (MA) de l’Université Sorbonne Nouvelle (Paris) et en journalisme (CFPJ, Paris).

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Olivier Marboeuf a fondé dans les années 1990 les éditions Amok (devenues Frémok), éditeur de bande dessinée de recherche, puis l’Espace Khiasma, un centre d’art indépendant qu’il a dirigé aux Lilas (banlieue de Paris) de 2004 à 2018. Il partage actuellement son travail entre écrits théoriques et fictionnels autour de la représentation des corps et lieux minoritaires, le dessin et la production de films au sein de Spectre Productions. Ses textes récents sont visibles sur le blog Toujours Debout.

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Baobab van de Teranga est une artiste et intellectuelle polyforme, polyphonique et plurilingue engagée à transformer le réel par la coopération culturelle, technique et sans frontières. Sur terre, Baobab van de Teranga s’incarne dans un corps de femme dont la trajectoire est à la croisée de la Caraïbe et de l’Afrique de l’Ouest. Les pratiques artistiques du Baobab traduisent des réflexions en matière d’analyse des systèmes urbains, d’organisation collective et de Radical Black Feminism. Le Baobab est mobile et navigue entre Dakar, Saint-Louis et Bruxelles

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Anne Westi Mpoma est historienne de l’art, curatrice galeriste, activiste et autrice. En 2019 elle ouvre la Wetsi Art Gallery au studio City Gates, qui se consacre notamment à la revalorisation des artistes afro-descendant·es. Elle fait aussi partie du groupe d’expert·es chargé par la Commission fédérale belge d’analyser le passé colonial du pays.

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Étienne Minoungou est un comédien, conteur, metteur en scène, dramaturge burkinabé et aussi un entrepreneur culturel à Ouagadougou. Le Festival Les Récréâtrales qu’il a initié réunit une centaine d’artistes de plusieurs pays durant deux à trois mois lors de résidences d’écriture et de création théâtrales.

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Ayoko Mensah est une spécialiste des cultures et autrice franco-togolaise. Depuis 2016, elle travaille comme programmatrice d’artistes et conseillère institutionnelle au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (BOZAR). Elle est diplômée en Management culturel (MA) de l’Université Paris-Dauphine, en Lettres Modernes (MA) de l’Université Sorbonne Nouvelle (Paris) et en journalisme (CFPJ, Paris).

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Marie Umuhoza se nourrit au quotidien de ses deux passions, les arts et les cultures, en se concentrant sur l’aspect social qui leur est inhérent. Avec une approche ingénue, elle tente de questionner les différentes intersectionnalités propres à ses expériences personnelles dans ces secteurs mais également celles qui se présentent dans la création, l’accès et le partage des cultures. Immergée dans le paysage culturel bruxellois depuis plusieurs années, elle y navigue toujours curieuse de découvertes et d’expériences. Après avoir poursuivi des études en journalisme et en gestion culturelle, elle met actuellement en pratique ses savoirs au sein de l’équipe de Decoratelier à Molenbeek en tant que coordinatrice.

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« Hogra en algérien signifie à la fois mépris, humiliaton, injustice et abus de pouvoir. Un terme repris par certains jeunes [pour] exprimer leur rapport à une société qui a du mal à sortir de représentations sclérosées héritée de son histoire républicaine et coloniale. », tiré de Saïd Bouamama, « Le sentiment de ”hogra” . Discrimination, négation du sujet et violences », in Hommes et Migrations n°1227, 2000, p. 38-50.

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