Michel Clerbois
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Dossier

Définir avant d’observer, observer pour définir. La friche culturelle, révélatrice de la manière dont la vie culturelle s’institutionnalise

Baptiste De Reymaeker
Coordinateur de Culture & Démocratie

13-01-2017

Que recouvrent comme réalités, en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), les friches culturelles ? Pour répondre à cette question, mes principales recherches ont porté sur la définition de la friche culturelle.
Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ce n’est pas ? Quelle est sa généalogie ? Les quelques structures rencontrées m’ont aidé à cerner mon objet d’étude, à mieux le comprendre, à y accéder sensiblement plutôt que par la seule approche livresque.
Dans cet article, c’est surtout cet exercice de définition qui sera relaté. Un autre, plus tard (et plus long), devrait suivre qui présentera de façon plus complète chaque friche culturelle visitée ainsi que d’autres découvertes entretemps.

À l’origine : le squat
Un squat est une habitation occupée illégalement. Le terme vient de l’anglais (États-Unis) « to squat », apparu en 1800, qui se traduit par s’installer sans titre légal sur un terrain inoccupén. La chercheuse Cécile Péchu observe néanmoins dès 1789, en France, des pratiques apparentées à celles du squat : les déménagements à la cloche de bois. « Les loyers sont payés d’avance tous les six mois, mi-avril et mi-octobre. Mais, dans les faits, ils sont réglés tous les trois mois, au moment du “petit terme”. Les déménagements à la cloche de bois ont lieu à la veille du terme : ils consistent à quitter le logement sans payer le terme, mais aussi sans s’acquitter des termes déjà dus. […] Cette pratique montre à la fois les difficultés matérielles des classes démunies, leur résistance aux rapports sociaux de propriété et le peu de légitimité accordée aux exigences de propriétairesn. »
Il faut attendre 1880 pour que ces résistances individuelles, organisées par les anarchistes, deviennent collectives. Cécile Péchu date de 1912 l’apparition, en France, de squats similaires aux squats contemporains. Elle montre que deux tendances se dessinent déjà parmi les squatteurs et suscitent des schismes au sein des organisations : une, radicale et illégaliste, qui conçoit le squat comme « une propagande par le fait » de leur opposition pure et simple à la propriété. L’autre, légaliste, qui développe une rhétorique ouvriériste revendiquant un droit au logement pour les ouvriers et les exclus et visant un changement de législation. « Le squat est issu des transformations progressives d’une forme de résistance clandestine, le déménagement à la cloche de bois, qui prend par étapes une dimension revendicative. Cette dernière suppose une forme particulière de rapport à la politique reconnaissant sa légitimité et son autonomie. […] La victoire de la forme contestataire-revendicative contribue dans le même temps à délégitimer les actions s’inscrivant sur le pôle de la résistance, en les rejetant dans la délinquance. C’est un des aspects du processus de disciplinarisation des sociétés mis en évidence par Foucault. Ce processus voit la mise en place progressive de dispositifs visant à contrôler, à contraindre et à départager le légal de l’illégal, le normal de l’anormal, dans les comportementsn. »

Du droit au logement au droit à la ville et à vivre autrement
Après Mai 68, le squat prend une autre dimensionn. Il ne s’agit plus seulement de s’opposer aux paiements des loyers et/ou de mettre en évidence la carence des politiques publiques en matière de respect du droit fondamental au logement. La critique change de nature. Si, en occupant des habitations, les squatteurs protestent contre le manque de logements (aspect quantitatif), depuis le début des années 1970, ils entendent aussi formuler une critique qualitative de la vie (politique). Le squat acquiert une dimension culturelle, contre-culturelle. Il veut être une alternative en acte à l’existence normée, mortifère de la société du spectacle : un lieu qui produise, ici et maintenant, des vies différentes. Au départ du squat se structure une vie sociale. Le squat se qualifie parfois de centre social, parfois de centre culturel. Il développe des activités d’ouverture vers le quartier, vers la ville. Certaines de ces activités sont culturelles, proposées par des artistes squatteurs et activistes parmi d’autres.

Squats d’artistes vs squats politiques 

« Enfants bercés par les facilités des Trente Glorieuses, à l’orée de la civilisation des loisirs, vous étiez tous trois avec la fine fleur de votre génération, en révolte contre la société de consommation. Fils et petit-fils de cocos vous aviez rejoint le PCF par tradition familiale, mais vous étiez séduits par les théories de Proudhon, le phalanstère de Fourier, les slogans libertaires : “Ni Dieu Ni maître ; l’Anarchie c’est l’ordre sans le pouvoir !” Vous vouliez mettre en œuvre la société communiste où chacun recevrait suivant ses besoins et il vous est apparu que le milieu de l’art offrait un territoire propice à la réalisation, grandeur nature, de vos idéaux collectivistes. Au cœur d’un quartier populaire, loin des miroirs aux alouettes de l’art officiel du centre-ville comme des tentations baba cools aux relents pétainistes de retour à la terre, vous vous établissiez dans une ancienne fabrique pour changer le monde. »
Alain Garlan, Rois de la forêt

Il faut attendre 1979 pour qu’en France des squats s’autodéfinissant comme squats d’artistes apparaissent. Là, l’identité artistique du squat est centrale. Jusqu’au milieu des années 1990, l’interaction entre l’artistique et le politique reste forten. Les squats d’artistes sont une critique en acte du marché traditionnel de l’art et de l’aspect consumériste et sacralisé de la culture. Le squat d’artiste naît d’une volonté de circulation plus affirmée et réciproque entre processus artistiques et autres dimensions de la vie socialen. En toile de fond, la critique de l’idéologie propriétaire reste prégnante. Ainsi, à l’instar des autres, beaucoup de ces squats d’artistes, illégaux, rétifs aux compromis et autres compromissions, connaîtront une forte répression.
Dès 1997, apparaît à Paris une nouvelle génération d’artistes squatteursn. Confrontés au manque d’espaces de travail, de salles de répétition, de lieux de stockage, de temps pour la création et mus par des désirs de décloisonnement, de socialisation de leurs œuvres et d’autres urbanités, ils cherchent à rompre avec l’image de clandestinité et de radicalité. « Le squat n’est plus une fin en soi, liée à une conception politique, l’assimilant à un lieu nomade, éphémère et libéré. Il est un moyen pour faire aboutir des revendications concrètes de demande d’ateliers n»  (et aussi de démarrer une carrière, tout début en art se faisant à la marge). Une majorité de squats d’artistes s’inscrit dans une démarche légaliste bien que contestataire et revendicative : cherchant des arrangements avec les propriétaires (baux d’occupation précaire) ou avec les pouvoirs publics ; répondant parfois à des missions de cohésion sociale et d’animation du quartier…

La victoire de la forme contestataire-revendicative contribue dans le même temps à délégitimer les actions s’inscrivant sur le pôle de la résistance, en les rejetant dans la délinquance. C’est un des aspects du processus de disciplinarisation des sociétés mis en évidence par Foucault. Ce processus voit la mise en place progressive de dispositifs visant à contrôler, à contraindre et à départager le légal de l’illégal, le normal de l’anormal, dans les comportements.

Assagis, ces squats d’artistes vont susciter l’intérêt des pouvoirs publics. En 2001 est publié en France un rapport intitulé Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires… Une nouvelle époque de l’action culturelle, rédigé par Fabrice Lextrait, ancien administrateur de la friche marseillaise La Belle de Mai, à la commande du secrétaire d’État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle. Ce rapport et l’accueil qu’il reçut officialisent la friche comme catégorie à part entière des politiques culturelles.
La recommandation que faisait la même année Emmanuelle Destremau (metteur en scène, réalisatrice d’un documentaire sur les squats d’artistes parisiens) sonne alors comme une ultime (et vaine) mise en garde : « Les squats d’artistes ne doivent pas s’installer, de quelque façon que ce soit : c’est parce qu’ils sont temporaires et hors-la-loi qu’ils permettent l’émergence de nouveaux rapports entre les artistes et le publicn. »

L’écart semble s’être agrandi et devenu infranchissable entre les squats d’artistes et les squats politiques. En opposition concrète au pouvoir, les habitants de ces squats politiques – souvent des jeunes hommes issus de familles de la classe moyenne instruite et détenteurs de diplômesn – refusent de considérer l’État ou le propriétaire comme des interlocuteurs valables. Le squat est leur réponse « aux différents moyens de surexploiter et d’embrigader les travailleurs que sont l’accès à la propriété par le crédit ou le paiement d’un loyer n». On y organise de multiples activités politiques « en lien avec les mouvements antispécistes, féministes, altermondialistes, ou encore des sans-papiers. Beaucoup disposent d’un « infokiosk », mettant à disposition tracts et journaux militants. Certains abritent des bibliothèques autogérées […]. Ils proposent des ateliers, programment des concerts […] ou d’autres manifestations artistiques, tiennent des bars, organisent des repas.n »
Leur mépris vis-à-vis des squats d’artistes installés ou désirant le devenir est grand : « plus besoin de contester, l’art le fait à notre place », ironise le collectif des Squatteureuses qui met en évidence ce processus de disciplinarisation des sociétés, expliqué ci-dessus par Cécile Péchu : « musées, galeries, maintenant friches, laboratoires, projets pluridisciplinaires, fabriques, squats d’artistes : à quel point ces territoires normalisés et/ou récupérés nourrissent-ils l’idéologie dominante ? Les squats gentils et « utiles » sont-ils pour l’État un outil de stigmatisation et de criminalisation des squats méchants et insubordonnés n? »
Ce type de squat refuse toute catégorisation, tout qualitatif, toute mise en case. « Nous créons, nous bidouillons, nous nous exprimons tous les jours en bon(ne)s artistes quotidien(ne)s et nos œuvres inestimables, ce sont nos propres existences. Nous nous réapproprions une globalité, une liberté et une jouissance qu’on veut réserver à la fonction artistique. Nous n’avons pas besoin de revendiquer une posture, un qualificatif ou un statut reconnu par l’État. […] Nous sommes venu(e)s pour rappeler que des gens créent, pensent et ressentent, rient et pleurent, bâtissent et déconstruisent, s’activent et glandent, dans des squats et d’autres lieux de vie collective, en marge autant que possible des cadres institutionnels et marchands. Que des choses intenses s’y jouent, s’y élaborent, et s’y vivent, sans salaire ni hiérarchie ni subvention ni permissionn

Friches culturelles ou friches-labels ?
Si le squat d’artiste, ou le squart, n’a a priori aucune prétention à la pérennisation de son occupation, cherchant à légitimer une démarche d’occupation transitoire de lieux inoccupés et, quand il conserve une dimension politique, d’interroger temporairement le droit à la prioritén, ce n’est pas le cas de la friche culturelle qui, s’établissant sur d’anciens et souvent vastes sites industriels ou militaires, entend souvent régulariser sa situation, et ce pour inscrire son occupation dans le temps et d’entamer un travail sur du long terme.
Au-delà des questions de la nature des bâtiments occupés, on pourrait parler de friche culturelle plutôt que de squat d’artistes lorsque le processus d’institutionnalisation « productrice de régulation socialen » atteint un certain degré ; lorsque les négociations avec les pouvoirs publics ne concernent pas uniquement la légalité de l’occupation mais aussi la nature des activités développés par les occupants ; lorsque les politiques culturelles, par exemple, s’y intéressent de près, jusqu’à court-circuiter le cheminement habituel qui aboutit à l’apparition d’une friche culturelle – (1) occupation d’un bâtiment laissé en friche par des artistes ou collectifs qui mettent les autorités et/ou le propriétaire devant le fait accompli et (2) négociation pour régulariser l’occupation voir la consolider – en prenant part, dès le début, à la création de friches culturelles.

Et il est des périodes – heureuses ! – lors desquelles les politiques culturelles et leurs outils accusent un retard par rapport à la vie culturelle : l’émergence de friches culturelles est le symptôme de ce retard, de cette inadéquation entre des outils culturels institués et des réalisations culturelles (de moins en moins marginales) qui ne se satisfont pas des conditions de production et de diffusion actuelles. Les outils institués, normés et normant, peuvent devenir des obstacles à l’épanouissement de nouvelles pratiques culturelles.

Les friches culturelles issues de ce court-circuitage sont qualifiées par Lauren Andres et Boris Grésillion de « friches-labels » et constituent selon eux « les limites de ce que l’on peut encore ranger dans la catégorie des friches culturellesn. » Nous ne sommes pas loin en effet de la pépinière de startups œuvrant pour l’industrie culturelle, installée dans un quartier populaire sur le site d’une ancienne usine dans le but de revaloriser le quartier et d’attirer une population de cadres. Ça, ce n’est pas une friche culturelle !

Retard des politiques culturelles sur la vie culturelle
Alors que les premières friches culturelles émergent au milieu des années 1980, comment expliquer cet intérêt des politiques publiques apparu en France début du XXe avec la publication du rapport Lextrait ?
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les pouvoirs publics ont assez logiquement créé les outils utiles à la réalisation des nouvelles politiques culturelles : les théâtres, les bibliothèques, les centres culturels… Mais l’avantage des institutions est leur inconvénient : elles durent. Et il est des périodes – heureuses ! – lors desquelles les politiques culturelles et leurs outils accusent un retard par rapport à la vie culturelle : l’émergence de friches culturelles est le symptôme de ce retard, de cette inadéquation entre des outils culturels institués et des réalisations culturelles (de moins en moins marginales) qui ne se satisfont pas des conditions de production et de diffusion actuelles. Les outils institués, normés et normant, peuvent devenir des obstacles à l’épanouissement de nouvelles pratiques culturelles. Les espaces de culture institués sont alors des lieux de reproduction culturelle et sociale et non plus des lieux de création.
Ce besoin d’autres lieux de culture se fait sentir également au niveau des publics. Les institutions culturelles classiques peinent aujourd’hui à renouveler et élargir leur audience alors qu’on observe un intérêt croissant de nouveaux publics (plutôt jeunes) pour ces lieux de culture décomplexante.
Pour ces raisons, les politiques culturelles ne peuvent faire autrement que de s’intéresser à l’émergence de ces « nouveaux » lieux de culture. Il ne s’agit pas de créer des fronts, de plaider pour que demain ferment les théâtres, les musées, les centres culturels et s’ouvrent des friches culturelles. Il s’agit de chercher comment faire dialoguer les lieux anciens avec les lieux nouveaux, de voir comment ils peuvent nourrir une relation dialectique. Pour cela, une juste appréhension de ce qu’est une friche culturelle (et de ce qu’elle n’est pas) semble nécessaire.

Tentative de définition
Nos paysages, urbains entre autres, sont marqués, dessinés par le passé industriel, l’âge d’or du capitalisme. Jusqu’à la désindustrialisation, ces bâtiments – entrepôts, fabriques, ateliers, usines, gares – faisaient sens pour les gens, les habitants, les riverains. Ils étaient des outils nécessaires à l’économie capitaliste à laquelle ils participaient (si l’exploitation est une forme de la participation). Aujourd’hui abandonnés, délabrés, ils sont tels des plaies béantes, des injures faites au passé, à la mémoire ouvrière. Injures car ces lieux, cette histoire continuent, même par défaut, à nous déterminer. C’est pourquoi il est opportun de leur redonner sens. Continuer à produire dans des lieux de production, mais autre chose que la production capitaliste.
S’il s’agit de parler du phénomène de reconversion ou de détournement statutaire et fonctionnel (du patrimoine foncier au patrimoine culturel ; de l’infrastructure économique au monument) de lieux initialement non prévus pour la diffusion culturelle, alors il existe, ne fût-ce qu’en Fédération Wallonie-Bruxelles, un grand nombre d’endroits que pourrait subsumer* cette catégorie de « friche culturelle ».

On ne peut pas se satisfaire de ce seul aspect de changement de fonction d’un lieu pour le définir comme « friche culturelle » même s’il faut reconnaître que l’esthétique industrielle, l’esprit du lieu participent à sa définition

Des musées – le MAC’s dans un charbonnage au Grand Hornu, le Wiels dans une brasserie de Forest… – ; des salles de concert – l’Entrepôt dans une douane à Arlon – ; des théâtres – le théâtre Océan Nord dans un garage à Schaerbeek… –; des centres culturels – Les Halles de Schaerbeek dans des halles, le Recyclart dans une gare à Bruxelles, le centre culturel de Namur dans les abattoirs de Bomel ; le Brass dans une brasserie à Forest – ; des ateliers/résidences
d’artiste – le Cheval noir dans une brasserie à Molenbeek… - ; des centres de recherche – iMAL dans une minoterie* à Molenbeek…
On ne peut pas se satisfaire de ce seul aspect de changement de fonction d’un lieu pour le définir comme « friche culturelle » même s’il faut reconnaître que l’esthétique industrielle, l’esprit du lieu participent à sa définition en ce sens qu’ils influencent la création artistique et le travail de médiation culturelle qui permettrait à un autre public oublié de la culture classique de se reconnaître et de se retrouver dans des lieux d’expérience construits à l’origine pour l’exploitationn.
Le patrimoine monumental que le bâti représente ne doit pas faire l’objet d’une admiration nostalgique mais au contraire être occupé par une volonté de réanimer la mémoire des habitants de ces lieux. Au sein d’une friche culturelle, un lien entre l’art – souvent jugé comme conceptuel, abstrait – et la mémoire du monde industriel où domine le faire doit être cherché, noué. La pratique de l’art qui s’y déploie conçue comme un retour à la matière, au collectif, au labeur.

Une friche culturelle résiste au devenir normal d’un lieu de diffusion culturelle, soumis, même quand il est public, aux lois du marché. Elle porte en elle un autre rapport à la culture, une nouvelle forme d’intégration de l’artiste dans la société, une autre approche du public voire une autre économie. Elle est un lieu non encore normé qui questionne les pratiques culturelles habituelles, sectorisées. Elle est un espace où la relation au temps de création et de diffusion peut être interrogée. Elle est un lieu affranchi des normes, un espace d’exploration, de cocréation (esthétique de la coopération), de multidisciplinarité, de décloisonnement et de cogestion. Les contraintes spatiales inattendues offrent des possibilités d’utilisation bien moins uniformes qu’une salle à l’italienne par exemple et favorisent l’originalité des créations. Elles autorisent et suscitent des mises en scène de l’art beaucoup plus audacieuses que dans des lieux formatés. La friche culturelle rejette les conditions de production actuelles soumises au lucre qui déterminent les œuvres pouvant advenir et celles ne le pouvant pas ; qui déterminent quelle relation au public il est possible de créer et de ne pas créer. Elle n’entre dans aucune case. Elle n’est ni salle d’exposition, ni salle de concert, ni théâtre, ni centre culturel, ni atelier de pratiques artistiques (professionnelle ou amateur), ni lieu de débat et de rencontres, ni résidence, ni bibliothèque… et tout cela en même temps : sorte de fruit bâtard né de l’union des anciens outils culturels.
La friche culturelle entend asseoir une conception élargie, hétéronome et dynamique de la culture. Il y a une dimension sociale : un ancrage sur le territoire, une implication des habitants du quartier (ou du moins une appropriation souhaitée des lieux et de ce qu’il s’y passe par les habitants du quartier, y compris les actes de création). À l’instar de l’opérateur culturel, l’artiste investi dans une friche culturelle sort de son rôle habituel, son métier change.

Observer les friches culturelles en Fédération Wallonie-Bruxelles
J’ai essayé de définir, voire de construire, l’objet qu’il s’agit d’observer en Fédération Wallonie-Bruxelles. Récapitulons les lignes principales qui le caractérisent.

Une friche culturelle :
– ne se réduit pas à la seule réaffectation en lieu culturel d’anciens bâtiments témoins du passé industriel ;
– quand elle n’est pas dès le départ investie et occupée avec l’accord et le soutien des pouvoirs publics, tend à régulariser et pérenniser son occupation. La friche culturelle ne s’inscrit pas (ou plus) dans un courant illégaliste. Elle accepte d’entrer dans un processus d’institutionnalisation (qualifié par ses détracteurs de disciplinarisation) et tente de faire reconnaître ses activités en échange de subventions, cherchant un équilibre entre l’intérêt d’obtenir des financements publics structurels et/ou par projets et le maintien de son indépendance ;
– intègre la dimension industrielle initiale de l’espace qu’elle occupe, se laisse travailler par la mémoire du lieu, lui rend justice ;
– accueille une diversité de pratiques artistiques, culturelles et citoyennes ;
– est un espace cogéré ;
– donne la possibilité de s’affranchir des conditions normées de production et de diffusion d’une œuvre et offre des conditions de création hors du commun qui représentent des contraintes inédites et motivantes ;
– se conçoit comme une alternative aux industries culturelles et au rapport marchand à la culture ;
– cherche à ce que les habitants riverains et autres passants nourrissent et s’approprient les promesses qu’elle représente.

Ces caractéristiques ne doivent pas être conçues comme des points fixes auxquels on raccroche une telle friche ou pas, mais comme des façons de nommer des tensions entre des pôles. Chaque friche plaçant le curseur à des degrés différents d’intensité sur les multiples tensions dans lesquelles elle est prise et cherchant l’équilibre qui lui correspond.
J’ai à ce jour repéré sept lieux culturels en FWB – il y en a certainement plus et il y en a eu davantage ! – qui sont traversés par ces tensions. On peut choisir une caractéristique (une cause de tension) et comparer le positionnement de ces différents lieux afin de saisir la complexité et la plurivocité du phénomène des friches culturelles. Les conditions d’émergence et de stabilisation de la friche semblent être l’objet d’une interrogation première.

À Liège, j’ai rencontré Philippe Taszman (Groupov) qui porte, avec Nathanaël Harcq (ESACT) et Olivier Parfondry (Théâtre & Publics), le projet de l’asbl La Chaufferie Acte1. Un projet ambitieux de réhabilitation de la Centrale Thermoélectrique présente sur le site du Val-Benoît, lui-même en pleine revalorisation, pour y créer, à côté de l’ULg, de la Cité des Métiers et du Forem, pas loin du Conservatoire de Liège et des locaux de Théâtre & Publics, un pôle de recherche et développement dans le secteur des arts de la scène.
Bien que développant des activités très différentes, le Studio, qui va s’ouvrir très prochainement à La Louvière, présente des similarités quant aux conditions d’émergence : la maison de jeunesse Espace Indigo relaie au pouvoir communal une demande des jeunes musiciens en manque d’espaces de répétition et grâce à un financement de la politique fédérale des grandes villes, la commune prévoit de réhabiliter le site d’un ancien charbonnage en salles de répétition, studio d’enregistrement et petite scène, mais aussi en skate parc/piste de bmx (géré par l’asbl Altern’active), en ateliers pour la compagnie de cirque Décrocher la lune, et en espaces de coworking…
Dans les deux cas, la dynamique est soutenue dès le départ par les pouvoirs publics. Le projet ne peut se concrétiser sans eux. Ce sont des cas limites de friches culturelles, identifiés par certain comme friches-labels. Il n’y pas eu d’occupation, de questionnement sur la propriété, sur la précarité du lieu et de sa transformation progressive.

À Liège encore, j’ai visité les locaux de l’association Espace 251 Nord et discuté avec Laurent Jacob. Installé dans une maison qui abritait les activités administratives et commerciales d’un charbonnage (élément d’une friche industrielle plus vaste elle aussi prise dans une dynamique de réhabilitation et comprenant entre autres une brasserie, l’entrepôt d’un marchand d’huile, une gare), l’association – qui s’occupe de diffusion d’art contemporain en organisant dans ses locaux et hors ses murs, dans l’espace urbain, des expositions et qui est reconnue pour ces activités par la FWB – a réglé la question de l’occupation en devenant propriétaire, après avoir occupé et réhabilité les lieux de 1983 à 1991 via un bail d’autorénovation*. Depuis peu, l’asbl a acheté et investi un autre lieu de mémoire : La Comète, une ancienne salle des fêtes/salle de projection/bistrot qu’elle retape sur fonds propres.
Sur cette question de l’acquisition par ses occupants d’une friche, un lien peut se faire avec Les Fours à Chaux, à Tournai, achetés il y a vingt ans par quatre amis, pour y organiser, via une fondation, des fêtes, des spectacles, des concerts, des expositions. Les Fours vont bientôt accueillir dans les écuries attenantes (réhabilitées avec l’aide de l’intercommunale Ideta) un centre d’entreprises créatives. Dans une cour, des ateliers et résidences d’artistes seront organisés sous la houlette du jeune graphiste tournaisien Nicolas Verdoncq qui imagine, au départ de ces espaces de création, mettre sur pied un festival de musiques électroniques expérimentales et organiser des projections de documentaires… Financièrement la fondation vit de ses cotisations, des bénéfices générés par les fêtes et autres événements, mais aussi de la vente de parcelles du jardin qui s’étend au-dessus des fours, destinées à accueillir « des passe-mémoire », sortes de monuments funéraires.

À Bruxelles, j’ai découvert le long du canal à Molenbeek la friche au Quai (ancien entrepôt) qui commence doucement à reprendre vie, après un an d’incertitude quant à la possibilité ou pas d’encore occuper le lieu. Ouvert de façon sauvage il y a dix ans par quatre étudiants de l’école de théâtre LASSAAD en recherche d’espaces de travail, la friche a très vite été régularisée (deux mois après son ouverture), mais de façon précaire. La situation n’a pas changé, même si les propriétaires du bâtiment, oui : la régie foncière, ensuite la commune de Molenbeek et aujourd’hui un privé. C’est une précarité qui dure. La friche au Quai est avant tout un lieu d’ateliers et de répétitions, mais elle accueille aussi des fêtes, des concerts, des rencontres… Elle est un lieu d’habitation pour deux artistes.
Le collectif s’est constitué en asbl et reçoit quelques subventions ponctuelles pour des projets d’animation de quartier (Pop’Up Canal). Une participation aux frais est demandée pour l’occupation des espaces de répétition.

La question n’est alors pas comment la friche culturelle y trouve sa place, mais comment elle interroge et modifie l’ensemble du paysage culturel, l’ensemble des pratiques culturelles.

Sur le canal, pas très loin, il y a le Barlokn, porté par l’asbl Gniak, qui a décroché, grâce à l’intervention de l’asbl Toestand, et avant occupation, un bail précaire – qui se termine en juin – pour l’occupation d’un hangar, propriété de Bruxelles Environnement, pas loin de Tour &Taxis. La friche ne se limite pas à proposer une programmation culturelle alternative et à accueillir des artistes en résidence. Elle héberge une friperie, une médiathèque ; s’y organise des tables d’hôtes, des ateliers, une permanence pour aider les habitants du quartier dans leur démarche administrative. Cela permet une circulation qui décloisonne l’art, le réintègre dans le social.

À Charleroi, le Rockerill, friche gigantesque qui abrita des forges, a été occupée dès 2005 et dans un premier temps sans véritable permission par un collectif d’artistes et d’amis qui y organisa des expositions éphémères, puis des concerts… Chaque événement était l’occasion de défricher. Face au succès, le collectif s’est constitué en asbl et a obtenu des financements structurels qui lui permettent aujourd’hui d’échapper à la précarité, bien que des fonds manquent pour la rénovation, nécessaire, de l’immense bâtiment, ce qui maintient l’association dans une certaine incertitude quant à la possibilité sur le long terme de continuer à investir le lieu.

En FWB, les politiques culturelles ne savent pas encore trop quoi faire de ces objets culturels non identifiés et encore peu nombreux sur son territoire que sont les friches culturelles. Sans doute parce qu’elles relèvent à la fois de compétences fédérales (social), communautaires (culture), régionales (aménagement du territoire) et locales ; parce qu’elles n’entrent dans aucun des secteurs des politiques culturelles telles que structurées aujourd’hui (centre culturel, CEC, éducation permanente, art du spectacle, lecture publique…) ; parce que, souvent rétives à leur catégorisation, elles se laissent, à des degrés divers, assez difficilement identifier. « On fait de la culture pas des politiques culturelles », affirme Michael Sacchi, coordinateur du Rockerill, désirant éviter de connaître, sous la pression institutionnelle, le même sort que la friche la Belle de Mai, à Marseille, devenue, selon lui, une prisonn.

Conclusions
Jusqu’où accepter les règles du jeu entre l’institué, l’instituant et ce qui y échappe ? La destinée des friches culturelles est-elle de devenir les nouveaux outils de politiques culturelles plus en phase avec leur temps ? Au départ de la création d’une friche, il y a bien souvent une énergie contestatrice, une volonté d’occuper « culturellement » de manière différente un lieu non conçu au départ pour abriter des activités culturelles. Comment préserver cette énergie ?
Peut-être faut-il renverser notre manière de réfléchir l’intégration de ces lieux de culture hors normes dans le paysage culturel : la question n’est alors pas comment la friche culturelle y trouve sa place, mais comment elle interroge et modifie l’ensemble du paysage culturel, l’ensemble des pratiques culturelles… La friche n’interroge pas que notre rapport à la culture, plus fondamentalement elle questionne la disponibilité citoyenne et politique de chacun à investir ces lieux et remet en question le temps de travail : pour que la friche culturelle puisse fonctionner comme elle le veut, il faut libérer du temps pour la culture.

Image: © Michel Clerbois. Site d’Hirson-Buire, château d’eau, 1994

1

PÉCHU C., Les squats, Paris, Presses de Science Po, 2010, p.9.

2

Ibid. pp. 21-22.

3

Ibid. pp. 44-45.

4

Ibid. p.87.

5

Ibid. p.108.

6

HENRY P., « Les friches culturelles d’hier à aujourd’hui : entre fabrique d’art et démarches artistiques partagées », dans La mise en culture des friches industrielles, Rouen, PURH, 2016, 13 pages.

7

PÉCHU C., op.cit., p.109.

8

Ibid. p.110.

9

DESTREMAU E., « Les squats d’artistes parisiens », dans Mouvements, Vol. 1, N°13, 2001, pp. 69-72.

10

Ibid p.116.

11

Ibid. p.96.

12

Ibid. p.116.

14

Ibidem.

15

DESTREMAU E., op. cit.

16

DE LA BROISE P., GELLEREAU M., « De l’atelier à l’atelier : la friche industrielle comme lieu de médiation artistique », dans Culture & Musées, Friches, squats et autres lieux : nouveaux territoires de l’art ?, N°4, 2004, pp. 19-35.

17

ANDRES L., GRESILLON B., « Les figures de la friche dans les villes culturelles et créatives : Regards croisés européens. », dans L’Espace géographique, Vol. 1, 2011, pp. 15-30.

18

DE LA BROISE P., GELLEREAU M., op. cit.

19

Voir FERON M., « Le Barlok : Nouveau lieu culturel à Bruxelles », Le Journal de Culture & Démocratie, N°39, 2015, pp. 23-24.

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Journal 45
Friches
Édito

Sabine de Ville
Présidente de Culture & Démocratie

Friche, un rêve des possibles

Nimetulla Parlaku
Cinéaste, administrateur de Culture & Démocratie

Politiques urbaines et friches

Corinne Luxembourgn
Directrice d’études de licence professionnelle aménagement des paysages, gestion durable des espaces urbains et ruraux. Maîtresse de conférences en géographie à l’Université d’Artois.

Les friches : espaces colonisés ou producteurs de commun ?

Dominique Nalpas
Commoneur bruxellois et administrateur d’Inter-Environnement Bruxelles
Claire Scohier
Chargée de mission Inter-Environnement Bruxelles

Friches et dynamiques de patrimonialisation des espaces anciennement industriels

Vincent Veschambre
Directeur du Rize (Ville de Villeurbanne), UMR CNRS environnement, ville, société

Définir avant d’observer, observer pour définir. La friche culturelle, révélatrice de la manière dont la vie culturelle s’institutionnalise

Baptiste De Reymaeker
Coordinateur de Culture & Démocratie

La Maison à Bruxelles, futur incubateur de coopératives autonomes désireuses d’entretenir les territoires communs

Nimetulla Parlaku
Cinéaste, administrateur de Culture & Démocratie

Tour & Taxis Backup*

Maria Delamaren
Artiste plasticienne et architecte

Friche : œuvrer en commun l’espace d’un temps

Pauline Hatzigeorgiou
Historienne de l’art, curatrice et chargée de médiation à l’ISELP

Visiter le passé, le présent et l’avenir

Entretien avec Michel Clerbois
Propos recueillis par Anne Pollet, chargée de projets à Culture & Démocratie

À l’école des Grands Voisins

Pierre Hemptinne
Directeur de la médiation culturelle à PointCulture, administrateur de Culture & Démocratie

Les Centri sociali en Italie : de l’occupation pour la création de la sphère publique

Irene Favero
Économiste, membre de l’AG de Culture & Démocratie

Entre liberté et restrictions. Focus sur le Landbouwbelang à Maastricht

Marie des Neiges de Lantsheere
Stagiaire à Culture & Démocratie

« Mais c’est quoi ce truc  ? »

Sébastien Marandon
Professeur de français, membre de l’AG de Culture & Démocratie

Le Parti du Rêve de Logement

Entretien avec Mohamed Hindawi, Peter Snowdon, Victoria Uzor et Aurélia Van Gucht
Propos recueillis par Maryline le Corre, chargée de projets à Culture & Démocratie

Une lutte conjointe : le processus d’accompagnement des paysans de Cabrera pour la défense de leur territoire

Angélica María
Nieto Garcían
Traduction Félicie Drouilleau

Michel Clerbois

Artiste plasticien