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Dossier

Démocratie alimentaire et droit à l’alimentation

Thibault Galland, chargé de recherche à Culture & Démocratie

13-08-2024

Relier « démocratie » et « alimentation » démontre que le « manger » est central dans un modèle de société et déconstruit un système qui réduit l’individu à un rôle de consommateur, sans droit de cité sur le contenu de son assiette. C’est un vaste chantier qui recrée, par exemple, des liens de sens entre producteur·ices et mangeur·ses ; qui milite pour l’application d’un droit à l’alimentation croisant le droit à la santé, à l’habitat, à l’éducation et pour la création d’un système alimentaire équitable, écologique et inséparable des droits humains. C’est instaurer l’alimentation comme un bien culturel public géré par les citoyen·nes, via une dynamique délibérative à tous les étages.

La démocratie alimentairen
À travers la planète, différents mouvements et initiatives citoyennes réclament un changement de modèle alimentaire. Ces collectifs s’intéressent aux conditions sociales, économiques et environnementales qui façonnent les systèmes alimentaires et interrogent les choix qui les font fonctionner. Pourquoi choisir telle culture et comment la récolter ? Quelles sont les possibilités en matière de commercialisation des produits et quel accès est donné aux consommateur·ices ? Faut-il en passer nécessairement par des étapes de conditionnement des aliments, de transformation et de transport des denrées ? Les populations veulent délibérer et débattre des modèles agroalimentaires et agricoles auxquels elles participent.
En Belgique par exemple, les Groupes d’Achats Solidaires de l’Agriculture Paysanne (GASAPn), nés en 2006 et structurés en un réseau d’asbl en 2009, sont issus d’une prise de conscience citoyenne face à la situation de crise dans les domaines de l’agriculture et de l’alimentation (méconnaissance de l’origine de nos denrées et perte de qualité, insécurité et gaspillage alimentaire, impératifs écologiques, déperdition des agricultures paysannes au profit d’agricultures productivistes,…). Ces groupes d’achats visent une transformation du rapport à l’alimentation en générant de nouvelles solidarités entre la société civile et les producteur·ices. En pratique, il s’agit d’établir un partenariat entre les producteur·ices et les mangeur·ses (plutôt que consommateur·ices). Cet échange se veut solidaire, contractualisé, sans intermédiaire commercial et dans un esprit de pérennité.
Concrètement, cela peut être un·e maraicher·ère qui livre ses fruits et légumes voire d’autres produits à un groupe local, lequel se charge d’organiser la distribution aux différent·es membres.
Cette initiative parmi bien d’autres (les magasins coopératifs en Belgique, les AMAP (Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne) en France, les Comités d’élaboration des politiques alimentaires au Canada, la Déclaration des droits des paysan·nes en Amérique latine, différents mouvements paysans et de communautés rurales à travers la planète,…) fait partie d’un phénomène politique plus large et conceptualisé sous le vocable de démocratie alimentairen. Pour saisir l’ampleur de ce phénomène, revenons après la fin de la Deuxième Guerre mondiale et l’émergence de la société de consommation durant les Trente Glorieuses (1945-1975 ) où le statut de consommateur·ice acquiert une importance majeure dans le contrat social : est inclus·e socialement celle ou celui qui consomme. De plus en plus, l’individu manifeste son existence à travers le fait d’acheter tel ou tel produit alimentaire, bien que les choix proposés restent majoritairement structurés par des économies de marché. Face à cette évolution, les phénomènes auxquels le concept de démocratie alimentaire renvoie sont autant de signes et de revendications des citoyen·nes pour reprendre le pouvoir sur les systèmes alimentaires. La démocratie alimentaire se base sur deux postulats.
D’une part, l’alimentation est un bien public, avec les enjeux que cela charrie en termes de responsabilité sociale, de solidarité et d’identité collective ; d’autre part, c’est aux populations elles-mêmes de pouvoir prendre les décisions fondamentales en matière de gestion de ce bien public. La démocratie alimentaire peut sur cette base devenir un système politique complet ou du moins, renvoyer à des processus émergeant de la société civile pour reprendre en main les enjeux propres à l’alimentation et assurer un avenir durable par une transition écologique.
Comme l’indiquent Dominique Paturel et Patrice Ndiayen, c’est une nouvelle citoyenneté qui se développe, « dans laquelle les citoyen·nes retrouvent les moyens d’orienter l’évolution de leur système alimentaire à travers leurs décisions et pas uniquement leurs actes d’achat ».
Pour autant, la démocratie alimentairen n’est effective que dans la mesure où il y a une compréhension du modèle alimentaire en tant que système, une connaissance de son fonctionnement et de ses pratiques sociales et culturelles, ainsi qu’un apprentissage des multiples fonctions de l’alimentation au-delà de la nutrition. Selon les auteur·ices, il s’agit d’enrichir le concept de démocratie alimentaire avec des questionnements relevant de la citoyenneté mais aussi de la justice sociale et culturelle (autour de l’accès, la participation et le pouvoir d’agir), et ce pour l’ensemble des acteur·ices du système alimentaire.

Dans le contexte de l’aide alimentaire, il reste à changer de paradigme pour passer d’un modèle essentiellement distributif à un modèle dans lequel puisse coexister l’aide alimentaire et des formes durables d’accès à l’alimentation.

Si la démocratie alimentaire renvoie à des initiatives louables et vertueuses, on constate en interrogeant des actions en direction des populations plus vulnérables que cette dynamique démocratique est à plusieurs vitesses. Dominique Paturel nous précise que, dans ce type d’actions, l’enjeu délibératif n’est pas toujours au rendez-vous malgré les intentions de durabilité. En effet, des injonctions peuvent être données aux populations vulnérables sur ce qui serait le « bon et juste modèle alimentairen ». En l’absence de concertation et de dialogue, on perd alors la pluralité des voix et des expériences au détriment de l’autonomie et de l’émancipation des un·es et des autres.

Pour un droit à l’alimentation
Plus fondamentalement, la démocratie alimentaire doit s’inscrire dans la perspective d’un droit à l’alimentation à garantir pour, par et avec toutes les personnes, en dépit des inégalités. En particulier, dans le contexte de l’aide alimentairen, il reste à changer de paradigme pour passer d’un modèle essentiellement distributif à un modèle dans lequel puissent coexister l’aide alimentaire et des formes durables d’accès à l’alimentation. Il s’agit de distinguer le droit de se nourrir du droit à l’alimentation, de considérer l’alimentation au-delà de sa fonction physiologique et reconnaitre la personne comme sujet culturel plutôt que comme simple bénéficiaire.
C’est ce qu’atteste l’étude « Se nourrir lorsqu’on est pauvre » réalisée par plusieurs chercheur·ses avec ATD Quart Monden. Au-delà des dimensions nutritionnelles et de santé de l’alimentation, les enjeux sont le respect de la dignité des personnes, la non-discrimination, la lutte contre les exclusions et la participation citoyenne dans l’accès à l’alimentation. Se nourrir représente un acte vital tout en étant facteur de dynamiques essentielles à la personne humaine, notamment quant à la construction de l’identité individuelle, la création du lien social ou encore le positionnement dans un groupe social. Vivre en situation de précarité fragilise ces dynamiques en même temps que s’impose une série de barrières (financières, matérielles, etc.) pour l’accès à l’alimentation.
Cependant, les personnes les plus pauvres parviennent à développer une expertise réelle dans l’élaboration de stratégies, de solutions ou préconisations ; ces personnes se font véritablement force de propositions et d’actions innovantes. Il importe donc d’éviter le sentiment de honte et de perte de dignité, de lutter contre la stigmatisation et la discrimination pour sortir des logiques d’exclusion et pouvoir développer l’autonomie alimentaire. Il est nécessaire de respecter le choix des personnes, leur culture alimentaire et leur gout, tout en assurant les conditions durables d’accès, de participation et d’action de celles-ci.
C’est dans cette perspective plus inclusive qu’il faut entendre la démocratie alimentaire pour qu’elle se fasse véritablement moteur de justice sociale. Elle doit prendre son sens à la fois avec ceux et celles qui cherchent à reprendre la main sur leur alimentation et ceux et celles qui manquent de ressources économiques, le tout avec comme horizon un accès égalitaire et durable à une alimentation saine et de qualité. Toutefois, cette rencontre des enjeux ne se fait pas sans tension et opposition, comme nous l’expliquent Magali Ramel et Dominique Paturel : « Les partisans de la redistribution [des ressources] vont jusqu’à affirmer que les revendications identitaires [liées au respect des personnes] nient les rapports de domination au profit d’une revendication du sujet ; quant aux tenants de l’argumentaire identitaire, ils mettent en avant que la seule préoccupation de redistribution ne peut pas prendre en compte les aspirations subjectives des personnes et empêchent la reconnaissance de ces groupes dans l’espace publicn. » Ainsi, une politique d’aide alimentaire peut contribuer à banaliser l’alimentation et continuer à en faire une variable d’ajustement dans le budget des ménages. Sans compter que nourrir les populations en situation de précarité à partir de la surproduction et du gaspillage entretient le statu quo en invisibilisant l’impact écologique de ces mécanismes et les enjeux de durabilité. Dès lors, le débat public et démocratique sur l’accès durable à une alimentation saine et de qualité n’a pas lieu, l’existence d’un problème public est niée et les situations de précarité sont invisibilisées. Pour que cette délibération puisse se faire et que chaque citoyen·ne puisse se réapproprier son accès à l’alimentation, il est nécessaire qu’un droit à l’alimentation durable établisse que se nourrir est une commune nécessité de tous les êtres vivants. Il faut garantir l’accès digne de tou·tes à l’alimentation en considérant les enjeux associés à la « gastronomie de la faim ». On ne doit pas réduire les aspirations des personnes en situation de précarité alimentaire à leurs seuls besoins de subsistance mais respecter toutes les composantes entourant l’acte alimentaire, et plus largement, saisir les aspects structurels et de dignité qui façonnent les relations sociales autour de l’accès à l’alimentation.

Vers les dimensions culturelles du droit à l’alimentation
Dans la perspective d’un modèle alimentaire plus durable et inclusif, la rencontre entre démocratie culturelle et droit à l’alimentation se nourrit d’une approche par les droits humains et leur indivisibilité. Le droit à l’alimentation est largement lié à d’autres tels que les droits à la santé, à l’habitat à l’éducation,… La réalisation des droits humains est l’objectif à atteindre et leur indivisibilité est un moyen pour « construire une stratégie dynamique en réponse à l’enchainement des précarités ». Ainsi que le formule Patrice Meyer-Bisch : « D’un côté, les droits humains permettent de conduire, car, non seulement ils relient mais aussi ils orientent ; de l’autre, en tant que libertés, ils permettent de connecter et de déconnecter de multiples façons. Les droits et libertés sont des connecteurs et conducteurs de ressources car ils permettent de relier les ressources individuelles et collectives librement appropriéesn. »
À cet effet, les droits culturels occupent une place centrale et ouvrent à une durabilité. La violation ou l’exercice de ceux-ci a un effet déclencheur plus transversal, car avec eux, on touche à l’intime de chaque capacité – connaitre et identifier, communiquer et agir en commun, produire et créer… Ils permettent de protéger contre les différentes formes de discrimination. Mieux encore : ils permettent les valorisations multiples.

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« Grâce à leurs décisions et non plus leurs simples actes d’achat, les individus peuvent agir sur l’évolution de leur système alimentaire (ensemble des acteurs, producteurs, transformateurs, distributeurs, consommateurs). » (Dominique Paturel, cairn.info)

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Ces informations sont tirées du site web du réseau des GASAP ainsi que de leur charte : https://gasap.be

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« Grâce à leurs décisions et non plus leurs simples actes d’achat, les individus peuvent agir sur l’évolution de leur système alimentaire (ensemble des acteurs, producteurs,transformateurs, distributeurs, consommateurs). » (Dominique Paturel, cairn.info)

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Dominique Paturel et Patrice Ndiaye, « Démocratie alimentaire :de quoi parle-t-on ? », in Les Chroniques “Démocratie Alimentaire” volet 1, mars 2019.

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« Grâce à leurs décisions etnon plus leurs simples actes d’achat, les individuspeuvent agir sur l’évolution de leur systèmealimentaire (ensemble des acteurs, producteurs,transformateurs, distributeurs, consommateurs). »(Dominique Paturel, cairn.info)

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Dominique Paturel, « Le Pater-nariat ou la modernisation de l’aide alimentaire », in Les Chroniques “Démocratie Alimentaire” volet 2, avril 2019.

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Sur la question de l’aide alimentaire, lire l’article « Alimentation et manque de ressources financières : le bât blesse »

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ATD Quart Monde, Magali Ramel & al., « Se nourrir lorsqu’on est pauvre : analyse et ressenti de personnes en situation de précarité », in Revue Quart Monde N°25, Éditions Quart Monde,2014.

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Dominique Paturel et Magali Ramel, « Éthique du care et démocratie alimentaire : les enjeux du droit à l’alimentation durable », in Revue Française d’Éthique appliquée n°4, Éditions Érès, 2017, p. 49-60.

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Citation extraite d’une intervention de Patrice Meyer-Bisch « Le droit de participer à la vie culturelle, premier facteur de libertéet d’inclusion sociale » lors du colloque « La contribution de laculture contre la pauvreté et l’exclusion sociale » organisé par le Service général de la jeunesse et de l’Éducation permanente de l’Administration générale de la Culture de la Communauté française de Belgique dans le cadre de la Présidence belge du Conseil de l’Union européenne en 2010. Plus d’infos : www.culture.be/hors-menu/eutriobe/colloque-la-contribution-de-la-culture-a-la-lutte-contre-la-pauvrete-et-lexclusion-sociale.

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Journal 58
Nourrir | Se nourrir
Pour un système alimentaire durable et démocratique

Pierre Hemptinne pour la rédaction

Le pain nourricier

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Noémie Maughan, bio-ingénieure et chercheuse au Laboratoire d’Agroécologie de l’ULB

Les pieds nus dans le plat

Valérie Vanhoutvinck, artiste, autrice, cinéaste, meneuse d’ateliers d’écriture multiformes et d’interventions artistiques In Situ. Écrivaine publique, formatrice à l’écoute active et à la création participative. Membre du réseau Art et Prison et de Culture & Démocratie.

Refonder notre système alimentaire : les voies d’une bifurcation vers la soutenabilité

Julien Fosse, docteur vétérinaire et docteur en biologie, inspecteur en chef de santé publique vétérinaire, ancien auditeur du Cycle des hautes études européennes de l’École nationale d’administration (ENA), chargé d’enseignements en géopolitique de l’environnement à l’Université Paris 1 et au Centre de formation sur l’environnement et la société (CERES)

Valoriser le métier d’agriculteur·ice en Wallonie et permettre la transition

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L’assiette et le local. Une alimentation soucieuse de la biodiversité et de la santé publique est possible, à grande échelle

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Le maraichage biologique sur petite surface : entre dévalorisation économique et symbolique

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L’agriculture urbaine : une autre vision de la ville

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Idéologies du « bien manger » et mépris de classe

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Pour une approche systémique de l’alimentation

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Le projet de sécurité sociale de l’alimentation : le gout de l’avenir

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Démocratie alimentaire et droit à l’alimentation

Thibault Galland, chargé de recherche à Culture & Démocratie

Alimentation et manque de ressources financières : le bât blesse. Récit d’un atelier sur les colis alimentaires

Rémi Pons en discussion avec Hugo Fortunato, Étienne Vincke et Enzo Fati

Protection des consommateur·ices et sécurité alimentaire

Awilo Ochieng Pernet, licenciée en droit, Master of science (MSc), certificat d’université en nutrition humaine, présidente de la Commission FAO/OMS du Codex Alimentarius (2014-2017)

Brigades d’actions paysannes

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Quels soulèvements démocratiques ?

Pierre Hemptinne, écrivain et membre de Culture & Démocratie

Zone sensible : nature/culture/nourriture

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Pour une maison de la souveraineté alimentaire : la Ferme du Chaudron

Entretien avec Clara Dinéty, coordinatrice de l’asbl Ferme du Chaudron et Louise Martin Loustalot, coordinatrice et co-fondatrice des Gastrosophes.

Genèse du productivisme : la croissance sans limite

Thibault Scohier, critique culturel, rédacteur chez Surimpressions et membre de Culture & Démocratie.

La croisée des chemins : fin ou faim démocratique ?

Isabelle Ferreras, professeure à l’Université de Louvain, maitre de recherches du FNRS, membre de l’Académie royale de Belgique, senior research associate, Labor and Worklife Program, Harvard University

Émilie Gaid

Marcelline Chauveau, chargée de communication et de diffusion à Culture & Démocratie