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Dossier

Démocratie et littératie : ce qu’elles sont, et ce qui les lie

José Morais
Professeur émérite de l’Université Libre de Bruxelles (ULB), professeur invité du Centre de recherches en Cognition et Neurosciences (CRCN, ULB)

30-01-2023

Littératie et démocratie sont à première vue des concepts peu reliés entre eux : l’un désigne une capacité à lire le monde et l’autre un système politique. Dans cet article José Morais, après avoir défini les deux termes, montre en quoi ils sont étroitement attachés. Actuellement en crise, la démocratie ne pourra se régénérer que lorsque cette capacité à lire le monde sera plus largement partagée.

Les concepts de démocratie et de littératie
Les concepts ne sont ni vrais ni faux ; ils sont des produits mentaux qui dépendent de notre histoire culturelle.
Démocratie, d’après son étymologie, est le pouvoir du peuple. Mais, qu’est-il, le peuple ? Dans l’ancienne Athènes, le peuple n’était que 10% de sa population, à savoir les mâles majeurs de la cité, libres et en règle par rapport à leurs devoirs militaires. Si les systèmes politiques modernes qu’on appelle démocratie ne sont pas aussi limitatifs, ils incorporent toutefois des procédures qui restreignent l’accès aux débats, aux décisions et au droit de se porter candidat aux fonctions de représentation ou de pouvoir politique.
Une autre restriction majeure est celle qui résulte de deux autres pouvoirs, celui de la richesse matérielle et celui de la culture et de l’information, dont la possession est très inégale et assure la domination d’une minorité. Si la liberté est la capacité de se déterminer en pleine connaissance des faits et des enjeux, alors nous ne sommes pas également libres, beaucoup ne sont même pas libres du tout, et l’apparente égalité « un individu = un vote » n’est dans l’histoire politique des sociétés, depuis toujours ou presque, qu’une cruelle et hypocrite fiction.
Pour toutes ces raisons, démocratie cessa d’être le pouvoir du peuple, au sens de la totalité des membres de la communauté, pour devenir le nom d’un système de désignation des gouvernants fondé sur des « élections » soi-disant « libres » mais en réalité biaissées (sauf, et encore pas toujours, au moment du vote et du scrutin), et qui, par la suite, les affranchit de tout contrôle populaire pour une longue période. Cette démocratie est actuellement mise en question par une grande partie du peuple, ce qui se manifeste par des taux très élevés d’abstention et de vote nul ou blanc, et elle est de plus en plus présentée par ses défenseurs comme étant la cible d’une conjonction entre les « autocrates » et les « libertaires ».
Le concept de littératien, désigné en français par ce mot traduit de l’anglais « literacy » qui n’est apparu que vers la fin du XIXe siècle, est en train de s’imposer dans le monde. Son contenu varie largement. Il va de la simple aptitude à lire et écrire (quel que soit le système d’écriture) à la connaissance, la pensée et l’expression lettrées, soit de manière générale, soit dans des domaines spécifiques (par exemple littératie littéraire, scientifique, de la santé, etcn.)
C’est le concept général que j’essaie de promouvoir, et ce pour une raison très importante : le langage écrit ayant modulé profondément le langage oral, la parole interne et la cognition, voire aussi la vie affective de chacun(e), son sens de la personnalité et sa relation avec la société, la littératie c’est beaucoup plus que lire et écrire, c’est ce qui en chacun de nous résulte d’une telle influence. Ce qui implique que, tout en étant un concept général, elle se manifeste de manière différenciée. Ainsi, de nos jours, même les illettrés, c’est-à-dire ceux qui n’ont jamais appris à lire et à écrire et donc ne pratiquent pas ces activités, subissent l’influence du monde lettré. Un illettré contemporain est largement différent d’un illettré d’avant l’invention de l’écriture, ne fût-ce que parce qu’il comprend et utilise des connaissances qui n’auraient pas pu être acquises sans l’écriture.

La littératie contribue à l’augmentation de la connaissance, laquelle à son tour contribue à la liberté.

Aucune société actuelle n’est totalement lettrée, étant donné que partout il y a des êtres humains qui – au-delà de la condition de « pré-lettré », c’est-à-dire tant que l’âge habituel de l’acquisition de la lecture et de l’écriture n’est pas dépassé – sont incapables de lire et écrire de manière habile. Celles ou ceux qui utilisent ces capacités pour acquérir de l’information via la lecture et la transmettre via l’écriture sont des lettrés productifs. Productifs, respectivement, pour eux-mêmes et pour les autres. Dans la perspective de la société, ils sont aussi des lettrés reproductifs, car ils reproduisent la société lettrée. C’est notamment le cas des lettrés reproductifs appelés « professeurs » qui forment les pré-lettrés, semi-lettrés et adultes illettrés à la lecture et à l’écriture.
Il est dans la nature humaine de raisonner, critiquer, chercher, créer. Cependant, même ces capacités sont influencées par la littératie et doivent être stimulées dans le contexte d’activités lettrées. Ainsi, ceux qui en ont l’opportunité utilisent leur capacité de littératie pour soit analyser et évaluer l’information de manière critique et argumentée – ce sont les lettrés critiques et argumentatifs –, soit créer de nouvelles informations –  ce sont les lettrés créatifs. Bien entendu, rien n’empêche qu’ils soient à la fois de l’une et l’autre sorte. La fonction des professeurs ne devrait pas être seulement de reproduire la littératie productive chez leurs élèves mais aussi de contribuer à développer leurs capacités de littératie critique/argumentative et créative. Malheureusement, afin de garantir l’inégalité culturelle, les systèmes éducationnels ont été bâtis de manière à ce que cela ne concerne qu’une proportion assez réduite de la population étudiante.

Littératie et démocratie (au sens étymologique, cf. ci-dessus) sont, à première vue, des concepts peu reliés entre eux, le premier étant une capacité, le second un système politique. Et pourtant leur liaison se révèle dès qu’on pense à la capacité qui sous-tend la démocratie, à savoir la liberté, d’où il découle que la démocratie soit à la fois « pouvoir du peuple » et « société libre ». La liberté n’est pas une capacité de choix arbitraire : être libre, ou plutôt le devenir, c’est se déterminer autant que possible par la connaissance de la nécessité, celle-ci comprenant l’impossible et l’inévitable. La littératie contribue à l’augmentation de la connaissance, laquelle à son tour contribue à la liberté.
Dans la mesure où littératie et liberté sont des capacités, nous pouvons nous les représenter aussi comme des valeurs. La littératie pourrait être à la fois illimitée et indivisible, parce qu’elle peut augmenter sans cesse sans devoir être divisée entre les humains. Et le fait que ma littératie augmente ne diminue en rien la littératie des autres. Tout le Discours de la Méthode, à l’origine de la rationalité moderne, est pensé en termes de « je », ignorant les autres, plus exactement le « nous, Sapiens ».
La liberté, elle, peut être universelle, pour autant qu’elle ne soit pas monopolisée, autrement dit en permettant l’accès de tous à la connaissance de la nécessité afin que, dans l’ensemble des décisions à retombée collective, cette connaissance et le pouvoir qui en découle ne favorise certains (en pratique, une minorité) en défavorisant tous les autres. Le concept de liberté qui a prévalu avec l’indépendance des États-Unis d’Amérique et la Révolution française ne se réfère qu’à une « liberté de groupe dominant », les autres étant soumis au système imposé par celui-ci en tant qu’esclave, salarié, chômeur, mendiant ou indigent.

La réalité actuelle de la démocratie et de la littératie – et comment éveiller l’une et stimuler l’autre ?
La démocratie, la nôtre hélas, que j’appelle pseudo-démocratie, est maintenue par deux types de contrôle : l’institutionnel, qui comprend à la fois l’organisation politique de l’État et les forces répressives (armée, police, système judiciaire et pénitentiaire) ; et le contrôle mental : via les media, dont les plus influents sont dans les mains de la classe dominante et qui orientent la « bonne manière de penser » du peuple, et via les politiques d’éducation qui, étant discriminantes, cherchent à reproduire, en haut de la société, l’excellence (une « excellence » pourtant de plus en plus technologique et de moins en moins humaniste) et, en bas, l’opinion et la croyance à la place de la pensée critique, et, surtout la sous-littératie.

La littératie est un outil de démocratie, d’échange avec l’autre, de confrontation au divers et au semblable, de partage de la raison et du rêve, et de production du commun.

La sous-littératie est mise en évidence régulièrement par les études scientifiques (par exemple, dans la région parisienne le taux des retards précoces dans l’apprentissage de la lecture est 8 fois plus grand chez les enfants des familles de statut socio-économique bas) et par les rapports PISA de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE). Ceux-ci portent sur de grands échantillons d’adolescents scolarisés de 15 ans. En 2015, en ce qui concerne la compréhension en lecture et en moyenne pour les pays de l’OCDE (pays développés), 20% de ces élèves lisent en-dessous du niveau 2, considéré totalement insuffisant pour progresser dans les études, et seulement 8% atteignent les niveaux 5 ou 6 (très bon ou excellent). L’évolution de la littératie en France reflète sans doute l’augmentation des inégalités. Ceux en-dessous du niveau 2 étaient 15% en 2000, 20% en 2009, et 22% en 2015 ; et ceux au-dessus du niveau 4 étaient, respectivement, 9%, 13,5% et 15,5%. Ainsi, les extrêmes, qui en 2000 regroupaient 24% des élèves, en regroupent maintenant 37,5%. Parallèlement, les statistiques économiques montrent que, dans le monde, à la fois le nombre de millionnaires et le nombre de gens en-dessous du seuil de pauvreté augmentent fortement. Et la pseudo-démocratie, elle-même, devient de plus en plus pseudo.

Comment stimuler la littératie, en particulier la critique, à tous les niveaux de la société, et comment éveiller la démocratie ? Chacune étant sous l’influence de l’autre, seul un combat sur les deux fronts peut être efficace. Ce combat dual passe par un autre combat, celui – selon le mot utilisé par certains philosophes – de l’intentionnalité collective, autrement dit de l’intention et de l’action conjointes de groupes et communautés, orientées vers un but commun. Culture et démocratie, littératie et démocratie, sont des appels qui expriment ce type d’intentionnalité que, dès lors, j’appelle démocratiquen. La discussion et l’action collectives, en dehors des carcans imposés par la pseudo-démocratie avec sa création constante de sous-littératie, sont la seule manière de faire fragmenter, affaiblir et enfin fulminer la pseudo-démocratie et son avatar, la sous-littératie.
La littératie est un outil de démocratie, d’échange avec l’autre, de confrontation au divers et au semblable, de partage de la raison et du rêve, et de production du commun. Elle est aussi et restera, en particulier la littératie créative, une forme intime, profonde et exquise d’expression et vécu d’émotions et affects, d’expérience du beau et du sublime, d’invention d’identités et communautés auxquelles on accorde une chance d’exister, ne fût-ce que dans l’imagination, et qui contribuent ainsi au développement de l’intentionnalité démocratique. 

 

 

 

1

Je n’utilise pas « alphabétisation » car celle-ci concerne exclusivement le niveau de base de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture dans le système alphabétique, qui n’est dominant qu’en Occident.

2

José Morais, Lire, écrire et être libre. De l’alphabétisation à la démocratie, Odile Jacob, Paris, 2016.

3

José Morais, Literacy and democracy. Language, Cognition & Neuroscience (sous presse).

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Démocratie et littératie : ce qu’elles sont, et ce qui les lie

José Morais
Professeur émérite de l’Université Libre de Bruxelles (ULB), professeur invité du Centre de recherches en Cognition et Neurosciences (CRCN, ULB)

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