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Notices bibliographiques

Démocratie et Totalitarisme – Raymond Aron

Kévin Cadou, chercheur (ULB )

19-01-2022

DÉMOCRATIE ET TOTALITARISME

Raymond Aron

Gallimard, 1987 (1965), 370 pages.

Présentation

En novembre 1955, Raymond Aron donnait à la Sorbonne le premier des grands cours desquels seraient tirés trois de ses plus célèbres ouvrages. Venant après Dix-huit leçons sur la société industrielle et La lutte des classes, les dix-neuf leçons de son cours de l’année 1957-1958 – juste avant le retour au pouvoir du Général de Gaulle et le passage à la Ve République –, publiées d’abord en 1958 sous le titre Sociologie des sociétés industrielles : esquisse d’une théorie des régimes politiques furent éditées, chez Gallimard en 1965 avec comme titre cette fois, Démocratie et Totalitarisme.

Ce livre s’est rapidement imposé comme un incontournable de la pensée française sur le totalitarisme, par son ambition sociologique. L’ouvrage de Raymond Aron suit une progression assez simple. Tout d’abord, il pose les bases de son approche méthodologique. Ensuite, il expose sa thèse centrale, selon laquelle la différence entre démocratie et totalitarisme tient essentiellement à la logique interne du régime. Elle renvoie à sa manière d’accepter ou de refuser le conflit politique. Il détaille ensuite comment, de cette distinction primaire, il est possible de cartographier la diversité des régimes politiques.

La première caractéristique de son approche est qu’elle s’inscrit dans le  sillage  d’une  analyse  politique (p. 23-33). Le terme « politique » n’a rien d’évident puisqu’il renvoie à des objets très différents. L’anglais différencie ainsi les politiques publiques ( policies), les acteur·ices et institutions qui structurent le champ politique ( polity), du champ disciplinaire qui s’intéresse à la décision publique, à la sociologie des organisations ( politics). Il existe ainsi, dans le lexique français, une vraie incertitude quant à l’objet désigné. S’agit-il de désigner certains segments particuliers de l’organisation sociale ou la forme spécifique de cette organisation sociale dans son ensemble? Raymond Aron tranche dans le sens d’une définition proche de la Politeia de Platon: parler de régime politique, c’est parler d’une certaine mise en forme de la société, d’une certaine représentation qu’elle a d’elle-même, qui s’impose aux acteur·ices, parce que la perception de leur Cité s’opère dans le contraste de la perception qu’il·elles ont des autres Cités. Il ne s’agit donc pas simplement de constater à distance l’existence d’un phénomène indépendant des actions humaines comme celui des marées, mais bien plutôt de l’analyser comme un phénomène qui n’a de sens qu’à partir de notre propre expérience de l’altérité, autrement dit parce que nous participons activement à l’expérience. Cette définition de la politique n’isole pas l’aspect politique de l’aspect social, religieux ou économique, parce que tous ces champs sont impliqués dans la forme particulière du régime politique.

La seconde particularité de la méthode de Raymond Aron est que l’approche sociologique se distingue de l’approche philosophique parce qu’« elle ne se veut pas normative [ou prescriptive], mais axiologiquement neutre [l’analyse ne dépend pas des valeurs du chercheur, elle est factuelle] » (p. 38). L’analyse sociologique met sur un pied d’égalité tous les éléments qui vont jouer sur le comportement des acteur·ices (analyse des habitudes, du milieu social, des valeurs, du discours, etc.).

Enfin, Raymond Aron refuse l’idée qu’il serait possible de trouver « un» meilleur régime parce que les organisations politiques sont le fruit d’une société particulière dont tous les tenants ne sont pas exportables. De plus, l’idée du meilleur régime interroge nécessairement les finalités poursuivies par la politique, qui est peu conciliable avec l’étude de terrain et suppose des arbitrages normatifs importants (par exemple, faut-il privilégier l’efficacité ou la liberté?) (p. 54).

Raymond Aron envisage la question totalitaire à partir du constat du passage à une forme de société nouvelle sous l’influence de l’industrialisation et de l’apparition des masses. La définition du totalitarisme intervient après une première distinction entre les régimes constitutionnels-pluralistes et les régimes de parti unique (p. 74). Aron déclare que cette opposition entre deux idéaux-types lui apparait naturelle à l’observation de la révolution hongroise qui a bouleversé le paysage politique soviétique en 1956, puisque la perspective de l’émergence de plusieurs partis politiques aurait altéré la nature du régime (p. 97).

L’Union soviétique passe successivement de la direction collégiale à la direction à un seul sans faire changer la nature du régime. En revanche, le passage d’un régime de parti unique à un régime à partis multiples provoquerait un réel changement. Le phénomène de la multiplicité des partis, qui découle de la conception moderne de la représentation, constituerait donc un aspect essentiel des régimes modernes (p. 99). Ainsi, contrairement à beaucoup de ses pairs Ray- mond Aron ne pense pas que l’Union soviétique ne soit plus totalitaire après Staline. Le critère du nombre de partis, certes d’abord empirique, porte en lui le principe même d’une forme de société qui accepte ou refuse la conflictualité. Le concept d’« harmonie » renvoie chez Raymond Aron davantage à l’idée d’un équilibre entre idée et intérêt dans la compétition

politique − autrement dit la politique ne se réduit pas à un jeu d’opportunistes par les opportunistes et pour les opportunistes – plutôt qu’à l’idée d’une société unifiée (p. 110-112). Les régimes totalitaires sont alors considérés par Raymond Aron comme « une forme particulière de régime de parti unique ». Ces régimes ont en commun le monopole, accordé à un parti ou à une instance, de l’activité politique légitime (p. 80), c’est-à-dire la participation à la concurrence pour l’exercice du pouvoir, la participation à la détermination du plan d’action, au plan d’organisation de la collectivité toute entière. Ce type de régime comporte un parti et s’appuie sur une idéologie au sens de « représentation globale du monde historique, du présent et de l’avenir, de ce qui est et de ce qui doit être » (soit le concept de vision du monde, Weltanschauung en allemand). Ce parti voudrait parve- nir à une transformation totale de la société pour la rendre conforme à son idéologie. Il entretient également la confusion entre la société et l’État (p. 91). Ces régimes renvoient une idée contraire à celle de l’harmonie en opérant la survalorisation des idées. Le concept de totalitarisme renvoie chez Aron à l’idée d’une « révolution permanente », qui ressemble à la « loi du mouvement» qu’Hannah Arendt avait su repérer. Les régimes de parti unique seraient en effet confrontés à une alternative entre une révolution permanente s’appuyant sur l’idéologie et une stabilisation au risque de devenir plus technocratiques(p. 105).

Aron articule une gradation dans la radicalité de l’adhésion à l’idée du monopole de l’action politique légitime. Pour Raymond Aron, tous les régimes de parti unique ne sont pas totalitaires. Ne sont totalitaires que les régimes de parti unique qui mobilisent une idéologie servant de vérité officielle défendue par l’État, qui accordent à ce parti un monopole de la force et de la persuasion au moyen d’une presse dirigée, qui encadrent la plupart des activités économiques et professionnelles, et considèrent les fautes économiques ou professionnelles comme des fautes idéologiques, par extension (p. 284). L’État devient alors véritablement indissociable de la société civile, il devient un « État partisan». Le meilleur exemple de ce genre de phénomène serait celui de l’Union soviétique. Il ne faudrait donc pas confondre le totalitarisme avec les régimes « en transition» comme la Turquie de Kemal Atatürk et les régimes fascistes. En effet, contrairement à Hannah Arendt, Raymond Aron ne considère pas le nazisme comme un régime totalitaire, parce qu’il ne correspondrait pas suffisamment à cet idéal-type.

Le parti fasciste constituerait un deuxième type de parti monopolistique, dont « l’idéologie n’était pas totale» (p. 92). En effet, « il ne souhaitait pas, au point de départ, bouleverser l’ordre social. L’essentiel de l’idéologie fasciste était l’affirmation de l’autorité de l’État, de la nécessité d’un État fort». Ce type de régime ne serait pas incompatible avec une économie libérale et ne supposerait pas nécessairement la fusion de l’État et de la société civile. De même, il ne sou- lèverait pas autant d’enthousiasme et de peur que le type totalitaire (p. 92). Il repose néanmoins sur une politisation des êtres humains et sur un parti-État (p. 231). Le régime le plus proche de cet idéal-type serait le nazisme. Globalement, le sociologue est d’accord avec Arendt pour dire qu’on peut comparer le régime nazi entre 1941 et 1945 avec la Russie de 1934 à 1937. Mais il ajoute qu’il « serait injuste de confondre la comparaison de ces deux périodes, de ces deux terreurs, avec une comparaison de l’ensemble de ces deux régimes » (p. 291). De plus, « L’objectif que se donne la terreur soviétique est de créer une société entièrement conforme à un idéal, cependant que, dans le cas hitlérien, l’objectif est purement et simplement l’extermination» (p. 298).

Comme l’ensemble des régimes de parti monopolistique, les régimes totalitaires tirent leur soutien de la foi ou de la peur, mais d’une manière extrême (p. 87). Pour Aron, la peur atteint dans les régimes totalitaires la forme paroxystique de la terreur, et la foi atteint son apex dans un régime « idéocratique », c’est-à-dire où l’idéologie devient une forme de religion séculière. Cette idéologie, supposée motiver l’action du parti, se distingue pourtant réellement des pratiques effectives (p. 239-241). L’idéologie est utilisée dialectiquement, alternativement comme une fin et comme un moyen. L’une des conséquences les plus frappantes du régime de l’idéologie, c’est la terreur. Le code soviétique serait ainsi plus préoccupé à prévenir l’impunité d’un coupable que la condamnation d’un innocent. Les actes « contre-révolutionnaires» ou « socialement dangereux» sont interprétés très largement par les tribunaux (p. 272). Aussi, le sociologue distingue trois types de terreur.

La terreur « normale » de la révolution française consiste en une faction tentant d’éliminer les factions opposées (ce qui recouvrerait, dans le cas russe, la période 1917-1921). Elle renvoie aux terreurs de Robespierre, de Cromwell ou de Lénine (p. 274-275). Ensuite, la terreur de la collectivisation agraire de 1929-1930 est une terreur contre les ennemis de classe. Aron considère que cette terreur s’explique encore rationnellement, même si elle est moins discriminée que la première terreur (p. 275). Ensuite, la troisième terreur, menée par le parti lui-même contre ses ennemis réels ou virtuels, y compris en son sein (p. 275). Aron note que 70% des candidats élus au XVIIe congrès (Comité central) ont été dénoncés alors que pour beaucoup, ils étaient des ouvriers adhérents d’avant 1921 et étaient donc « d’honnêtes communistes » aux yeux de Khrouchtchev (p. 276). Cette terreur se serait progressivement développée à partir de la collectivisation et de 1934. C’est cette dernière terreur qui aurait abouti à la fois aux camps et aux procès de Moscou (p. 276-277). Elle se caractérise par l’indiscrimination de ses victimes et par son irrationalité, permise par la discipline du parti et ses techniques (p. 293-298).

Commentaire

L’ouvrage de Raymond Aron ne réduit pas la diversité des régimes à une opposition stérile entre démocratie et totali- tarisme. Au contraire, il leur donne une véritable profondeur par leur distinction via les idéaux-types.

Raymond Aron semble néanmoins sous-estimer le potentiel totalitaire du fascisme. Les travaux sur l’Italie fasciste ont pris un tournant décisif au tournant des années 1990. La troisième édition de l’ouvrage Les interprétations du fascisme de Renzo De Felice en 1988n et les travaux d’Emilio Gentile ont contribué à renouveler la compréhension du régime de Mussolini. L’Italie fasciste avait bien une dimension totalitaire : non seulement Mussolini le revendiquait ouvertement dans nLa doctrine du fascisme (1932), mais son dessein comportait le projet d’un·e Italien·ne nouveau·elle, un perfectionnisme éthique dont seul l’État pouvait être le moteur pour la société. L’encadrement du parti était réel puisque l’année précédant sa chute, 62% des Italien·nes faisaient partie d’une structure d’embrigadement. Il y avait donc bien un « programme fasciste» qui s’appuyait beaucoup plus sur l’idéologie que ce que Raymond Aron concevaitn.

 

 

À propos du nazisme, il méconnait aussi admirablement les travaux des années 1960 et l’approche dite « programmatique » du nazismen. Le projet du nazisme ne pouvait en aucun cas se réduire à un projet d’extermination des populations juives, mais emportait une dimension politique bien plus large que certains travaux ont rapproché de l’ambition coloniale britanniquen. La pertinence de l’hypothèse totalitaire est toujours débattue à propos du nazismen mais les arguments qu’emploie Raymond Aron sont battus en brèche par les travaux récents. La domination nazie supposait la redéfinition de l’ordre social pour le refonder sur des critères raciaux, en Allemagne et, au-delà, dans son « espace vital».

Mots-clés

Démocratie – État partisan – Harmonie – Parti-État – Politique – Régime monopolistique – Révolution permanente – Sociologie – Terreur

– Totalitarisme

Contenu

Introduction (9)

Première partie: concepts et variables

I. De la politique (23) − II. De la philosophie à la sociologie (38) −

III. Dimensions de l’ordre politique (54) − IV. Partis multiples et parti monopolistique (73) − V. La variable principale (90)

Deuxième partie: Les régimes constitutionnels pluralistes

VI. Analyses des principales variables (109) − VII. Du caractère oligarchique  des  régimes  constitutionnels-pluralistes  (128)  − VIII. En quête de la stabilité et de l’efficacité (148) − IX. De la corruption des régimes constitutionnels-pluralistes (166) − X. La corruption est-elle inévitable? (184) − XI. La corruption du régime français (202)

Troisième partie: un régime de parti monopolistique

XII. Fil de soie et fil de l’épée (223) − XIII. Fictions constitution- nelles et réalité soviétique (240) − XIV. Idéologie et terreur (262) − XV. Du totalitarisme (282) − XVI. Les théories du régime soviétique

(300) − XVII. Le devenir du régime soviétique (317)

Conclusion − XVIII. De l’imperfection des régimes (337) − Des schèmes historiques (355)

1

Renzo De Felice, Les interprétations du fascisme, Traduction Xavier Tabet, préface d’Emilio Gentile, éditions des Syrtes, 2000.

2

Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme? Histoire et interprétation,  Gallimard, 2004, p. 306-307.

3

Voir notamment, Roger Griffin, « Modemity, Modemism and Fascism. A “Mazeway Resynthesis”», Modernism/Modernity, vol. 15, n°1, 2008, p. 9-24.

4

Sur ce point, voir, René Schwok, « Chapitre VII. Les “programmologues” », in Interprétations de la politique étrangère d’Hitler : Une analyse de l’ historiographie, Graduate Institute Publications, Genève, 1987

5

Jean-Louis Vullierme, Le Nazisme dans la civilisation : miroir de l’occident, l’Artilleur, 2018

6

Saul Friedländer, « Nazism: Fascism or Totalitarianism? », in C. S. Maier (éd.), The Rise of the Nazi Regime. Historical Reassessments, Boulder & Londres, Westview Press, 1986, p. 25-34

PDF
Neuf essentiels (études) 9
Neuf essentiels pour une histoire culturelle du totalitarisme
Avant-Propos

Maryline le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie

Pour une histoire culturelle de la notion de totalitarisme

Claude Fafchamps, directeur général d’Arsenic2

Potentiels totalitaires et cultures démocratiques

Thibault Scohier, critique culturel, rédacteur chez Politique et membre de Culture & Démocratie

Les origines du totalitarisme – Hannah Arendt

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Démocratie et Totalitarisme – Raymond Aron

Kévin Cadou, chercheur (ULB )

La destruction de la raison – Georg Lukács

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion – Slavoj Žižek

Sébastien Marandon, membre de Culture & Démocratie

« Il faut s’adapter » sur un nouvel impératif politique – Barbara Stiegler

Chloé Vanden Berghe, Chercheuse ULB

Le totalitarisme industriel – Bernard Charbonneau

Morgane Degrijse, chargée de projet à Culture & Démocratie

Tout peut changer: Capitalisme et changement climatique – Naomi Klein

Lola Massinon, sociologue et militante

24/7 – Jonathan Crary

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de Culture & Démocratie.

Le capitalisme patriarcal – Silvia Federici

Hélène Hiessler

Contre le totalitarisme transhumaniste – Les enseignements philosophiques du sens commun, Michel Weber

Pierre Lorquet

Mille neuf cent quatre-vingt-quatre – George Orwell

Thibault Scohier

La Zone du Dehors / Les Furtifs – Alain Damasio

Thibault Scohier

Pour une actualisation de la notion de totalitarisme

Roland de Bodt