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Dossier

Déployer les ailes du sens

Olivier Van Hee
Maître de conférences en Gestion culturelle, Faculté de Philosophie et Sciences sociales, Université Libre de Bruxelles

13-05-2018

La culture n’échappe pas à la demande générale de réponses aux vulnérabilités créées par la société. Dépendante du ministère de la Culture, l’éducation permanente se voit clairement confier une mission d’attention aux plus faibles. Olivier Van Hee se penche ici sur la mécanique de cette mission et notamment de son évaluation, rappelant l’importance des questionnements de sens échappant aux logiques de grilles.

Avril 2027. Il s’appelle Ernest, Gédéon ou Hyppolite. Taille moyenne, yeux noirs, teint un peu pâle, allure mécanique, tête un peu carrée. Il s’avance en déambulant dans les couloirs du 44 Boulevard Léopold II, à la recherche du code barre du dossier EP/6745/88. Craignant d’avoir dépassé le délai de traitement fixé à 8 secondes 30, Ernest-Gédéon-Hyppolite manifeste l’ombre d’une émotion d’agacement. Ce qui, pour lui, est une nouveauté. Depuis qu’on lui a refilé les 540 dossiers du secteur de l’éducation permanente, rien n’est simple. Jusque-là, les évaluations des dossiers culture-école sur base d’un critère d’appréciation binaire « 1 ou 0 » lui étaient devenues familières et lui permettaient de finir sa journée à temps pour qu’il puisse officier comme lave-vaisselle de nuit au mess du rez-de-chaussée. Son taux de réponse-horaire était excellent, le délai d’attente des opérateurs sur culture.be quasi nul, de quoi espérer être élu « robot du mois » dans quelques jours. Mais avec l’éducation permanente, c’est une autre histoire. Voilà que des questions de sens s’imposent : émancipation, analyse critique, solidarité. Et là, classer en 1 ou en 0 sera une autre histoire.

Une grande partie des législations belges francophones en matière de culture appellent leurs bénéficiaires, associations ou opérateurs, à porter une « attention particulière aux personnes défavorisées » et à contribuer à leur épanouissement, leur émancipation et, plus récemment, l’exercice de leurs droits culturels. L’inscription d’une démarche d’éducation permanente, au sens « par, pour et avec », est une autre récurrence des législations qui vérifieront que, par exemple, les politiques tarifaires n’encombrent a priori jamais l’accès des « personnes défavorisées » au théâtre ou à une exposition. La barrière économique étant, on le sait bien à présent, loin d’être la principale source du non-accès à l’offre culturelle.
Si le législateur a, depuis longtemps, senti le besoin de situer cette intention politique en la ciblant sur une partie de la population à la fois identifiée mais non délimitée (encore heureux !), c’est que, probablement, la chose ne tombe pas sous le sens. Le système de valeurs fondateur des politiques culturelles en Fédération Wallonie-Bruxelles porte au sommet les valeurs citées plus haut d’épanouissement, d’émancipation, de responsabilité, de conscience socio-politique, de capacité de lecture critique, de capacité d’affranchissement, d’expression, etc., le tout à l’échelle tant des individus que du collectif. Ces mots-clés ont façonné des décennies de démocratisation de la culture et de démocratie culturelle. Ils ont construit, par ascendance d’initiatives singulières progressivement reconnues, un tissu d’associations et d’opérateurs qui, dès qu’ils sont agréés et financés, reçoivent pour consigne d’inscrire ces valeurs dans leur cahier de charge, avec la finalité ultime de prendre soin de celles et ceux qui en auraient besoin.

Le champ culturel, dans son pôle « politiques publiques », s’articule autour d’une dynamique d’échanges entre trois types d’intervenants : un législateur (Gouvernement et Parlement), des acteurs (associations et opérateurs) et un régulateur (l’État dans sa mission de service public continu).
Les acteurs culturels reçoivent donc la mission d’apporter un soin particulier aux personnes défavorisées avec le paquet cadeau de leur reconnaissance, souvent sans moyens explicitement dédiés à cette mission et parfois sans en prendre réellement conscience. Si le législateur a fixé l’intention, le régulateur a choisi, en Belgique francophone, de se profiler en soutien des acteurs culturels, de façon subsidiaire, en déléguant l’organisation des politiques culturelles aux acteurs chargés de la mettre en œuvre avec une autonomie plutôt large.
C’est à l’aune de cette autonomie dans un contexte complexe que peut s’apprécier la manière dont une action de service public prend soin, ou pas, des acteurs.
Voilà donc la mécanique. Considérons que le principe de base est double : l’acteur a une idée qu’il fait émerger en projet reconnu et qui se développe autour d’un cahier de charge astreint de quelques exigences, dont une est de porter une attention aux personnes défavorisées. L’acteur entre alors dans un cycle d’évaluation de son cahier de charge, une évaluation menée à la fois par les pairs (un conseil consultatif chargé d’éclairer la décision du gouvernement) à partir d’une administration qui instruit un dossier, rédigé par l’acteur lui-même, principe d’autonomie oblige.
Les moyens que se donnent les intervenants de la régulation répondent souvent à un réflexe de survie qui consiste à se rassurer. En effet, l’autonomie déclarée en principe impose la confiance comme modalité de l’échange entre l’acteur et le régulateur. Si la méfiance devait être de mise, l’autonomie serait par nature limitée. Et l’État ne serait pas si régulateur que ça. La relation de confiance entre l’acteur et l’opérateur est donc une condition de bien-être. Mais la confiance peut devenir source d’inquiétude. Le législateur choisi alors de bâtir des grilles quantitatives, qui jouent le rôle de reflet rassurant d’une réalité opérée de façon autonome. Au bout, tout ça se transforme souvent en alignements de chiffres qui justifient, donnent raison ou tort, confirment ou infirment, valident ou invalident une action porteuse de valeurs aussi non-mesurables que celles nées parmi les droits fondamentaux.
L’émancipation se mesurerait en heures d’animation, la capacité critique en nombre de signes, l’épanouissement en mètres courants de rayonnages de livres et la conscience socio-politique en nombre de sièges – occupés ou non… – dans une salle de théâtre. Si on ajoute la naturelle et légitime subjectivité des regards qui se poseront sur les dossiers et qui ont chacun leurs propres zones d’appréciation, on devine la hauteur de la tâche du régulateur. Et, in fine, le faible taux de non-renouvellement des cahiers de charge en matière culturelle.
L’évaluation par les données chiffrées, à visée objective, a montré quelques limites. Plusieurs législations récentes ou à venir ont amorcé un virage important sur cette question. D’abord en réaffirmant le système des valeurs fondatrices. C’est peu anodin dans un monde en mutation qui pourrait les mettre question, voire les oublier. Et les signes d’oubli sont nombreux, il suffit de jeter un œil par la fenêtre. Dès lors, la référence à l’exercice des droits culturels est une étape non négligeable dans la relance des fondamentaux. Mais elle ne peut être chargée seule de l’ambition démocratique. L’autonomie de l’acteur culturel est une autre étape et la confiance entre régulateur et acteur en est encore une. Enfin, tout ça ne peut tenir la route que si le marqueur de l’évaluation portée par le régulateur se veut principalement qualitatif et accessoirement quantitatif.
La mission confiée aux acteurs culturels est porteuse de sens. Si l’acteur culturel ancre son action dans un monde complexe et en mutation accélérée, le regard de l’évaluation gagnera à rester en cohérence avec ce degré de complexité, de mutation et d’accélération. Or, ce n’est qu’en questionnant le sens de cette action que chacun des trois intervenants pourra agir, comprendre, évaluer et réguler.

Trois enjeux en découlent. D’abord pour l’acteur lui-même. Tout au long de son cheminement, l’acteur culturel passe les pages et les chapitres de son existence et peut, parfois, s’écarter de son intention initiale. Son objet social juridique peut évoluer. Lui demander d’y réfléchir dans son rapportage au moment d’une évaluation partagée avec le régulateur peut être porteur de sens pour l’acteur lui-même.
Ensuite pour le régulateur. Évaluer le cheminement d’un acteur culturel sur base d’un regard qualitatif permet de conserver vivant le lien entre ce qui se produit dans la réalité et ce que les textes-lois prévoient. Aujourd’hui, chaque décret fait l’objet d’une évaluation susceptible de déboucher sur une réforme. Ces réformes accompagnent les mutations vécues par les acteurs eux-mêmes, en particulier quand ceux-ci sont associés aux évaluations. Les questions de sens sont au centre de cette nécessité-là.
Enfin, le législateur et son impact sur le champ culturel et, plus largement, la société elle-même ne se trouve pas à l’écart de cet enjeu qualitatif. Les frontières entre loisirs créatifs, industries culturelles et action culturelle au sens de la diversité culturelle (au sens des définitions de l’UNESCO) ne sont plus aussi infranchissables. L’usage du vocable « éducation permanente » est mis à toutes les sauces pour légitimer des opérations très variées et souvent très éloignées des valeurs fondatrices. Le travail de re-légitimation des enjeux sociétaux de l’opération culturelle passe par un questionnement sur le sens.

Selon un mouvement récent amorcé dans diverses législations (lecture publique, centres culturels, centres d’expression et de créativité, éducation permanente), le législateur cherche à progressivement transférer son regard vers les questions de sens telles qu’elles sont portées par l’acteur culturel. Ce regard passe par un questionnement à horizon ouvert. Comment l’acteur se positionne-t-il dans son champ d’intervention ? L’association associe-t-elle ? Qui et comment ? Dans quel environnement ? Dans quel tissu de relations ? Dans quel rapport au monde qui l’entoure ? Comment l’acteur culturel se fait-il porteur des droits humains, des droits fondamentaux (économiques, sociaux, culturels, environnementaux, civils et politiques) ? Comment l’acteur culturel travaille-t-il directement les valeurs fondatrices ? Comment travaille-t-il l’analyse critique du monde ? À quels niveaux de lecture ? Comment l’acteur culturel se regarde-t-il ? Avec quelles méthodologies d’auto-évaluation ? Avec quelle appréhension de ses impacts, voulus ou non voulus ? Vers quels destinataires ?
Voilà le type de questionnements de sens qui peuvent utilement compléter les grilles chiffrées. Certes, il faudra encore des catégories, des forfaits et autres cloisons qui structurent le rapport entre décret et financement. Mais l’essentiel de l’évaluation du régulateur devrait se déporter de quelques mètres et s’imposer une exigence de lecture qualitative.

Prendre soin c’est aussi préserver. Et si la question de prendre soin est posée, c’est parce que la question du sens est posée. L’État régulateur, historiquement subsidiaire à partir d’un socle de valeurs fondatrices, lui-même interpellé sur le sens de son avenir dans un contexte d’accélération et de complexification, s’est mis en interaction avec des acteurs culturels qu’il soutient sur base de cahiers de charge. Le nœud de l’évaluation de ces cahiers de charge est une source de tensions importantes. Les espaces d’interprétation y sont nombreux, la confiance y est un principe parfois seulement théorique. La place des enjeux de sens est parfois passée au second plan, jusque dans la capacité de l’acteur à s’adresser lui-même ses propres questionnements, au profit de grilles quantitatives de plus en plus binaires. À cette allure, le risque est grand de voir cet échange se robotiser. Qui sait si demain, l’évaluation ne passera pas par un algorithme inspiré des exercices antérieurs, géré par un Ernest, un Gédéon ou un Hyppolite, capables de scanner un dossier et de lui attribuer, en quelques secondes, une valeur et un avenir ? Ce jour-là, l’appel aux valeurs fondatrices de la démocratie culturelle s’écrira sans doute au passé.
Pour résister à ce mouvement, encore anecdotique aujourd’hui, il faut déployer les ailes du sens. Auprès de tous les intervenants : législateur, régulateur et acteurs. En référence aux valeurs fondamentales et sans avoir peur des espaces d’interprétation qui seront ouverts. Ils auront toujours plus de force que ceux des grilles qui referment l’horizon.

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