De Spoormakers. 48 rue des Éperonniers, 1000 Bruxelles. Crédits photo : Sophie Sénécaut et Karim Barras
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Dossier

Déroutes

Sophie Sénécaut, artiste comédienne

15-11-2022

Dans quels lieux naissent les récits ? Quelles voix y résonnent plus que d’autres ? À De Spoormakers, Sophie Sénécaut cherche, au-delà de « se réapproprier son image et des imaginaires qui lui serait associés, à leur dégager un devenir et des échappées nécessaires ». Ce texte fait trace de cette recherche introspective, parsemée de références picturales, cinématographiques et musicales, vers de nouvelles techniques narratives de bifurcation.

«Voilà longtemps que le paysagiste ne se contente plus de fleurir les carrefours. En véritable architecte des espaces verts, il modèle les villes et les campagnes.
Faisant appel à sa créativité sans jamais perdre le sens des réalités, il s’efforce d’améliorer notre cadre de vie. »
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Devenir commissaire de son exposition
Interprète dramatique, établie à Bruxelles où je vis et travaille depuis presque 20 ans au sein de différentes compagnies de théâtre Bruxelloises, je développe un projet artistique qui mêle cinéma, performance, paysage, et architecture. Plus que se « ré-approprier » son image et des imaginaires qui lui seraient associés (Félix Vallotton, La Blanche et la Noiren, 1913. Huile sur toile, 114 X147 cm, Berne, Kunstmuseum), c’est leur dégager un devenir et des échappées nécessaires dont il s’agit dans le projet artistique  que je  m’efforce de déployer aujourd’hui. Cette proposition de dégagement a impliqué l’occupation d’un espace de recherche à soi, en soi voir à nous. C’est dans ce cadre que De Spoormakers, atelier artistique éphémère  situé à deux pas de  la Grand-place de Bruxelles, a été créé avec l’aide et le soutienn indéfectible d’ami·es.

Comment se sortir de ce qui nous arrive ? Comment s’en sortir ? Quelles forces sommeillent en nos corps ? Quelles alliances sont possibles ? Nécessaires ? Vitales ? En quoi mon corps est espace – scène – habitation ? Espace-scène, révolutionnaire ? Comment éviter les ruptures de ligaments ? S’épargner les blessures inutiles ? Prendre soin de ses articulations, sa pression sanguine, la circulation de son oxygène dans le corps, l’oxygène que nous nous partageons dans un même lieu, une même sphère. Se laisser surprendre aussi par le vide, lui accorder l’espace qu’il mérite. Se défaire d’une langue qui supporte mal l’essai, le balbutiement, le bégaiement, ou d’autres sonorités. Pardon pour mon français et mon anglais – oral, écrit, niveau moyen. S’extraire du pardon, s’affranchir d’un complexe tenace d’infériorité et d’illégitimité. Désormais ma langue divisée en quatre, devenue notre, est reconnue.  L’essai est transformé, peut être pas en spectacle mais en une chose culturelle qui tient au corps et se partage.

De mémoire
Invitée aux Laboratoires d’Aubervilliers, lieu d’expérimentation et de création, une de mes surprises a été le jardin de Camille (la semeuse) qui s’étend jusque dans les bureaux. Des boutures dans des pots en verre sont disséminées un peu partout. Être invitée aux Laboratoires, c’est peut être se plonger en entier dans un petit pot en verre sans trop d’eau ni de terre, exposée à la lumière d’un jour. Et  alors contre toutes attentes, contre nos corps chauds éprouvés par les longs chemins parcourus, je parle en nous, car il y a toujours cette bascule où le « je » vient effleurer le nous jusqu’à ce que ce nous s’extrait du jeu pour s’adonner à des activités plus hypnotiques et contemplatives, se relier à ses secrets, à un monde qui n’appartiendrait qu’à lui.

Je dis nous sommes ensemble si seules, il me semble nous avoir déjà entendues quelque part. Je dis nous avons pris le temps de faire une pause, nous allons nous reposer sur l’envers, nous sommes en sueur. Nous : la carcasse ; jusqu’à ce que « je » me désolidarise de l’os. Replay : Et  alors  contre toutes attentes, contre nos corps chauds éprouvés par de longs chemins parcourus : se dégourdir les jambes avant d’être rattrapé·es par une brume pas bien épaisse qui nous dispersera tous·tes. Sur scène, je m’exerce à créer de la brume sans machinerie, en équipe, soudée. Cette  brume à sa place sur une carte. Comme déplacée pendant mon sommeil, animée par des forces qui surgissent du bas, je reviens du lointain à la première personne. Mon corps n’est plus le corps historique mais le corps qui émet : devenir la commissaire de son exposition. S’il faut à tout prix parler de spectacle et rendre une problématique de recherche la voici : l’enquête peut s’ouvrir et répandre ses rumeurs parce que le ciel travaillé au corps, est enfin dégagé. La mémoire passe à table, je reprends ce qui est à et en moi :  je revois la maison dans laquelle j’ai grandie. La cuisine donnant sur le jardin, le salon sur une porte vitrée, la porte vitrée sur un escalier en pierre (4 marches je crois ) qui offraient un accès direct à la terrasse. Si mes souvenirs sont bons, entre les dalles de la terrasse l’herbe nous résistait en repoussant toujours. Il fallait se casser le dos pour l’enlever au couteau en été.

Se tordre
Maladresse, mal adresse : je m’adresse mal, je me tiens mal, je parle mal ;  je suis tordue de partout et rien n’y fera c’est de là que je parle : j’ai une adresse. Mise en garde : l’espace est bien plus grand que celui qui nous réunit ici. Il va falloir déraper de la page, l’ intervention d’une tâche de café sur la revue, un enfant qui nous appelle… Se tordre : un geste minuscule, une approximation, une phrase mal articulée mais bouillonnante qui accompagne une prise de risque. Je ne suis pas un modèle, à suivre.
(Le modèle noir de Géricault à Matisse  1788-1956 :  la chronologien, exposition proposée à Paris au musée d’Orsay du 26 Mars au 21 Juillet 2019 puis au Mémorial ACTe à Pointe-à-Pitre du 13 Septembre au 29 Décembre 2019.)

Une chronologie …
J’aurai tendance à ne pas commencer et à terminer par le milieu. « Pointer la mine du stylo sur un bloc de feuille de papier » arriver ailleurs, Good on s’est éloigné Luck. Nina Simone : Feelings. « Feelings » live at the Montreux Jazz Festival en 1976 : après avoir arrêté de chanter devant un public bouche bée, juste avant de reprendre « Waw waw waw feelings … ». Nina S. : « But come on, clap your hands : what’s wrong with you ? ».

Extrait du projet cinématographique Crawl , We are not garbage we are pepole que j’ ai réalisé avec le soutien d’une équipe qui y croyait : « Tôt ce matin un homme a été découvert inconscient au milieu des cygnes et des rochers  dans un parc de la ville. Quelqu’un aurait essayé de l’étouffer avec du pain et de lui arracher le cœur. » Crawl est une enquête sans explosifs, ni coups de feu, qui met en scène une police désarmée avec au premier plan des cygnes, des rochers, une cascade, les éléments d’une enquête, des claquements de sabots, de la boue, des boucles d’oreilles en forme de pomme de pin déposées sur les trois lignes de vie d’une main, ouverte.

« Welcome ! You can have a dream. You can be a good drawer. Pay attention ! Drawing can be fun and you can impress your friends. Point the lead of the pencil on a block of paper. Shading is important.In the objects about us that we think of as beautiful, it isn’t always their color that attracts our attention; it is what they look like.
We are not garbage. We are people. GOOD LUCK ! »

« Bienvenue ! Vous pouvez avoir un rêve. Vous pouvez être une bonne dessinatrice ! Attention ! Dessiner peut être amusant et vous pourrez impressionner vos amis. Pointer la mine du stylo sur un bloc de feuille de papier. Le jeu des ombres est important. Parmi les objets que nous pensons être beaux, ce n’est pas leur couleur qui attire notre attention, c’est ce à quoi ils ressemblent. Nous ne sommes pas des ordures, nous sommes des personnes. BONNE CHANCE ! »

Learn to Draw by John Lurie, Édition Walther König.

Si je veux essayer la douceur c’est juste parce que j’y ai droit aussi : « Waw waw waw feelings … ». Contrecarrer l’amère, capter d’autres géométries. Je m’en remets à ceux et celles qui avaient un plan de sauvetage. La chronologie comme le ciel d’ aujourd’hui se couvre. Le temps se rafraichit  change de consistance. Tout devient glissant, la vision se rétrécit. Des chœurs se donnent la peine d’accompagner nos ralentis. Essayer tant bien que mal de mener une enquête, un laborieux travail de reconstitution même si trop vite le manque d’éléments laisse des enquêteur·ices seul·es face à un parc, des cygnes qui glissent sur leur étang, du pain, des procédures à suivre pour la bonne marche de l’enquête, des fleurs. Seulement des cygnes, un parc, du pain, un étang, des fleurs, des démarches, un suivi : ce n’est pas rien. C’est ce rien qui m’attache solidement au vivant. C’est le ventre dans lequel je flotte sans grossièretés. C’est ce qui n’efface ni n’apaise ma colère mais active un paysage en transformation. Dans quelques instants, nous allons vous interpréter le paysage ou plutôt nous laisser être interprété·es par un certain paysage. Crawl, We are not garbage we are people : cinéma .

Se (re)trouver
Rester concentré·e sur le développement d’un mouvement, la traduction de l’impact d’une vibration sonore sans qu’il ne soit question de la fabrication de phrases qui produiraient du sens, sans qu’il ne soit question de classement ou d’un art « premier ». (Re)trouver une certaine autonomie. Le geste vit, ça vit indépendamment, ça existe pour soi en soi. C’est le désordre d’une temporalité avec aspérités, retours en avant, précipices, arrondis, origines inconnues. Là on touche à des mondes. Nous avons en commun nos squelettes entreposés sur cette terre qui on la responsabilité, la charge ? de leur langage ?, nous avons en commun le langage ? Difficile d’extirper sans trop de volonté les mots de leur écorce. Difficile de les laisser s’en sortir sans prêter une attention aux forces et aux vies qui les transformeront. Le problème n’est pas réglé parce que les termes sont lâchés. Le problème s’intensifie et s’étrangle : on sort de l’image lisse du mot, pour venir se glisser dans le gosier de l’oiseau.

Si je pouvais décider de devenir (hors assignation) la personne de mon choix, alors je serais une châtaigne lovée dans son écorce aux épines encore vertes et molles. Un oursin des forêts qui aurait trouvé sa place sous un arbre sur un coin de mousse à deux pas d’une situation (la trace d’un feu de camps, des enfants qui seraient venu·es construire un barrage, une garde forestière passée faire une croix rose fluorescente sur un des arbres voisin signalant ainsi qu’il est interdit de le couper). En quelles terres ai je échoué ? Qu’est ce que sont ces mises en scène à deux pas de moi, pour l’ oursin que je suis ?

La parole est également au paysage sortant, pour un échange nécessaire et bref.  J’ai longtemps hésité à parler, j’étais en état de blocage. Je (re)pars du noir oursin de mon choix posé au pied de je ne sais quel arbre. Peut être s’est il rendu ? On tient sans doute là une situation de départ possible.  Si il faut une tension narrative  elle doit jouer au centre. Je dévie. Se défaisant du monopole de la parole au centre, la bordure déploie le tableau tout autour. Vous voyez le tableau ? Si vous voyez le tableau vous voyez le gardien si vous voyez le gardien vous voyez le tableau. Replay : Félix Vallotton, La Blanche et la Noire, 1913. Huile sur toile, 114 X147 cm, Berne, Kunstmuseum.

À moins que j’en ai mal calculé la superficie, l’autour n’est pas immense bien qu’on puisse s’y perdre facilement, et surtout il a ses propres règles de composition. Dans l’histoire que j’invente il est arrivé quelque chose même s’il faudra simuler les rebondissements, les dénouements et les accélérés, mon histoire restera valable. Il est arrivé quelque chose, nous sommes pris·es dans la capture de cette arrivée et jusqu’au bout il y a la possibilité d’échapper à la case pour se réfugier dans les hauteurs d’une forêt. Retenir en bouche le plus longtemps possible le mot créole qui, née de terre inconnue en métropole, m’a sauvé plusieurs fois la mise. Tenter sa chance en défiant le cocon évidence. « Ce qui n’est pas nommé ne peut se combattre. » qui a dit ça déjà ? Moustapha Sarr avait raison de me renvoyer à la question du destinataire sans qu’elle ne soit une impasse. Je me suis choisie oursin verte châtaigne et je m’adresse à la forêt.

Si je pouvais décider de devenir (hors assignation) la personne de mon choix alors je serais (j’avais en poche, une deuxième proposition). Je serais un galet avant qu’il ne se transforme en sable (à moins que ce ne soit les coquillages qui à l’usure connaissent ce destin). Un galet donc qui vivrait sa vie sous-marine depuis son écorce rocheuse aux propriétés minérales qui connaitrait le changement de température et les frottements des  algues. À plat parmi les autres galets ou seul galet parmi le plat d’un sous-sol marin caressé peut être déplacé, je ne connais pas la force des vagues.

Cinéma
Crawl, we are not garbage we are people – Extrait

UN PARC, À PROXIMITÉ DE L’ÉTANG

Sandra (aux autres)

Je vous demande d’avoir confiance en moi et de vous en tenir à mes premières intuitions.

Judy

Dans ce parc 4 cygnes sont morts parce qu’on les a gavé de nourriture. Francis est sorti de chez lui avec du pain dans un sac en papier. Peut être même, avec les restes de son repas. Il avait dans l’idée d’entreprendre sa petite promenade du soir, s’arrêter comme à son habitude au niveau du bassin où coule une jolie cascade. Et d’y déverser le contenu de son sachet dans l’eau pour attirer les cygnes. C’est à ce moment précis qu’a surgi son agresseur : un fervent défenseur de la vie en voie de disparition. Nous avons une victime à l’hôpital qui se remet difficilement de ses blessures. Un agent qui hallucine et des collègues qui s’entassent dans une voiture avec des jumelles autour du cou au lieu d’être sur le terrain et de chercher des indices sérieux !

Sandra

Tu viens de reprendre à ton compte la première piste que j’ai formulée.

Judy

Non  : je viens de formuler que nous n’avançons pas !

1

https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Blanche_et_la_Noire

 
2

Cela grâce au soutien de l’Échevinat de la Culture de la Ville de Bruxelles, la Fondation Mycelium et la Direction des Arts plastiques Wallonie-Bruxelles, et La Villa Empain propriétaire du lieu qu’elle réinvestira après d’importants travaux de réhabilitation de ce bien resté longtemps inoccupé.

3

Cela grâce au soutien de l’Échevinat de la Culture de la Ville de Bruxelles, la Fondation Mycelium et la Direction des Arts plastiques Wallonie-Bruxelles, et La Villa Empain propriétaire du lieu qu’elle réinvestira après d’importants travaux de réhabilitation de ce bien resté longtemps inoccupé .

 
4

https://www.epmo-musees.fr/sites/default/files/2021-02/DP_le_modele_noir_de_gericault_a_matisse.pdf

 
5

Fondateur de Timiss, danseur, organisateur d’événements

 
PDF
Journal 55
Récits
C’est comment qu’on freine ?

Pierre Hemptinne

Spécu’ générale

Jean-Baptiste Molina, chercheur et activiste en fiction spéculative

Spéculativismes. Sortir du réalisme capitaliste par la fiction spéculative

Jean-Baptiste Molina, chercheur et activiste en fiction spéculative

Quelles ressources de l’imaginaire ?

Pierre Hemptinne

Pour une communauté écologique sur les bords de l’Escaut

Lola Massinon, sociologue

La conspiration des enfants

Entretien avec Camille Louis

Ce qu’il y a dans ma tête on ne pourra pas me le prendre

Entretien avec Les sœurs h et Augusta Bodson

La langue est la terre que nous habitons

Julia Sire, travailleuse sociale

De la défaite de l’imagination, et de certains de ses effets

Katrin Solhdju

Les bords du texte

Entretien avec Bruno Remaury, écrivain

Pangée, abécédaire#1

Emmanuelle Nizou, coordinatrice artistique de la Bellone et Louise Vanneste, chorégraphe

Déroutes

Sophie Sénécaut

Transformer les images du futur en récit

Entretien avec Melat Gebeyaw Nigussie, directrice générale et artistique du Beursschouwburg

Nous sommes le paysage

Entretien avec Cathy Ming Jung, directrice du Rideau de Bruxelles


Quels récits pour maintenir l’histoire en vie ?

Entretien avec Sébastien Foucault et Julie Remacle, fondateur·ices de la compagnie Que faire ?, metteur en scène et dramaturge de la pièce Reporters de guerre.

Et si le temps de la guerre était conté ? Réflexions autour des récits et des imaginaires guerriers

Juliette Lafosse, philosophe

Détourner le regard

Toma Muteba Luntumbue et Olivier Marboeuf

Imaginaire collectif et réalité

Rosa Amelia Plumelle-Uribe, avocate et essayiste

Surveiller la police : qu’est-ce que le Forensic Architecture ?

Pieter Vermeulen, critique d’art, chercheur et commissaire d’exposition

Tarots

Lancelot Hamelin, romancier et dramaturge

Plus on est avec les fous, moins y en a

Mathieu Bietlot, philosophe

Le point sur culture et écologie

Pierre Hemptinne

Joanna Lorho

Marcelline Chauveau