Trace du suivi avec le Centre culturel d'Anderlecht Escale du Nord

Des chemins pour nos libertés ?

Roland de Bodt, chercheur et écrivainn

10-01-2023

Une contribution personnelle de Roland de Bodt sur le caractère révolutionnaire des droits humains en termes de liberté et d’égalité. Il problématise la mise en œuvre de ces libertés fondamentales à partir des formes actuelles totalisantes, voire totalitaires, qu’en donne le système industriel mondial. Sur cette base, Roland de Bodt en appelle à se ressaisir des théories du libéralisme pour transformer les imaginaires. Il propose les termes « libertés culturelles » plus radicaux que ceux de « droits culturels » pour insister sur les principes éthiques plus essentiels à ses yeux plus que les moyens juridiques d’y parvenir.

Au point du jour, lorsque l’astre offre ses lumières à nos nuits obscures de passions, de méditations et d’ébats, ne trouverions-nous quelqu’avantage à tirer les conséquences de nos actes ? Si d’aventure cette hypothèse était retenue, je formule ici quelques propositions.

De la révolution des libertés

1. Déclarer que les êtres humains, du seul fait de la naissance, sont libres et égaux – est un acte révolutionnairen qui résiste à toute forme de domination et de violence industrielles, économiques, technoscientifiques, théocratiques, militaires, policière, politiques.

2. Postuler que cette liberté est égale, réciproque et responsable ; responsable : parce qu’il y aurait lieu de répondre de son usage devant la communauté des êtres humains ; réciproque : parce qu’il y aurait lieu de reconnaître à autrui la liberté à laquelle on prétend pour soi-même ; égale : parce qu’elle ne saurait être regardée comme « absolue » sans se mettre au service de la tyrannie et, par-là, dénaturer son essence, ronger ses attributs et ruiner ses vertus – est également un acte révolutionnaire qui résiste à toute forme d’absolutisme industriel, économique, technoscientifique, théocratique, militaire, policier, politique.

3. Reconnaître aux êtres humains, du fait de la singulière diversité de leurs natures, de leurs choix, de leurs appartenances, de leurs engagements et de leurs formations, une libre et égale dignité – est encore un acte révolutionnaire qui reconnaît chacune et chacun comme acteur.rice culturel.le, à part entière, doué.e de conscience, de raison et de solidarité ; octroie, à chacune et chacun, la souveraineté dans les décisions qui concerne sa vie.

4. Prétendre que chaque être humain a droit à la protection de la loi, des services publics et de la communauté humaine pour sauvegarder l’intégrité physique et culturelle de sa personne, sa vie privée, sa correspondance – est un acte révolutionnaire qui condamne toute immixtion et toute velléité de contrôles industriels, économiques, technoscientifiques, théocratiques, militaires, policiers, politiques qui portent atteinte à la souveraineté de la personne humaine, dans les décisions qui concerne sa vie.

5. Accepter que chacune et chacun vive selon ses libres idées et ses libres convictions, jouisse de la libre et légitime faculté de changer d’idées, de convictions et aussi de pays, de conjoint.e, de nationalité, d’association, d’études, d’établissement d’enseignement, de travail, de profession, etc. – est un acte révolutionnaire qui réfute toute forme de régime dogmatique qu’il soit industriel, économique, technoscientifique, théocratique, militaire ou/et politique.

6. Depuis le 10 décembre 1948, les populations de la planète sont soumises à des régimes industriels, économiques, technoscientifiques, théocratiques, militaires et politiques d’une violence de plus en plus illimitée et qui ne cessent de détruire les libertés et les droits de personnes et des communautés ; face à cette évolution historique, à ce nouvel ordre industriel mondial, la préoccupation, la promotion et la défense des libertés fondamentales et des droits des êtres humains sont – en puissance et en acte – de plus en plus révolutionnaires.

De la foi en l’être humain

7. Le seul argument qui fonde un régime de libertés fondamentales et de droits humains universels est celui de la « foi en l’être humain » – voir le préambule de la Déclaration universelle des droits humains de 1948.

8. Les philosophies de l’existence qui fondent les philosophies politiques modernes et reposent sur le paradigme culturel d’un monde idéal et inaccessible, d’un âge d’or antique dont on s’éloigne à chaque génération, d’un paradis perdu, de la destinée humaine irréversible de l’humanité comme chute, corruption et décadence, l’apologie de la « fin du monde » ou la conviction morale – et si largement partagée – que l’être humain est « mauvais par nature », la croyance en un ordre « transhumaniste » susceptible d’extraire le mal et palier les faiblesses des êtres humains par les technosciences, la philosophie des élites et le mépris des populations qui lui est consubstantiel, toutes ces représentations du monde me paraissent, par essence, incompatibles avec l’esprit de solidarité et l’esprit d’espérance sur lesquels repose le paradigme culturel des libertés fondamentales et des droits universels de l’être humain.

9. La question principielle ne me paraît donc pas d’évaluer si les sociétés-monde actuelles entendent reconnaître et proclamer les libertés fondamentales et les droits inaliénables des êtres humains (dans de nombreux cas, elles le font) mais de savoir si elles sont fondées sur un paradigme culturel de la « foi en l’être humain» ou, autrement traduit, de la « fidélité au genre humain » ; ce qui se mesure à l’efficace de ces sociétés-monde dans la mise en œuvre et le respect de ces libertés fondamentales et de ces droits.

10. Les sociétés-monde qui proclament des libertés fondamentales et des droits humains sans mettre en œuvre les conditions qui permettent la réalisation pratique et le respect effectif de ces libertés et de ces droits, m’apparaissent comme des sociétés qui n’ont très probablement pas la foi en l’être humain et dont l’agir – évaluable – n’est pas défini par la fidélité au genre humain mais par d’autres critères industriels, économiques, technoscientifiques, théocratiques, militaires et/ou politiques.

11. Les questions subsidiaires qui émergent alors sont très multiples et requièrent un considérable travail social et culturel notamment pour chercher à déterminer ce que ces sociétés-monde (mais aussi ces états, ces régions, ces villes et communes, ces quartiers) devraient mener comme actions à grande échelle et de manière locale pour que cette « foi en l’être humain », cette « fidélité au genre humain », soit plus largement partagée par les communautés humaines, puisqu’elle apparaît comme une sorte de condition « sine qua non » du développement, de la réalisation et du respect des libertés fondamentales et des droits humains.

12. Par conséquent, de mon point de vue : Travailler au développement du paradigme culturel des libertés fondamentales (y compris les libertés culturelles) et des droits humains (y compris les droits culturels) impliquent de travailler au développement d’une culture de la « Foi en l’être humain », de la « Fidélité au genre humain ». Comment fait-on cela dans le monde présent ?

13. Considérant l’évolution de l’ère nucléaire, depuis le 6 août 1945, il me semble que le développement de ces perspectives humanistes s’oriente dans des sens différents, voire éventuellement opposés à l’ordre industriel mondial, à son économie capitaliste, aux technosciences qu’il a assujetties, aux théocraties, aux ordres militaires, aux conduites policières et politiques actuelles.

Du libéralisme

14. Depuis le 6 août 1945, c’est-à-dire depuis le début de l’ère nucléaire, les dirigeant.e.s du système industriel mondial se présentent sous le masque du libéralisme ; ils ornent leurs manteaux des paillettes du libéralisme, de leur scintillement. Considéré de leur point de vue, cela leur confère une légitimité philosophique et les relie – de manière pas trop contraignante aux principes des libertés et aux droits fondamentaux, voire-même à la théorie de la démocratie. C’est de bonne guerre ! Et la guerre, ils connaissent. C’est leur métier. La condition de leur développement. Leur métier premier. Mais cela ne nous oblige, en aucune manière ni à y croire ni à en convenir.

15. Ils financent aussi des centres de recherche en économie, en gestion et en stratégie industrielles, auprès des plus grandes universités de la planète, afin d’élaborer l’argumentation qui permette l’actualisation des théories du libéralisme, aux besoins de leur développement industriel moderne et de leurs dominations des populations, réduites au « marché ». C’est un travail très sérieux, un investissement prioritaire et magistral. Il est central et non marginal. Les enjeux de ces actualisations successives de la notion de libéralisme sont vitaux pour le développement industriel. Il s’agit de créer des concepts crédibles, légitimant et rassurant, tant auprès des actionnaires que des administrations publiques et des gouvernements. C’est un travail méticuleux de perversion du langage, de publicité, de fake-news acceptables, pour arriver à créer une image positive et établir une bonne conscience industrielle, tout en autorisant des concentrations de pouvoir et des violences économiques, non seulement sur les populations mais également sur les gouvernements et les services publics, de plus en plus absolues.

16. De manière transnationale, ces centres de recherche universitaires ont créé le concept de « néo-libéralisme », à partir des années 1990, pour scinder l’évolution du concept de libéralisme industriel de ses sources originelles, c’est-à-dire du libéralisme politique et juridique, hérité de l’humanisme des Lumières. Ainsi, le néolibéralisme permet d’autonomiser la pensée du libéralisme industriel, de la gangue des libertés fondamentales et des droits humains. C’est aussi une révolution ! Le « néo-libéralisme » permet de métamorphoser le principe d’égale liberté en principe de liberté absolue.

17. Aujourd’hui de très nombreux intellectuel.le.s, chercheur.euse.s en sciences politiques, commentateur.trice.s, syndicalistes, animateur.trice.s culturel.le.s ou sociales.ux, acteur.trice.s du monde politique de la gauche dite « progressiste » ont validé ces conceptions, produites à la demande et au bénéfices du système industriel mondial. Ils ou elles leur donnent crédit. Ils ou elles les emploient comme des outils qu’ils mettraient à leur disposition. Ils ou elles décrivent l’état du monde tel qu’il est observable, aujourd’hui (inégalités sociales, destruction de la planète, surconsommation, etc.) comme s’il était le produit et le résultat du libéralisme, incarné par le système industriel mondial. Certains commentateurs utiliseront même les notions de « libéralisme inégalitaire » ou de « libéralisme totalitaire » comme si la notion de libéralisme n’était plus du tout adossée à la notion de libertés ou de droits.

18. Il résulte de cette adhésion, très majoritairement admise, que le système industriel mondial a confisqué, depuis 1990, la pensée relative au libéralisme et que la gauche, les mouvements culturels et sociaux, progressistes, se sont démobilisés de la pensée et de l’actualisation des théories du libéralisme, aujourd’hui. Et non seulement, ils ou elles ont renoncé à investir la pensée du libéralisme dans le sens de l’égale liberté mais, plus encore, aveuglés par les définitions du libéralisme qui ont été produites au bénéfice du système industriel mondial, ils ou elles sont devenu.e.s radicalement « anti-libéral » : parce que le libéralisme c’est le mal sur terre !

19. Je ne partage pas ces opinions parce que je suis amené à penser que la question essentielle, aujourd’hui, pour le système industriel mondial, c’est précisément la liquidation de toute forme de libéralisme politique et juridique. à terme, ce sera probablement aussi la liquidation de toute forme de libéralisme économique. Marcuse avait très bien analysé la situation dans le milieu des années trente ; mais le parallélisme s’arrête là parce que les industries nazies n’avaient pas la même puissance de domination qu’aujourd’hui.

20. J’estime que la situation vécue par les populations de la planète, soumises au système industriel mondial actuel, ne relève pas du tout d’un quelconque « libéralisme » (qui joue la fonction d’un habillage, d’un leurre, pour abuser les braves gens) mais caractérise plus certainement un absolutisme industriel. Et nous pouvons observer presque chaque jour, que cet absolutisme industriel mondial a des prétentions et des pratiques de plus en plus totalisantes (contrôler toutes les dimensions de la vie de tous les êtres humains), voire même totalitaires (se substituer à la souveraineté de chacune et de chacun dans les décisions qui le ou la concerne). Il n’y a pas de totalitarisme libéral parce que le totalitarisme industriel est exactement le contraire du libéralisme.

21. En outre, je voudrais attirer l’attention sur les faits suivants :

– d’une part et de mon point de vue, il n’appartient certainement pas au système industriel mondial de définir unilatéralement ce que c’est que le libéralisme ; cette liberté de qualifier les régimes appartient à toutes et à tous ; il n’est pas du tout acceptable que le système industriel mondial finance un travail permanent universitaire et des campagnes médiatiques quotidiennes afin de corrompre et de pervertir une philosophie libéral qui doit rester le lieu de nos réflexions et de nos conceptions de l’égale liberté, de l’égale dignité, qui est notre héritage, à nous les habitants de cette planète ;

– d’autre part et toujours de mon point de vue, il n’appartient pas à la gauche sociale de renoncer à investir la pensée en matière de théorie du libéralisme juridique, politique, social et économique ; c’est inacceptable et il faut débattre ensemble pour voir comment reprendre la main relativement à cet objet de nos réflexions.

22. Ainsi et sur la base de ces remarques sommaires, il m’apparaît assez clairement, à l’esprit, que pour travailler au développement d’un paradigme culturel des libertés fondamentales et des droits humains universels, c’est-à-dire et y compris en matière de libertés culturelles et de droits culturels ; il nous appartient préalablement de reprendre la main sur les théories du libéralismen. Ce qui suppose une transformation magistrale des imaginaires qui, à gauche, considèrent le libéralisme conformément à ce qu’en prétend et en abuse le système industriel mondial.

Des droits culturels

23. Je réitère mon analyse : je pense qu’en prenant pour titre l’expression « droits culturels » plutôt que l’expression « libertés culturelles », la Déclaration de Fribourg a mis la charrue avant les bœufs ! Je ne suis pas juriste. Dans ma petite pensée personnelle, l’essentiel de ce qu’il faut pouvoir mettre en œuvre, réaliser et respecter, en cette matière, ce sont bien nos libertés culturelles. Le droit est – à mes yeux et dans mon esprit simpliste – le moyen d’exercer et de garantir l’usage de ces libertés. Donc en appelant la Déclaration de Fribourg, « Déclaration sur les droits culturels », j’ai l’intime conviction que les rédacteurs ont mis en lumière le moyen plutôt que les principes éthiques et juridiques les plus fondamentaux et les plus essentiels.

24. Je plaide donc pour que le titre de la Déclaration soit modifié en : « Déclaration de Fribourg pour les libertés culturelles » ! Il sera probablement utile de relire minutieusement le texte de la déclaration pour l’actualiser à ce nouveau titre mais je ne crois pas que cela va entraîner de grands chambardements. Simplement, la Déclaration va se retrouver sur ses bases les plus essentielles pour rayonner dans le monde. Il faudra peut-être préciser qu’il s’agit de la voie culturelle vers une égale liberté qui doit permettre à chacune et à chacun de se réaliser sur la voie d’une culture de la libre et égale dignité.

Montolieu (Aude), le 18 novembre 2022.

1

La présente contribution personnelle est rédigée dans le cadre du chantier des « dramaturgie du XXIème siècle » de l’association ARSENIC 2, en collaboration avec Claude FAFCHAMPS.

2

L’expression « révolution des droits de l’homme » est mobilisée par Marcel GAUCHET dans l’ouvrage éponyme, La révolution des droits de l’homme paru chez Gallimard en 1989. Le texte reconstitue le moment de gestation des dix-sept articles de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen arrêtés par l’Assemblée nationale constituante en France le 26 août 1789. Cette reconstitution permet de souligner à la fois caractère révolutionnaire de reconstruction d’une société sur base de la liberté et de l’égalité, ainsi que tous les conflits et contradictions qui seront inséparables dans les suites du texte.

3

Par exemple, je trouve le concept de « commun » développé par Pierre Dardot et Christian Laval – dans leur titre éponyme Commun : essai de révolution au XXIe siècle, paru chez La Découverte en 2014 – mériterait une approche contradictoire, dans le cadre de ce réinvestissement porté à la théorie du libéralisme