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Dossier

Des féministes à tous les étages !

Entretien avec Ariane Estenne,
Présidente du MOC (Mouvement Ouvrier Chrétien)

26-06-2019

Ariane Estenne a travaillé huit ans au sein de l’association Vie Féminine, avant de rejoindre le cabinet de la ministre de la Culture Alda Greoli, en tant que conseillère en éducation permanente. Aujourd’hui présidente du MOC, elle revient dans cet entretien sur l’importance des mouvements sociaux pour l’agir politique sur les questions de genre.

Propos recueillis par Nadine Plateau, membre de l’asbl Sophia et de Culture & Démocratie et Maryline le Corre, chargée de projets à Culture & Démocratie.

Êtes-vous entrée au cabinet de la ministre de la Culture avec une volonté de travailler les questions de genre ?
Ce n’était pas le projet de départ. Le lien entre mon engagement à Vie Féminine et au cabinet de la ministre de la Culture, c’est l’éducation permanente. Vie Féminine est une association reconnue en éducation permanente, au sein de laquelle j’ai travaillé pendant huit ans. Je connaissais donc bien le décret mais surtout le secteur. Quand Alda Greoli a repris le portefeuille de Joëlle Milquet, elle m’a engagée pour m’occuper de ce secteur en particulier. Nous étions d’accord sur la façon dont nous allions le renforcer, le refinancer et vraiment le développer. Je suis pour ma part convaincue que l’éducation permanente est un levier très puissant de changement de société. Mais il est clair que je suis féministe, ce qui implique un engagement permanent, partout où je suis.

Suite à l’affaire Weinstein, au mouvement #MeToo, et plus spécifiquement en Belgique à l’affaire du théâtre des Tanneurs, y a-t-il eu une prise de conscience politique ? Si oui, cela a-t-il été suivi d’effets politiques, législatifs ? Cela a-t-il suscité une impulsion au niveau des politiques culturelles ?
Il y a effectivement eu deux évènements concomitants. Tout d’abord, le « débranchage » du 19 juin 2017 où Alda Greoli est aussi devenue ministre à la région Wallonne et notamment des Droits des femmes et de l’Égalité des Chances.
Le deuxième élément c’est que les femmes artistes ont commencé à s’organiser, suite à #MeToo et à l’affaire des Tanneurs. Dès lors, il y eut des questions parlementaires toutes les semaines qui demandaient des chiffres et des audits, qui sommaient la ministre d’expliquer comment il était possible qu’il y ait si peu de femmes dans la culture. Au bout de quelques mois, grâce à cette pression sur le politique, la ministre s’est décidée à dresser un plan Genre.

Entre-temps, le cabinet avait reçu plusieurs sollicitations. Parmi elles, celles de différents collectifs, dont F.(s)n, ou de Bérénice Masset du Théâtre d’un jour qui désiraient réaliser une étude genrée sur les femmes dans le théâtre, ou encore une demande de soutien au cycle « Pouvoirs et Dérives » à La Bellone. Nous avons donc rencontré toutes ces personnes et nous avons commencé à y travailler. Mais le temps était compté jusqu’à la fin de la législature. D’autre part – et c’est bien normal – elles n’étaient pas encore très organisées.Tout cela était en construction. Il y eut trois ou quatre rencontres entre des représentantes de F.(s) et la ministre. Elles venaient avec un diagnostic des problèmes liés au genre dans la culture mais sans vraiment de revendications concrètes. Par ailleurs, la ministre a sa ligne politique : elle est contre les quotas à titre personnel ; elle est très attentive à l’autonomie associative et ne veut pas du tout faire de l’ingérence dans les CA. En slalomant entre ce qu’il fallait pour améliorer la place des femmes et les volontés de la ministre, nous avons réussi à nous mettre d’accord sur un plan d’action.

A-t-il été rendu public ?
Oui, mais sans qu’il y ait une grosse communication ou un plan marketing. Nous nous sommes mis d’accord sur des mesures et nous avons essayé de les faire aboutir, pragmatiquement. Lorsque je travaillais au cabinet, voici les principaux points de ce plan d’action qui ont été mis en place.

D’abord, la parité des membres des instances d’avis ainsi que l’alternance de sexe de leur présidence. Ces mesures ont été intégrées au décret. Cependant, les F.(s) auraient désiré quelque chose de plus radical avec l’obligation de présence paritaire effective. C’est-à-dire que pour que l’instance se réunisse, il faut qu’il y ait autant d’hommes que de femmes présent·es. La ministre a répondu que, légalement, elle pouvait nommer autant d’hommes que de femmes quand elle attribuait les mandats mais qu’on n’allait pas bloquer tout un processus de décision à chaque fois qu’une personne était malade.
Ces débats à propos des mesures autoritaires et contraignantes ont aussi lieu au sein même du collectif. Les membres de F.(s) ne sont pas forcément d’accord entre elles. Quand des dizaines de femmes se mettent à s’organiser collectivement, elles peuvent difficilement être toutes du même avis sur la question des quotas ou celle de savoir si une femme défendra forcément mieux les intérêts des femmes qu’un homme, etc…

D’autre part, plusieurs consignes ont été données à l’administration. Notamment en ce qui concerne les prix (littéraires par exemple). Désormais la parité doit être observée entre les candidat·es sélectionné·es ainsi que chez les membres des jurys. Cela ne concerne évidemment que les prix publics, la ministre ne voulant rien imposer aux asbl. Mais ces prix publics sont nombreux et comme les hommes constituent la majorité des gagnants, la mesure est susceptible d’améliorer la situation.
La ministre souhaitait également que tous les services soient formés au gender mainstreaming, qu’il y ait une sensibilisation au genre. Mais réunir des gens qui n’ont jamais entendu parler de gender mainstreaming, leur exposer les rudiments en la matière, c’est s’exposer à des réactions très stéréotypées. Le sujet suscite des résistances, des cristallisations, etc. Ce sont des processus de formation longs surtout quand ils ne sont pas toujours menés par des féministes a priori.
Un service transversal, chargé de cette question, devrait aussi être créé pour recevoir les plaintes pour harcèlement et constituer une « cellule genre » au sein de l’administration de la Culture, dissociée de celle qui dépend de la ministre de l’Égalité des Chances.
Enfin, tous les budgets doivent désormais être analysés du point de vue du genre (gender budgeting) et plus fréquemment que chaque année pour qu’il y ait des bilans intermédiaires et examiner si, sur une période donnée, les financements ont été attribués à plus d’hommes que de femmes. Mais derrière tout cela, à nouveau, de nombreuses questions pratico-pratiques surgissent. À partir de quand estime-t-on qu’un projet est porté par des femmes ? Est-ce à partir du moment où il y a une femme ? Il n’y a pas de grille d’évaluation et chaque discipline recourt à des critères différents. De même, comment évaluer à qui va l’argent ? Tout est à construire en termes d’indicateurs.

Je constate que le cinéma a avancé plus vite que les arts de la scène pour lesquels nous n’avons pas pu aller au-delà de ce que je viens d’évoquer. Le collectif Elles font des filmsn, déjà articulé autour du collectif Elles tournent – a proposé à la ministre un système à points, inspiré du « bonus » mis en place en France par l’ancienne ministre de la Culture, Françoise Nyssen. Aujourd’hui la majorité des films que l’on peut voir en FWB sont réalisés par des hommes et les postes des professions techniques du cinéma sont aussi aux mains des hommes. Dans le court-métrage et le documentaire, c’est un peu moins le cas sans pour autant atteindre la parité. Les membres du collectif ont donc imaginé un système qui attribue des subventions supplémentaires aux films dont les équipes ont des femmes à des postes-clés (réalisatrice, mixeuse, étalonneuse…). Le dispositif est intéressant stratégiquement car ce n’est pas contraignant. Toutefois, il ne concerne que la réalisation et la production de films et non leur diffusion alors qu’il faut évidemment agir sur les trois leviers en même temps.

il faut que tous les collectifs de femmes se préparent et que, dès les nouvelles majorités installées, ils aillent les rencontrer en ayant mis au point une stratégie politique pour la législature suivante.

Le dernier élément que nous avons essayé de mettre en place c’est la concertation entre ministres. Car ce qui est fondamental aussi au niveau de la culture, c’est la question de l’enseignement. Par exemple, Elles font des films avait une série de revendications concernant les écoles de cinéma, or celles-ci dépendent du ministère de l’Enseignement Supérieur, donc du ministre Marcourt.
La ministre a souhaité pouvoir organiser, soit lors des conférences interministérielles, soit à d’autres moments, des temps de dialogue entre ministre de la Culture, ministre de l’Enseignement Supérieur et ministre de l’Égalité des Chances.

Voilà jusqu’où nous avons pu aller sur une courte période de six mois alors que tout le monde était en train de s’organiser. Je pense qu’aujourd’hui, il faut que tous les collectifs de femmes se préparent et que, dès les nouvelles majorités installées, ils aillent les rencontrer en ayant mis au point une stratégie politique pour la législature suivante.

Il ne faut pas avoir peur d’être radical·es ?
Tous les chiffres, toute la documentation disponible pousse à être radical·es. Cet énorme problème irrésolu de l’inégalité et de la discrimination ne s’arrange pas avec le temps et colore toute la culture que nous consommons quotidiennement. Donc évidemment, il faut être radical·es !
La culture et l’enseignement façonnent notre identité. Si tous les objets culturels que nous voyons sont, partout et tout le temps, le produit du patriarcat, finalement nous nous y faisons. Moins d’un film sur dix passe le test de Bechdeln, y compris des films réalisés par des femmes.
Il n’y a pas encore eu de véritable changement structurel en matière de genre. Aujourd’hui, il faut que les collectifs de femmes s’appuient sur leurs acquis, pour faire pression sur les nouveaux ministres dès leur arrivée avec cette question. Il faut qu’ils se servent de l’actualité, je pense à la dernière sélection des Magritte où il n’y avait presque que des réalisateurs retenus, voilà une opportunité. Il n’y a rien de pérenne en ce qui concerne l’égalité femmes/hommes dans les équipes ni du cabinet, ni de l’administration. Nous n’avancerons que si le terrain met la pression sur les ministres. Il faut des féministes du côté des mouvements sociaux et du côté du politique et de l’administration : Il faut des féministes à tous les étages !

Image : ©Françoise Pétrovitch Rougir, 2009

1

Sur le collectif F.(s), lire l’article d’Isabelle Bats, le « Manifeste » d’Isabelle Bats ainsi que l’article de Mathilde Alet « F.(s) : Un collectif pour faire place aux femmes dans la culture ».

2

Lire l’article du collectif Elles font des films, « Où sont les réalisatrices ? ».

3

Le test de Bechdel, vise à mettre en évidence l’éventuelle sur-représentation des protagonistes masculins ou la sous-représentation de personnages féminins dans une œuvre de fiction. Trois critères : (1) Il doit y avoir au moins deux femmes nommées (nom/prénom) dans l’œuvre, (2) qui parlent ensemble, (3) et qui parlent de quelque chose qui est sans rapport avec un homme.

PDF
Journal 50
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