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Dossier

Des gestes de soin aux fondements de la vie culturelle et politique

Nathalie Zaccaï-Reyners
Chercheuse au Fonds de la recherche scientifique (FRS-FNRS) et professeure à l’Université libre de Bruxelles

09-05-2018

Dès la naissance, nous faisons l’objet de gestes de soins si ordinaires qu’on n’y prête plus attention, des gestes de soins que nous reproduisons ensuite au cours de notre vie pour le proche ou le moins proche, et dont dépend notre relation à l’autre et au monde. En s’appuyant sur des recherches anthropologiques et ethnographiques, Nathalie Zaccaï-Reyners nous livre un aperçu de ce que ces gestes nous révèlent sur notre manière de vivre ensemble et de faire société.

Aucun autre être social n’est capable de se sentir si “seul” même lorsqu’il est entouré par des personnes familières, membres de sa propre espèce.
Sarah Blaffer Hrdy

Dès notre venue au monde, nous sommes soutenus, palpés, frottés, enrobés, caressés, enduis, nourris, bercés, cajolés, emmitouflés… C’est une question de survie. Nous le savons, nos petits sont totalement dépendants de ces soins et le seront plusieurs mois, plusieurs années. Mais nous oublions plus souvent combien ces premiers contacts avec l’environnement ouvriront, si tout se passe bien, la possibilité d’entrer en relation avec d’autres mondes. Et combien, dans les moments délicats où nous sommes pris en charge par d’autres, le déroulement des soins quotidiens dit tant de choses sur notre façon de concevoir la vie collective.

Pour ouvrir l’attention sur le sens de ces gestes de soin si ordinaires qu’on ne les remarque que lorsqu’ils font défaut, je propose ici un bref aperçu de deux séries de recherches. Les premières touchent aux conditions de survie de certains singes sans queue alors même que nous étions encore au Pléistocène. Il en ressort que la collaboration de tout un village à l’élevage des petits, fut déterminante pour l’évolution de notre espèce. Les secondes, issues d’observations ethnographiques menées dans des hôpitaux psychiatriques et des maisons de retraite aux Pays-Bas, exhibent le sens politique que recèlent les gestes apparemment les plus anodins du soin.

Qu’il ait fallu tout un village pour élever un enfant…

En remontant bien loin jusqu’aux seuils de l’humanité, l’anthropologue évolutionniste américaine Sarah Blaffer Hrdyn invite à considérer avec attention les premiers moments de la vie et ce qu’ils disent de nos spécificités. Quelque part, il y a environ 1,8 millions d’années, les primates du genre Homo virent l’intervalle entre les naissances se rapprocher. Des nouveau-nés arrivaient à terme alors même que leurs aînés n’étaient pas encore en mesure de survivre par eux-mêmes. Chez les grands singes sans queue, les petits restent collés à leur mère et sont élevés un à un jusqu’à atteindre une maturité suffisante. Mais chez les Homo une mère n’avait désormais plus assez de bras pour s’occuper de plusieurs jeunes et très jeunes longuement dépendants. Selon Sarah Blaffer Hrdy, si le genre Homo a néanmoins survécu, c’est parce qu’il a pu compter sur une forme de reproduction particulièrement rare dans le monde animal. Et cette spécificité serait pour beaucoup dans le développement si singulier de notre espèce.
Pour les biologistes, la reproduction communautaire qualifie des systèmes de prise en charge partagée des petits, autrement dit des systèmes de soin aux bébés qui reposent sur l’engagement et le soutien actif d’individus qui ne sont pas les géniteurs directs, des « alloparents. » Ce que résume cette sentence (un proverbe africain ?) : « Il faut tout un village pour élever un enfant. » Mais une telle forme de reproduction a des implications fondamentales, tant pour l’enfant que pour ses parents, et plus largement pour l’ensemble des individus.

Du côté des mères tout d’abord, il fallut s’engager dans des relations de confiance et d’échange avec des individus susceptibles d’être des pourvoyeurs de soin pour leur progéniture. Mais le fait de pouvoir ou de ne pas pouvoir compter sur des soutiens sociaux a dès lors pu conditionner l’engagement des mères. L’accueil des petits dépendait non seulement de l’arrivée d’une grossesse, mais aussi de l’environnement social disponible.
Dès lors que les mères ont plusieurs jeunes à élever de concert et comptent sur le soutien d’autres individus, l’expérience même des nouveaunés se trouve largement modifiée. Si le petit singe sans queue peut compter sur les secours inconditionnels de sa mère, il n’en va pas de même pour un petit qui doit partager l’attention maternelle et qui doit aussi être en mesure d’attirer les faveurs d’autres pourvoyeurs de care et se conformer à plusieurs modalités de soins. La reproduction communautaire – telle est l’hypothèse de Sarah Blaffer Hrdy – est pour beaucoup dans le développement de nos compétences intersubjectives.
« À un certain moment au cours de l’émergence du genre Homo les mères commencèrent à faire davantage confiance aux autres, en leur mettant dans les bras des bébés même tout petits, pour qu’ils les portent temporairement. Un petit pouvait ainsi se trouver séparé de sa mère pour des durées variables. Le bébé était donc d’autant plus incité à surveiller les endroits où se trouvait sa mère et à maintenir un contact visuel avec elle, et également d’autant plus motivé à être attentif à son état d’esprit, ainsi qu’à la bonne volonté de ceux qui pouvaient se trouver disponibles pour s’occuper de lui, lorsque sa mère y était peu encline. Je suggère que de telles séparations, ainsi que les défis chroniques qu’elles entraînent et les doutes qu’elles créent, ont conduit les petits singes pré-humains, déjà dotés d’un talent considérable pour décrypter (et même imiter) les expressions faciales des autres et munis de l’équipement neurologique rudimentaire pour lire dans les pensées, à consacrer encore plus de temps et d’attention à interpréter les intentions d’autrui, une activité qui en retour allait affecter l’organisation de leur système nerveux. »n

S’il faut lire les livres de Sarah Blaffer Hrdy pour prendre la mesure des conséquences de la reproduction communautaire pour l’espèce humaine, on soulignera ici que selon ses travaux l’accès aux soins de base est en quelque sorte la porte d’entrée dans un monde intersubjectif. Car dès lors que l’engagement maternel est loin d’être garanti, le petit est amené à tester et à apprécier en permanence la réceptivité et la réactivité de ses pourvoyeurs de care. À distance du corps de sa mère, le petit Homo explore d’autres formes de réassurance, et notamment par l’usage de vocalises qui tout à la fois permettent de maintenir le contact et d’attirer l’attention des alentours. Avec cette quête essentielle, vitale, des signaux lui signifiant, « On prendra soin de toi quoi qu’il arrive », le babillage du jeune enfant nous renvoie à cette évidence : la négligence est pour le petit « une question de vie ou de mort ».
Mais le soin parental et alloparental est aux fondements de l’entrée dans un monde vivant en un sens non organique, à savoir dans un monde partagé, un monde où ego est susceptible d’être alter pour autrui, et vice versa. Le pédopsychiatre anglais Donald Woods Winnicott a montré combien des enjeux vitaux pour le développement psychique de l’enfant sont liés aux réponses qu’il reçoit de l’environnement maternel. Il a noté que toute une série d’activités initiées par l’enfant semble soutenir en partie l’attente de la réponse de son environnement, activités qu’il regroupe sous le terme de « phénomènes transitionnels ». Ceux-ci sont caractérisés par un double ancrage : à la fois imaginaire et réel. À l’interface entre le donné et le conçu, ils se déploient dans un espace que Winnicott qualifie de « potentiel »n : « Cette aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas mise en question quant à son appartenance à la réalité intérieure ou extérieure (partagée), constitue la plus grande partie du vécu du petit enfant. Elle subsistera tout au long de la vie, dans le mode d’expérimentation interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif. »n

Si les soins de base sont fondamentaux pour installer notre monde humain, partagé et partageable, pour rendre le monde vivant c’est-à-dire habité d’autres personnes sur lesquelles on peut compter, ces gestes ordinaires disent également, dans leur déroulé même, le type de communauté que nous nous proposons les uns aux autres. Pour faire voir cet enjeu qui habite nos pratiques d’hygiène les plus ordinaires, je propose à présent un bref détour par une étude menée récemment dans des institutions de soin.

… jusqu’aux visées politiques incarnées dans le soin aux personnes

Au début des années 2000, Jeannette Pols a mené des ethnographies de longue durée dans des unités hospitalières de soin psychiatrique et des maisons de retraite aux Pays-Basn. Dans ces divers lieux de soin, elle a étudié et questionné des actes qui nous concernent tous, de ceux que nous effectuons chaque jour sans y penser, ceux qui sont liés à notre « toilette ». Dans ces établissements, l’hygiène quotidienne est-elle laissée à la discrétion des patients ? Qu’en est-il de l’intimité des personnes ? Les soignants aident-ils les usagers à faire leur toilette ou sont-ils invités à se débrouiller seuls ? Et si oui, avec quels objectifs ? Doivent-ils rencontrer des attentes en termes de propreté ? Est-ce alors pour des raisons thérapeutiques ou pour soutenir une certaine qualité du vivre ensemble ?
Explorant bien d’autres dimensions de ces soins mineurs en apparence, Jeannette Pols constate de nombreuses divergences dans les mises en œuvre de la toilette, et cela dans chacune des institutions. Sur base de ces observations, elle dégage différents types de citoyenneté que soutiennent ces pratiques. Elle les analyse en les rassemblant dans quatre répertoires incarnant concrètement, au cœur même des gestes de soin, des visions distinctes de la communauté politique et de ses conditions de rattachement.

Sous un premier répertoire sont regroupées les observations au sein desquelles la toilette est considérée comme relevant de la sphère privée des personnes. Les patients ou les résidents ont leur histoire propre, qui s’exprime notamment dans leurs préférences personnelles quant au rythme ou à la manière d’effectuer ces soins. Encouragés à rester fidèles à ces habitudes, les soignants veillent à préserver un espace individuel et privé pour ces faits et gestes, laissant les patients opérer à leur guise. La tolérance est ici large à l’égard des attentes en termes de régularité et de résultats. La toilette dans ce répertoire peut être optionnelle.
Un second répertoire regroupe les approches dans lesquelles la toilette est considérée comme une compétence de base. Elle n’est pas renvoyée à des préférences personnelles, mais elle est insérée dans un socle de compétences que les patients et résidents ont tout intérêt à préserver, voire à renforcer. Pour ce faire, le personnel induit les personnes à réaliser ces actes par eux-mêmes. La toilette participe ici des compétences sur lesquelles il faut pouvoir compter avant d’évoluer en société. Les soins visent à soutenir la personne dans un parcours de réhabilitation de sa capacité à être indépendante. La toilette n’y est donc pas optionnelle.
Un troisième répertoire range la toilette dans les prérequis dont la réalisation est un préalable à l’engagement dans ce qui compte vraiment, c’est-à-dire la poursuite d’un projet de vie personnel, variable en vertu des potentialités et des désirs de chacun. Ici les soignants n’accordent pas de valeur spécifique à la toilette, même si elle n’est pas davantage optionnelle. L’important est ailleurs. Non pas dans des compétences à recouvrer, mais dans des projets pour la réalisation desquels la toilette fait partie des coulisses que tout un chacun a à gérer sans y accorder plus d’intérêt que nécessaire.
Enfin, un quatrième répertoire rassemble les pratiques au sein desquelles la toilette est une activité comme une autre, susceptible de permettre le développement de relations sociales. La visée première est ici d’établir des relations, et non des capacités ou des prérequis. Il n’y a pas de hiérarchie entre les activités, et le protocole n’est pas davantage fixé une fois pour toute. L’échange préside à la relation de soin, et la négociation entre les personnes en est d’autant plus requise. Les soignants sont appelés à s’adapter à chacun et à être en mesure de gérer des situations singulières. Pour stabiliser le soin, la solution consiste à construire une relation de confiance avec le patient ou le résident. Et cela peut se faire à l’occasion de la toilette comme de toute autre activité.

L’étude de Pols montre aussi les liens entre ces répertoires et le type d’organisation du travail, ainsi qu’avec le statut des traitements thérapeutiques. Je m’arrêterai sur le lien qu’elle établit entre les différents répertoires identifiés et les formes de communautés politiques qu’appellent ces figures.
La relation de soin, en tant qu’elle vise à aider les personnes à reconstruire les conditions de possibilité de leur participation à la communauté, s’inscrit d’emblée et pratiquement dans une conception relationnelle de l’autonomie. Mais tous les répertoires distingués par Pols ne conduisent pas à une communauté de même composition. Dans les trois premiers répertoires, la visée émancipatoire des soins s’accompagne d’une mise à distance de la communauté des pairs, située hors des institutions d’hébergement. Elle s’accompagne également d’une mise à distance relationnelle, le soignant étant dans la position d’exercer le fameux métier impossible consistant à mener le patient ou le résident à l’autonomie. En ce sens, le soutien relationnel est reconnu comme indispensable à l’acquisition ou au recouvrement de l’autonomie, cela n’en conduit pas pour autant à une compréhension de la communauté des pairs ouverte à l’altérité.
Seul le quatrième répertoire renvoie à une compréhension plus radicale de l’autonomie, en s’ouvrant à une co-construction de la volonté bonne sans préjuger des compétences, des ressources ou des capacités nécessaires à une participation pleine et entière à cette détermination. La communauté des semblables devient la communauté des dissemblables et peut donc s’étendre jusqu’au cœur des institutions de soin. La visée normative qui habite l’idée de dignité n’est plus alors celle de l’émancipation au sens de l’accès ou de la restauration de l’exercice des compétences par le soin. Le projet est plutôt celui du respect mutuel des uns et des autres dans leurs spécificités, associé à la reconnaissance de l’interdépendance de toutes ces singularités.

Sans négliger leur fonction organique, ces travaux invitent à considérer la contribution fondamentale des soins de base aux ressorts de l’intersubjectivité humaine et de ses produits.

1

Sarah Blaffer Hrdy, Comment nous sommes devenus humains. Les origines de l’empathie, trad. M. Martin, Éditions l’Instant Présent, Breuillet, 2016. Voir aussi, Les instincts maternels, trad. F. Bouillot, Payot, Paris, 2002.

2

Sarah Blaffer Hrdy, Comment nous sommes devenus humains. Les origines de l’empathie, op. cit., p. 124.

3

Donald Woods Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, trad. C. Monod & J. B. Pontalis, Gallimard, Paris, 1975.

4

Ibid., p. 25.

5

Jeannette Pols, « Laver le citoyen », SociologieS [En ligne], Découvertes/Redécouvertes, Jeannette Pols, mis en ligne le 10 novembre 2014.

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