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Dossier

Désaliénons-nous !

Frédéric Lubansu
Comédien, metteur en scène, militant et membre fondateur de l’Afropean Project asbl

09-03-2019

Frédéric Lubansu travaille dans les champs artistique et militant à rendre visible la diversité de la société belge - notamment celle afro-descendante - sur la scène théâtrale. Son témoignage prolonge des propos entendus lors de 3days4ideas, singulièrement ceux de Rachida Aziz qui présentait le Space comme une scène ouverte à toutes les communautés et alternatives.

Pour ma famille, mes parents, mon frère,
mes enfants, ma compagne, mes amis,
mes proches…

Voici plus de 25 ans que j’ai choisi de faire du théâtre. Les raisons principales étaient les interactions avec les spectateur·rice·s. Pouvoir impacter directement le monde, vivre collectivement des moments uniques d’écoute et d’échanges sensibles m’enthousiasmait. Aujourd’hui, la passion est intacte malgré une conscience affinée de la (géo)politique culturelle belge francophone, des retards institutionnels, des freins psychologiques et des réflexes sociétaux encore actifs. Si le parcours ne fut pas simple, ma détermination à faire évoluer les mondes du théâtre, du cinéma et de l’audiovisuel n’a cessé de se renforcer au fil des années de pratique et des confrontations, parfois violentes, avec ces milieux.

Dans les premiers temps, j’ai été un naïf heureux. Durant ma formation de comédien à l’INSAS, j’ai appris énormément sur mon corps et ma voix, sur le théâtre et son histoire. J’y ai joué autant de rôles classiques que modernes et y ai découvert de nombreux auteur·rice·s, metteur·se·s en scènes et cinéastes. Une expérience dense et enrichissante autant artistiquement qu’humainement.

Diplômé en 1996, je démarre fort. Engagé par une grande compagnie, je m’apprête à me lancer corps et âme dans le métier, plus motivé que jamais. Deux ans plus tard je déchante. Pourquoi ? Je m’aperçois qu’à mon corps défendant, on m’emploie comme un code de lecture, que ma présence fait sens au-delà de mes mots. Je me rends compte, avec effroi, que si durant mon cursus d’apprentissage théâtral on m’a appris à jouer comme un Blanc, dorénavant on me demande d’incarner le Noir. (Se sont-ils rendu compte que je suis métis ?)

Hasard ou coïncidence, c’est à ce moment-là, que me tombe dans les mains le livre qui fait basculer ma perception, forgera ma persévérance et ma volonté farouche de prendre une part active aux évolutions nécessaires : Du Noir au nègre. L’image du Noir au théâtre de 1550 à 1960, de Sylvie Chalayen. Cet ouvrage scientifique m’ouvre les yeux sur cette histoire et, par effet domino, sur les comédien·ne·s, les auteur·rice·s, les dramaturgies africaines… Sans oublier l’Histoire africaine elle-même. Mon ignorance ainsi que celle de mes profs de théâtre, des metteur·se·s en scène et autres réalisateur·rice·s que je côtoie me foudroie et finit de me convaincre qu’une analyse systémique s’impose : Où en sommes-nous ? Y a-t-il eu des évolutions significatives ? Si oui lesquelles ? Comment ont évolué les metteur·se·s en scène, les réalisateur·rice·s, les scénaristes, les directeur·rice·s de théâtre ou d’institutions culturelles depuis 1960 ? Quant aux comédien·ne·s, quels sont leurs états d’âme, leurs stratégies individuelles et collectives ?

En 2000, l’état des lieux fut cinglant : l’aliénation est collective ! (Aurais-je dû fuir ? Pourquoi ne l’ai-je pas fait ?) Alors que dans des domaines tels que la danse, l’opéra ou encore les sciences, le « barrage » semble avoir cédé, le théâtre, le cinéma, les médias résistent, catégorisent. Peur de l’autre, méconnaissance et méfiance respective, cloisonnements identitaires, rapports postcoloniaux et bons sentiments se côtoient maladroitement, s’entrechoquent souvent. À cette époque, des études naissent et démontrent que le manque de proximité entre protagonistes est à la base de cette problématique.

15 ans plus tard, la situation des comédien·ne·s afro-descendant·e·s n’a que peu évolué. Alors qu’une forme de conscientisation populaire progresse, pourquoi le processus est-il si lent ? D’où viennent les résistances ? Quels sont les mécanismes en cause ?

Pour tenter de répondre à ces questions, il m’a fallu m’engager « autrement » et percer le plafond de verre en entrant au service d’un grand théâtre belge et bruxellois : « Faire pipi dans la maison et non sur la maison » (proverbe africain). Mes champs d’action : les écoles primaires et secondaires, les associations, les universités et les écoles supérieures artistiques. Mes objectifs : analyser, comprendre et déconstruire par le décloisonnement, le marronnage et le lobbying interculturel. Très vite, les premiers constats tombent :

1) L’absence de partage et d’horizontalité du pouvoir : le nombre d’afro-descendant·e·s dans les équipes de direction est quasi nul. De plus, comme le pouvoir s’y exerce de manière pyramidale, il n’y a que peu de place pour le partage.

2) Le mythe du « sauvage cannibale » : les directions restent persuadées qu’elles vont être dépassées voire mangées par une meute d’artistes toujours plus agressifs, revanchards et accusateurs. Pour faire bonne figure, ils font des « focus » ou des festivals « africains ». Ainsi, ils gardent le contrôle, leur « pré carré ». Autour de la table des décideurs, les dominants nomment leurs ambassadeurs qui deviennent à la fois leurs seuls interlocuteurs, voire leur caution.

3) Le manque de connaissances historiques partagées : l’Histoire devrait être une science humaine égalitaire. Pourtant, on enseigne, encore et toujours, l’Histoire du dominant. Visions déformées, omissions, désinformations, réécritures la cantonne (elle aussi) dans un rôle : objet de propagande et d’aliénation. Avez-vous lu Nouvelle histoire du Congo d’Isidore Ndaywel è Nziem n?

4) La formation des profs et futurs profs : on s’étonne que l’enseignement ait du mal à suivre les évolutions sociétales en cours alors que les enseignant·e·s ne sont pas (in)formé·e·s lors de leur cursus de l’existence « d’autres » Histoires. Pire : alors même que dans les cours d’art dramatique dispensés dans les écoles supérieures artistiques en lien avec les arts de la scène – conservatoires, INSAS, IAD, Cours Florent, etc, jusqu’aux académies de théâtre – on aborde la mythologie grecque, les classiques français, italiens, russes, allemands, tout en continuant à omettre, lors de ces représentations, la présence effective d’afro-descendants dans ces périodes historiques. Par ailleurs, il est rare que les profs d’art dramatique abordent les auteur·rice·s et les dramaturgies dites « africaines » qu’elles soient contemporaines ou pas. Là aussi, quelques « auteur·rice·s ambassadeur·rice·s » ont été nommé·e·s par l’intelligentsia dominante. Toujours les mêmes noms circulent. À croire que seule la partie émergée de l’iceberg intéresse, l’autre partie restant invisibilisée.

5) L’empathie mal placée : les réflexes sociétaux ont la peau dure malgré des tentatives louables. Trop souvent, des relents humanitaires se font sentir. Étrangement, les thématiques abordées sont larmoyantes, plaintives, victimaires, passéiste, clivantes.

6) Les bonnes volontés sources de conflits : des évènements culturels en partenariat avec les communautés afro-descendantes s’organisent un peu partout. Là aussi resurgissent fréquemment des conflits économiques, de paternité ou d’intérêt. Comme s’il ne s’agissait, en fait, que d’un gâteau à se partager. Les partenaires s’aiment, se déchirent, s’invectivent, se boycottent, se réconcilient.

7) Le manque de volonté politique : alors que la société civile est prête et en demande, le pouvoir politique tarde à prendre des décisions fortes de peur de froisser un électorat toujours plus précieux.

8) Le manque de solidarité artistique : tout le monde le sait, ce secteur est hautement compétitif. Si pour certains artistes la roue tourne, la plupart survivent plus qu’ils et elles ne vivent. Cela a pour effet pervers de créer de l’opportunisme, de l’individualisme voire du nombrilisme. Des fossés se creusent entre artistes et, par rebond, entre artistes afro-descendant·e·s. D’autre part, les artistes fonctionnant en réseaux fermés ne s’ouvrent qu’épisodiquement, fébrilement, à l’altérité. Curieusement, étant en première ligne de l’analyse et de la critique sociétale, ces artistes oublient lors de leurs créations de représenter le monde et d’être à l’image de celui-ci. Manque de curiosité ? Quant aux directions, leur solidarité semble se résumer à de beaux éditos en début de programme de saisons.

9) Le manque de visibilité médiatique : dans ce domaine les enjeux économiques semblent prédominer sur toutes autres formes de considérations. En effet, comment distribuer une série belge, ou française, avec un premier rôle tenu par un·e afro descendant·e, dans des pays européens où le populisme et les idées extrêmes hibernent ? À ce stade, cela ne dépend plus des artistes mais des productions et coproductions européennes ainsi que des sources des financements. (In)compréhensible !

10) De nouveaux concepts et ou paradigmes naissent : face à cette inertie, les afro descendant·e·s s’organisent, se structurent, notamment par le biais du milieu associatif, prouvant ainsi que la société est prête et en demande d’évolution. La visibilité est au centre des préoccupations. Conférences, colloques, rencontres, lectures publiques, salons littéraires, festivals, networkings se multiplient. Certaines associations, à l’image des Métis de Belgique, de Change asbl, réussissent, grâce à leur expertise et à leur pugnacité, à interpeller les gouvernements régionaux et nationaux avec des résultats probants. D’autres, comme le Librex, le groupe décolonisation-désaliénation, maintiennent une activité de terrain efficiente.

Pour ma part, membre fondateur de l’association Afropean Project, je participe activement avec d’autres citoyen·ne·s  afro-descendant·e·s à ce mouvement par la mise en place d’espaces artistiques inclusifs permettant l’expression de tous autour de la place accordée aux afro-descendant·e·s sur les scènes, au cinéma et dans les médias européens. Lors de rencontres, débats, conférences, séminaires, émissions radio ou encore laboratoires publics et artistiques, nous mettons au défi comédien·ne·s, metteur·se·s en scène, auteur·rice·s, sociologues, professeur·e·s, universitaires, directeur·trice·s, producteur·trice·s et politiques de s’emparer de la question de la diversité.

Conscient de la situation, le secteur nous interpelle, sollicite nos expertises. Nous devenons consultants, implémentons des études scientifiques, sociologiques, économiques. Quid du partage du pouvoir ?

Côté professionnel, dans le cadre de mes fonctions et grâce au soutien de ma direction, j’organise des Masters Class pour le secteur universitaire et les écoles de l’enseignement secondaire de Fédération Wallonie-Bruxelles. La dernière en date étant celle dispensée par Sylvie Chalaye – avec qui j’entretiens une belle et longue complicité – autour de son dernier ouvrage Corps marronsn. Depuis quatre ans, avec le soutien de la Commission communautaire française, nous menons également un projet visant à apprendre aux élèves de 5ème et 6ème secondaire à lire en public. Si, au départ, nous nous sommes concentré·e·s sur des auteur·rice·s belges et vivant·e·s tels que Jean-Marie Piemme ou Axel Cornil, progressivement nous en avons proposé d’autres tel·le·s que Frantz Fanon ou Leonora Miano pour ne citer qu’eux. Cette saison, en partenariat avec le CEC, nous abordons enfin les auteur·rice·s ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique). L’intégration de ces littératures dans les programmes scolaires et universitaires est la suite attendue.

Depuis peu, le politique réagit et élargit le débat. « vivre ensemble » et « diversité » sont les mots référents. Une nouvelle linguistique s’élabore, les appels à projets pullulent. Apte à remplir les conditions notifiées par ces appels, le secteur culturel s’intéresse à cette nouvelle manne financière. Une arrière-pensée domine cependant : ne pas opérer de transformation structurelle profonde et « donner le change » face aux critiques de plus en plus audibles. Quelle tristesse ! Cette stratégie découverte, les débats s’hystérisent. Conscient de la situation, le secteur nous interpelle, sollicite nos expertises. Nous devenons consultants, implémentons des études scientifiques, sociologiques, économiques. Quid du partage du pouvoir ? Voilà où nous en sommes.

Artiste, citoyen et papa, j’envisage le monde à travers le dépassement des questions identitaires, convaincu que nous sommes « en chemin ». Les paradigmes peuvent devenir réalités, j’y crois. J’y mets toute mon énergie pour qu’à l’image du reggae, tout juste reconnu patrimoine culturel de l’Humanité, le concept de marronnage se généralise permettant à chacun de prendre la parole au nom de tous, et pour tous, grâce à une conscientisation résiliente face à l’aliénation collective toujours en cours. L’avenir « désaliéné » appartient à nos enfants.

 

Image : © Emine Karali

1

Sylvie Chalaye, L’image du Noir au théâtre de 1550 à 1960, L’Harmattan, 1998. Sylvie Chalaye est anthropologue des représentations coloniales et spécialiste des dramaturgies contemporaines d’Afrique et des diasporas, maitre de conférences en études théâtrales et directrice de recherche à la Sorbonne nouvelle à Paris.

2

Isidore Ndaywel è Nziem, Nouvelle Histoire du Congo. Des origines à la République Démocratique, Le Cri/Afrique Éditions, 2009.

3

Sylvie Chalaye, Corps marrons, Passage(s), 2018.