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Vents d’ici vents d’ailleurs

Désorceler la finance ou fabuler en action

Emmanuelle Nizou
Coordinatrice artistique du collectif Loop-sn
En dialogue avec Luce Goutelle & le collectif Loop-s

20-04-2017

Ce qui frappe en premier lieu, c’est l’atmosphère d’exaltation et de surexcitation qui règne sur l’image, à mi-chemin entre frénésie et transe. On y voit des hommes –majoritairement – de plusieurs générations, jeunes recrues aux joues roses et rondes, cadres confirmés au visage fatigué, d’âge mûr, à la corpulence volumineuse… Ils sont en costume, gris clair à anthracite, marine, noir, foncé. Plus grand chose à voir avec les criardes survestes de coton épais jaunes, rouges ou bordeaux que revêtaient les traders des salles de marché dans les années 1980. La poignée de résistants du London Metal Exchange se joue d’une bien plus grande sobriété. Ne restent des couleurs que celles des minces cordons rouges pendus aux cous des traders qui retiennent leur fiche d’identité. C’est comme si les cravates avaient absorbé toute la fantaisie possible – des roses, des bleues, des mauves, des rayées – et volé aux chaussettes la palme de la créativité…

Autre élément marquant, ces hommes (et les quelques femmes qui se sont aventurées dans la fosse aux lions) maintiennent en équilibre, par la force d’un haussement d’épaules conjugué à un subtil agencement des cinq doigts, jusqu’à deux téléphones à fil. Oui, à fil, véridique (et la photographie date de 2013). Il y en a ainsi un pour chaque oreille : un pour la droite, un pour la gauche. Un troisième maintenu dos au deuxième grâce à un élastique : on suppose qu’il est possible, en une pirouette d’épaulette, de renverser le double appareil pour passer de la deuxième communication à la troisième. Rapidité, vivacité, efficacité, rentabilité. On dirait que ces individus agités ne tiennent pas en place sur la banquette disposée en arc de cercle au milieu de la salle des ventes : ils y sont accoudés, assis tout en bordure, toujours sur le qui-vive, talon décollé du sol, déjà debout pour attraper un signal, y répondre, transférer un nouvel ordre : « buy », « sell », « call ».
Vue légèrement du dessus, la banquette centrale est bien clairsemée, et se découpe dans tout son éclat rouge vif sur la moquette viride. L’un ou l’autre protagoniste de la scène s’avance vers le centre, mais c’est surtout autour de l’arène délimitée par l’assise que s’exécute une partition chorégraphique mettant principalement en mouvement le haut du corps, les rides d’expression du visage, les bras et les mains signataires des ordres, dans une exultation collective, de bonheurs intenses et de désespoirs simultanés.

Vues depuis un autre œil, le sens profond de ces scènes peut échapper et se rapprocher du rituel tribal d’une société clanique inconnue. Que révèle de cette communauté l’organisation spatiale circulaire clairement identifiable sur l’image ? Et quels sont les racines et les groupes d’utilisateurs de ce dialecte opaque qui semble intelligible par l’ensemble des individus du groupe et régir leurs rapports ? S’adonnent-ils à un jeu, ils appartiendraient alors à la catégorie des homo ludens ? À quelle époque cette variété linguistique était-elle en usage ? A-t-elle un ancrage géographique spécifique ? Aujourd’hui, à l’époque des transactions à haute fréquence, cette langue est en effet en voie de disparition, menacée par le remplacement de l’homme par les machines. Seule la place boursière du London Metal Exchange y donne encore cours. À cette observation visuelle, il faut également ajouter les sons, partie intégrante de ce patrimoine immatériel : cris, hurlements, sonneries de téléphone, cliquetis de touches de clavier… Cette conjugaison de mugissements et de protestations grondées depuis la fosse pourrait aussi en donner une lecture confuse et s’amalgamer à d’autres jeux à l’effervescence et à la puissance animales. L’histoire, édulcorée par les films, nous a laissé quelques-unes de ces images, d’amphithéâtres antiques, de cirques pour joutes sacrificielles et purificatrices, d’arènes pour tauromachies, d’enclos des combats de coqs… Sueur et sang mêlés.

En l’honneur de qui organise-t-on ces jeux sacrés ? Serait-ce l’argent que l’on adore au cours de ces ludi circenses, dont le trading serait la célébration ? En réalité, il faudrait réinventer un art sorcier qui nous permette d’investir différemment l’imagerie associée à la finance et de mieux la renverser. Et si nous convoquions la magie afin de visualiser plutôt ce que nous souhaitons créer ? Nous pourrions peut-être alors retourner, selon la même hypothèse que formule l’ethnologue Jeanne Favret-Saada, le mal à l’expéditeur, lui retourner l’envers de ses pouvoirs. Nous pourrions « désorceler » la finance et faire de cette thérapie une possibilité de nous libérer d’une emprise (un pouvoir sur autrui) et nous redonner une capacité d’agir (un pouvoir de faire).
C’est le pari que nous souhaitons faire avec le collectif artistique Loop-s à travers une recherche que nous avons intitulée « Désorceler la finance » en référence directe au travail de l’ethnologue française. Nous prenons acte du fait que nous sommes « en train de devenir des étrangers à nous-mêmes, […] en train de nous perdre ». « Le monde moderne est en train de devenir une sorte de poison. Un flot de données, un réseau planétaire. Relié, isolé, je me sens à la fois déconnecté et trop connecté » nous dit l’écrivain irlandais Robert McLiam Wilson dans « La bête humaine », son introduction à l’ouvrage de Charles Fréger, ildermann ou la figure du sauvage. D’une part, « tous fanatiques de connectique, junkies du wi-fi, barrés de la 3G que nous sommes, nous aspirons au vrai, au primitif, à du vieux. Nous rêvons de réel, de choses qui échapperaient au filtre des franchises et portails commerciaux. Nous voulons du « comme avant », du « jadis »». Et d’autre part, pour reprendre les propos d’Isabelle Cambourakis qui dirige la collection Sorcières des éditions éponymes, « on a besoin de nouveaux horizons de pensée, […] de nouvelles fictions pour pouvoir penser ce qui nous arrive, penser au bord du gouffre, dans une situation contemporaine extrêmement tendue. » Nous avons besoin de démons, de forces obscures mystérieuses et sauvages : nous faisons le pari d’en appeler à la sorcellerie pour transformer notre communauté, et viser le basculement des jeux de domination et de pouvoirs.

S’immiscer donc dans les structures économiques qui régissent notre société pour pouvoir les métamorphoser : voici la première étape du programme artistique pour lequel nous empruntons les outils de l’ethnographe ou de l’anthropologue.

« Open Outcry », l’un des volets du laboratoire sauvage de recherches expérimentales « Désorceler la finance », est un projet transdisciplinaire de Loop-s en création que nous espérons présenter entre 2017 et 2018, et qui émane de l’ensemble de ces constats. Il questionne les liens entre finance et sorcellerie à travers un dispositif double, exposition et performance in situ. Ce sont les deux faces formelles d’une même recherche ou d’une pièce de monnaie : pile ou face selon les contextes d’invitation, plus plastique-Face A, ou plus performative-Face B. Son point de départ est la découverte
 du langage appelé en anglais hand signals of open outcry pit trading (langue des signes de la bourse à la criée) utilisé dans les salles de marché dans les années 1980. L’Open Outcry est un langage entre les courtiers en bourse, basé sur des cris et des signaux gestuels transférant des ordres d’achat et de vente. C’est un jargon de la profession qui n’a jamais été écrit, qui se transmet oralement : il n’est jamais fixe, toujours poreux, déformé, évolutif. Le titre se joue donc d’un paradoxe : cri à l’origine du scandale ET cri d’indignation. Car outcry signifie aussi « cri de douleur », « tollé », évoque la vague protestataire du mouvement Occupy Wall Street. C’est en cela que nous désirons faire d’« Open Outcry » l’expression d’un renversement de situation à venir. C’est en imaginant la fin prochaine d’un tel langage qu’est née l’envie de pouvoir le consigner, de l’habiter, non plus des spectres de la finance et de la spéculation mais d’actions qui offrent des propositions alternatives. Il nous a paru grand temps de créer de nouveaux rites de passage collectifs avec l’objectif de transformer le paradigme capitaliste, de rêver et de rendre possible un changement de modèle.

S’immiscer donc dans les structures économiques qui régissent notre société pour pouvoir les métamorphoser : voici la première étape du programme artistique pour lequel nous empruntons les outils de l’ethnographe ou de l’anthropologue. Collecter et observer des faits, les analyser et les comparer, synthétiser et théoriser peut se faire dans la terra incognita de nos propres sphères géographiques. Bruxelles est déjà un terrain propice à une foule d’explorations, et c’est en cela qu’elle représente, à bien des niveaux, une étrangéité. Elle est le centre névralgique des institutions européennes et est devenue la seconde capitale mondiale du lobbying après Washington. Sur les 20 000 lobbyistes présents, environ 1 700 mettent toute leur énergie à défendre les intérêts des dirigeants du secteur bancaire. Étrangéité où s’échangent des informations que ces « experts » ont tout intérêt à rendre opaques, hermétiques, inaccessibles. Bruxelles donc, le lieu idéal pour provoquer et expérimenter un rituel de désenvoûtement de la finance.

Regarder, consigner, collecter les informations, archiver le maximum de données, puis les cartographier. C’est sur ces bases que repose la Face A du projet « Open Outcry », l’exposition-installation qui agence les cadres de référence du projet d’ensemble : une occasion de présenter nos journaux de terrains et manuels d’infiltration, d’y révéler nos formules et recettes de magie blanche pour les transmettre au plus grand nombre. Elle pourrait très bien prendre la forme d’un mémorial de la crise financière dont nous commémorons bientôt les 10 ans et dont feu Dexia a été l’un des acteurs principaux dès 2007 en Belgique. Nous en avons tous éprouvé les conséquences : pourquoi ne pas déplacer l’usage d’un monument public éphémère pour évoquer ce moment historique ?

La face B, sa dimension performative, s’inspirera du travail de la chorégraphe Anna Halprin pour réaliser une partition chorégraphique sur base du langage des traders. Un véritable rituel de désenvoûtement de la finance débarrassant des seules mains des experts les questions économiques, visant ultimement une réappropriation citoyenne de ses mécanismes. Le temps est venu de faire nôtres les chiffres, les taux d’intérêts, l’argent, la circulation de la monnaie et les enveloppes budgétaires. Partant de l’hypothèse selon laquelle il ne peut exister de séparation entre le spirituel et le politique, nous sommes convaincues que le renversement possible des récits qui structurent en profondeur notre monde moderne, teintés de notion de progrès et de conquête, en linéarité, et qui fondent nos modèles capitalistes, passent par l’invention, la fabrication et l’expérimentation de nouvelles fictions. Contre le danger de la résignation, l’art, le design, la littérature, le spectacle vivant peuvent faire émerger des zones de tension et déplacer les points de vues par l’expérience sensible d’un récit infiltré, détourné, renversé, décomposé puis recomposé. Osons fabuler de nouvelles formes de pensée, produire de nouveaux savoirs et rêver en action.

 

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