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Dossier

Détourner le regard

Toma Muteba Luntumbue, artiste, historien d’art et commissaire d’exposition, membre de Culture & Démocratie
et Olivier Marboeuf, auteur-conteur, dessinateur, critique et curateur

24-11-2022

La panne d’imagination capitaliste résulte de ses violences narratives : le genre, le vivant, le colonial. Repenser la cohabitation planétaire, avec égalité de toutes et tous face à la crise climatique et partage juste des ressources naturelles, exige d’extirper le récit colonial de tous les inconscients dominants. Régénérer l’imaginaire collectif, c’est pratiquer le marronnage à grande échelle, ouvrir à de nouvelles alliances. À partir d’éléments d’exposition, Toma Muteba Luntumbue et Olivier Marboeuf ouvrent le chemin : déconstruire l’histoire est indispensable pour retrouver pages blanches et communs narratifs porteurs d’espoir. Avec un droit d’inventaire sans tabou.

Toma Muteba Luntumbue : Le terme générique Maï-Maï désigne les milices d’autodéfense communautaires qui sévissent dans l’est de la République démocratique du Congo depuis plusieurs décennies. L’histoire de ces mouvements insurrectionnels remonte au début des années 1960, au lendemain de l’assassinat du Premier ministre Patrice Lumumba.
Pour l’exposition Zones Narratives à la galerie de l’ERG, j’ai travaillé à partir d’une brochure de propagande éditée par les services de la presse du gouvernement congolais en 1964. Cette publication, assez modeste, dans son aspect, avait été éditée dans le but de discréditer le soulèvement populaire né d’abord à l’ouest du pays et qui s’était étendu sur une large partie du territoire, principalement dans l’est et le nord-ouest.
Le gouvernement voulait affirmer la légalité des actions de l’A.N.C., l’Armée nationale congolaise, appuyée par des mercenaires blancs, des unités des gendarmes katangais (de la province du Katanga anciennement sécessionniste revenue dans le giron du gouvernement central) et des troupes belges parachutées pour secourir leurs ressortissant·es retenu·es en otages dans la ville de Stanleyville par les rebelles. Cette brochure m’a servi de matrice iconographique pour un exercice de mise à nu des pratiques discursives propres à l’imaginaire colonial et impérialiste.
Pour cette exposition, j’ai utilisé des images, des extraits de textes bruts trouvés dans la brochure, des descriptions à la limite de l’insoutenable des crimes imputés aux insurgé·es dans toutes les localités tombées sous leur contrôle. J’ai épinglé sur les murs de la salle d’exposition des papiers de couleur, sur lesquels figuraient les récits des exactions et d’assassinats. Mon dispositif était assez sobre, volontairement dépouillé voire pauvre, en vérité surtout pour ne pas donner une primauté à la vue. Les spectateurs et spectatrices se trouvaient dans la situation de se recréer mentalement des images à partir de la lecture de phrases, souvent laconiques mais à la rhétorique émotionnellement efficace. Une bande sonore enveloppait les visiteurs et visiteuses dans une ambiance étrange peuplée de chants d’oiseaux exotiques. Cela provoquait une distanciation qui dans mon esprit devait contribuer à faire de l’exposition une expérience singulière propice à proposer un mode production de savoirs alternatif à partir d’une analyse narrative et dissection critique de matériaux historiques résiduels. Cette évocation de l’exposition révèle-t-elle des convergences ou des parallélismes avec tes propres recherches ?

La violence de la sanction, la mise en scène de la souffrance s’attaquent à nos capacités kinesthésiques : nous souffrons en étant forcé·es de regarder un corps qui souffre, un corps qui pourrait être le nôtre. Ce spectacle terrifiant est le sous-bassement de toute société de contrôle qui, pour se maintenir, doit toujours travailler les dynamiques de consentement et d’autocensure, et donc au-delà des lois, doit fabriquer habilement un spectre de terreur et des figures d’anéantissement.

Olivier Marboeuf : Il me semble en effet que je me pose des questions proches des tiennes ou, du moins, de ce que ce dispositif que tu décris évoque, je dirais même « laisse planer ». Laisser planer quelque chose est important, c’est-à-dire s’efforcer d’échapper à l’autorité immédiatement violente de ce récit colonial qui est pensé comme un espace total auquel on ne peut échapper. Et cette absence d’issue est évidemment couteuse émotionnellement. Avec cette installation minimale mais dense, qui procède par soustraction, tu crées donc une échappatoire en périphérisant ce qui avait été mis au centre : des images difficiles à regarder et des textes dont la fonction est de redoubler encore l’impact de ces images. Les textes sont, dans ce dispositif, orphelins. En les isolant, tu les mets à nu. Car la brochure originale a une fonction claire – même si partiellement cachée. Et tu donnes accès non pas à son contenu, mais bien à cette fonction particulière, par un geste de dispersion de l’écran de violence qui nous empêchait littéralement de voir.
Je crois qu’ici, il est utile de revenir au rôle historique du spectacle d’effroi colonial qui fonctionne de deux manières. D’une part, et c’est le cas avec l’exécution publique, il y a le désir du pouvoir en place de décourager toute velléité de lutte. La violence de la sanction, la mise en scène de la souffrance s’attaquent à nos capacités kinesthésiques : nous souffrons en étant forcé·es de regarder un corps qui souffre, un corps qui pourrait être le nôtre. Ce spectacle terrifiant est le sous-bassement de toute société de contrôle qui, pour se maintenir, doit toujours travailler les dynamiques de consentement et d’autocensure, et donc au-delà des lois, doit fabriquer habilement un spectre de terreur et des figures d’anéantissement.
L’esclave transatlantique est la plus terrifiante de ces créatures : celui ou celle qui n’est plus rien qu’une matière vouée à disparaitre. C’est une règle économique simple, il n’est pas possible de contrôler une population – sachant que les dominant·es sont toujours bien moins nombreux·ses que les dominé·es − si cette population ne se contrôle pas en partie elle-même, si elle ne participe pas à sa propre domination. C’est la fonction la plus essentielle du racisme, fabriquer une infinité de catégories intermédiaires parmi les dominé·es par une politique de la terreur et de menus privilèges. C’est ainsi que sont structurées les sociétés coloniales d’hier et d’aujourd’hui. C’est, au-delà des changements politiques, économiques et sociaux, leur constante. Et c’est pour cela que pour étudier efficacement la colonialité du pouvoir, il nous faut aussi nous attarder sur les intermédiaires indigènes et toutes les catégories bourgeoises non-blanches que produit cette trame coloniale toxique.
D’un autre côté, et c’est tout à fait le cas avec les Maï-Maï, il s’agit de mettre en scène les actes de celles et ceux qui veulent se défendre sans leur accorder ni le droit de se défendre, ni la dignité de se défendre. C’est la mise en scène de la sauvagerie. Par ce biais, le pouvoir colonial et ses allié·es refusent de faire entrer ce qui se passe, les luttes et résistances qui naissent des inégalités d’un système ou de refus des différentes formes de colonisation, dans le régime de la guerre entre différentes forces. Au contraire, la brochure produit volontairement une forme d’asymétrie – qui est renforcée, si je me rappelle bien, par la différence de dignité dans la représentation des mort·es : le corps blanc comme corps central, visage tragique, et les corps noirs comme des amas innommables, des matières-corps sans singularité, des matières mortes sans nom. Il n’y a cette fois pas d’équivalence. L’acte de se défendre est non seulement illégitime mais il est transformé par le récit, le montage du texte avec les images et leurs cadrages, en un acte de cruauté. On retire aux lecteur·ices / spectateur·ices tout possibilité de projections dans ce qu’incarnent les Maï-Maï.

Je dois dire que je trouve particulièrement intéressant que tu te sois attaqué à ce matériau difficile dans le cadre d’une exposition artistique et dans une école d’art de surcroit car il permet d’introduire à mes yeux un point aveugle de l’histoire de l’art occidental et de son enseignement : la fonction du spectacle de violence qui pour moi infuse très largement, même en secret, nos scènes culturelles et artistiques contemporaines.

S’il y a ici une fonction politique de la mise en récit et en spectacle, c’est justement d’éliminer toute possibilité politique. L’horreur est un état d’exception sans voix et sans regard. C’est la sidération. C’est exactement ce qui se produit quand les pouvoirs occidentaux usent du terme « terrorisme ». En refusant de concéder une quelconque consistance politique à un acte de violence, le pouvoir dominant devient le seul à être en mesure de produire de la violence à la fois légitime mais aussi intelligible. Pour mémoire, les forces coloniales ont très régulièrement utilisé ce terme de « terrorisme » pour évoquer les luttes armées d’indépendance, en Algérie, en Guinée-Bissau, au Vietnam, au Cameroun et donc au Congo. La fonction coloniale de l’épistémologie « terroriste », si je peux le formuler ainsi, est de produire cette marque de honte et de sauvagerie dont le but est d’interdire toute empathie en la transformant en un affect morbide. C’est le refus d’accorder à celles et ceux qui luttent dans des conflits asymétriques la possibilité de se former en sujets politiques.
Je dois dire que je trouve particulièrement intéressant que tu te sois attaqué à ce matériau difficile dans le cadre d’une exposition artistique et dans une école d’art de surcroit car il permet d’introduire à mes yeux un point aveugle de l’histoire de l’art occidental et de son enseignement : la fonction du spectacle de violence qui pour moi infuse très largement, même en secret, nos scènes culturelles et artistiques contemporaines.

Tu rends lisible, par l’opération que tu appliques à la brochure, l’agencement d’images impossibles à regarder avec des textes qui forcent littéralement notre regard. J’aimerais à mon tour t’interroger sur la manière de « détourner le regard ». Par cette expression, je ne veux pas dire qu’il faut refuser de regarder, mais bien qu’il est peut-être possible d’inventer un point de fuite politique par une manière de regarder ailleurs qu’à l’endroit de sidération – et de fascination morbide parfois. Et il me semble que l’une des fonctions paradoxales d’un geste politique en art aujourd’hui est d’accompagner justement le détournement du regard, dans une société saturée d’images et d’immédiateté. Car il s’agit d’à la fois détourner le regard de son objectif et de le ralentir. Le regard est alors invité à l’errance, c’est-à-dire à d’autres possibilités de composition.

Toma Muteba Luntumbue : « Tuer les yeux », c’est la traduction littérale, en lingala, de Koboma Miso, l’action d’éblouir. Joseph Tonda me le faisait remarquer lors d’un entretien à paraitre, en évoquant le concept des « éblouissements », au cœur de son livre L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements (2017). La polysémie du terme, « éblouissements », y est admirablement mise à contribution pour décrire, entre autres, l’entrechoc du premier face à face entre les mondes africains et l’occident chrétien. Sa conséquence serait d’avoir produit un éblouissement réciproque, à la manière d’un flash aveuglant ou d’une vision hallucinatoire, identique à l’effet produit lors du passage d’une obscurité prolongée à la lumière ou au sortir d’une transe initiatique.
Joseph Tonda fait référence à une étape de l’initiation, qui est parsemée d’épreuves, durant laquelle le futur initié, approche du monde des esprits, peut être assailli par des visions effrayantes, se trouver dans un état de confusion, où la distinction entre ce qui relève du réel et de l’hallucination est impossible. Un des objectifs de l’initiation est d’ouvrir les portes de la perception et de produire un être « éveillé » ou « éclairé », capable de voir l’invisible, ou au-delà du visible (miso mine, en lingala, littéralement, « quatre yeux », c’est le pouvoir voir « devant » et « derrière », le passé et le futur).
À l’époque coloniale, une légende urbaine rapportait que les phares des automobiles conduites par les blanc·hes aveuglaient les passant·es noir·es, facilitant leur enlèvement pour être réduit·es en pâté de viande en conserve corned-beef. Ce portrait des blanc·hes colonisateur·ices en anthropophages traduit l’irréductible malentendu entre les deux mondes, résultante d’une collision catastrophique des imaginaires dont le narratif colonial a toujours su tirer parti pour assujettir les consciences des masses dominées. Les conversions de masses par des fous de dieux, les missionnaires barbus fanatisés de diverses congrégations, la violence physique et symbolique, sur l’imaginaire, n’ont pu se faire que par des manœuvres de falsification généralisée.

L’une des fonctions paradoxales d’un geste politique en art aujourd’hui est d’accompagner justement le détournement du regard, dans une société saturée d’images et d’immédiateté. Car il s’agit d’à la fois détourner le regard de son objectif et de le ralentir. Le regard est alors invité à l’errance.

Dans le Congo des Belges, missionnaires, administrateurs coloniaux, agents de l’État colonial étaient souvent vêtus en blanc, non pas pour se protéger du soleil mais pour se rendre visibles de loin, en foutre plein la vue, subjuguer par leur aspect spectral. Les représentations corporelles suprémacistes coloniales (apartheid, racialisation, distanciation physique) visaient à produire une « surexposition » (au sens photographique) du colon blanc dans le but d’invisibiliser les colonisé·es d’eux·elles-mêmes. Cela devait avoir incontestablement son effet puisque, paradoxalement, dans de nombreuses civilisations africaines, le blanc est la couleur des mort·es.
Si le régime belge aimait mettre en scène dans sa propagande visuelle une colonie parfaite, peuplée de tribus « pacifiées », ses noir·es évolué·es et dociles, et se montrait négationniste sur ses génocides, la décapitation des rois vaincus, les travaux forcés, l’écocide extractiviste, les massacres de masses perpétrés, etc., la rébellion des Simbas a cherché à déchirer l’écran du film d’épouvante colonial. Même si ce mouvement révolutionnaire a été présenté comme un carnaval macabre, il constitue une remise en cause radicale du narratif colonial commencé par Patrice Lumumba dans son discours historique le jour de l’indépendance du Congo.
Dans l’exposition à l’ERG, j’ai collé, directement sur le mur de la galerie, une phrase attribuée au général rebelle Olenga disant littéralement : « Nous fabriquerons nos fétiches avec les cœurs des Américains et des Belges et nous nous habillerons avec les peaux des Belges et Américains. » Cette phrase avait le pouvoir magique de terroriser la bonne conscience des blanc·hes et de leurs larbins, dans un contexte de confusion totale où se mêlaient ressentiments coloniaux, guerre froide, impérialisme et anticommunisme états-unien.
Dans la terminologie congolaise, le terme « rebelle » est l’équivalent de « terroriste » en Occident d’aujourd’hui. On se souviendra qu’en France, depuis 2014, dans le climat de panique provoqué par les attentats islamistes, l’apologie du terrorisme constitue un délit passible de cinq ans de prison. On est passé d’un délit d’opinion à un délit inscrit dans le Code pénal afin de faciliter la répression de ce que les régimes politiques français successifs définissent comme une façon de faire publiquement l’apologie des actes terroristes. Nous retombons toujours dans l’état d’exception permanent que tu évoquais plus tôt.

À l’époque coloniale, une légende urbaine rapportait que les phares des automobiles conduites par les blanc·hes aveuglaient les passant·es noir·es, facilitant leur enlèvement pour être réduit·es en pâté de viande en conserve corned-beef. Ce portrait des blanc·hes colonisateur·ices en anthropophages traduit l’irréductible malentendu entre les deux mondes, résultante d’une collision catastrophique des imaginaires dont le narratif colonial a toujours su tirer parti pour assujettir les consciences des masses dominées.

Le martyr Patrice Lumumba avait pour singularité d’avoir été photographié et filmé. Même si son exécution n’a pas été capturée et diffusée mondialement comme celle du sinistre couple Ceauşescu par exemple. Toutes les violences dont lui est ses compagnons d’infortune ont été les victimes ont été perpétrées aux yeux du monde. La vision « écranique » de cette figure de l’homme politique héroïque déchu, ligoté, roué de coups par les supplétifs de l’Occident chrétien, au-delà de la longue « parenthèse de sang » ouverte par sa mort, va inaugurer un « mythe visuel » à travers la circulation vertigineuse de quelques images tremblantes et tragiques.

Pour revenir à ta question, je distinguerais « détourner le regard » de « détourner les yeux ». « Détourner le regard », serait en quelque sorte regarder tout en se regardant en train de voir et en s’interrogeant sur ce qui se passe à ce même moment. Je paraphrase à peine ici les mots du pédagogue Philippe Meirieu, dans un commentaire sur l’acte de regarder.
Il me revient à l’esprit une anecdote de mon enfance, au Congo. Un adulte m’a déconcerté en me disant que les étoiles qui brillaient dans le ciel étaient déjà mortes depuis longtemps. Il semble que ce l’on voit ou présente sur les écrans est déjà mort, lorsque cela nous parvient. Constater que les images contemporaines ne constituent en rien des fenêtres sur le monde est une évidence. La surabondance des écrans qui nous environnent, ceux des ordinateurs et des téléphones portables, nous a « tué les yeux ». Nous restons en surface, glissant constamment tant sur l’opacité des écrans, que sur l’indiscernabilité du vrai et du faux dans les images ou sur leur démultiplication à l’infini. « Détourner le regard », c’est instaurer une désobéissance visuelle face aux images mortes qui parviennent déjà à l’état de mort cérébrale sur le plan du sens. Je souscris à l’idée que l’art qui se veut politique pourrait, en s’inspirant parfois de certains dispositifs initiatiques africains, constituer des protocoles pour s’affranchir des illusions et des effets chocs, déstabiliser toujours les attentes.
La bande sonore de l’exposition (des cris d’oiseaux exotiques enregistrés dans une volière) métaphorisait les voix inintelligibles des rebelles Simbas accusés de collusion avec le monde des esprits, la négation de leur humanité et de la dimension politique de leur lutte. Lorsque tu appelles à une errance du regard comme stratégie contre la sidération, je pense aux dénigrements des résistances militantes en France taxées souvent de velléités séparatistes. Comment ce type de constructions imaginaires peuvent-elles être déconstruites ?

On comprend combien le marronnage des esclaves n’est pas seulement une fuite de la plantation mais compose aussi une autre voix de « devenir humain ». Elle va procéder par alliance avec le végétal, le minéral, la terre, les éléments, les bactéries et avec les populations indigènes pour composer des formes de vie dans l’indiscernement, la-non séparation de la composante humaine du monde.

Olivier Marboeuf : L’usage du son dans ton exposition est un élément pour moi très important et polysémique.
Je commencerais par poursuivre cette idée de négation de l’humanité de certain·es puisque le processus de déshumanisation est, pour moi, central dans la modernité coloniale occidentale. La rupture d’équivalence entre les êtres humains qu’il suppose est un élément structurant de l’économie capitaliste basée sur la séparation entre ce que l’on peut exploiter et celles et ceux qui l’exploitent. C’est pour cela que je rappelle souvent que le racisme n’est pas un épiphénomène moral du capitalisme mais bien l’un de ses fondements économiques. La production de l’homme moderne doué de raison va de pair avec sa séparation de ce qui n’est pas lui, ce qui sera dit « sauvage ». Et ce qui est sauvage doit être domestiqué, afin de devenir habitable, habituén. C’est-à-dire entrer dans le régime des ressources. Il y a une conséquence inattendue que je dirais « écologique » dans la déshumanisation radicale qu’est l’esclavage transatlantique, par exemple. Il est possible de considérer l’esclavage transatlantique à la fois comme tout à fait spécifique et comme spectre des autres exploitations, outil pour comprendre à partir de cette situation paroxystique ce qu’est fondamentalement l’économie coloniale.
La plantation est une scène primitive du capitalisme où se concentrent tous les possibles et les fantasmes, une scène de mort qui est aussi évidemment une scène de jouissance, libidinale. Car l’esclave africain·e déporté·e dans les plantations des Amériques n’est pas un·e simple captif·ve, un·e travailleur·se forcé·e, un·e indigène subalterne. Pour permettre un niveau optimal d’exploitation qui soit en accord avec le Christianisme, il faut d’abord sortir cette personne esclavagisée de l’humanité, en faire un non-humain qui ne peut plus prétendre à être un « prochain », celui ou celle que l’on doit traiter comme soi-même selon la Bible. Ce processus de déshumanisation projette la personne africaine dans la collection des ressources fongibles, il devient une matière-esclave dont on use jusqu’à son épuisement. Et d’une certaine manière, la vorace machine coloniale place alors cette partie de l’humanité du même côté du monde que la Nature sauvage imaginée par les Modernes. Du côté de ce qui n’est pas humain et qui, de ce fait, est à la disposition de tous les usages.

La destruction d’autres possibilités de devenirs humains par les génocides des populations indigènes, la domestication du « sauvage » par l’habité colonial et la déshumanisation qu’induit la production d’un monde de ressources, rendent en réalité nécessaire d’imaginer d’autres formes d’humanité.

Cependant à aucun moment, on n’imagine dans cette perspective des Lumières qu’il puisse se construire des connivences à l’intérieur même du « sauvage », que ces différentes « matières » puissent imaginer à leur tour, entre visible et invisible, d’autres manières d’être, d’autres attachements, modes de collaboration et de hantises, de l’autre côté de la séparation produite par « ceux et celles qui se prétendent humain·es ». L’agence de ce côté du monde est proprement inimaginable. Et pourtant, si l’on s’y attarde, dans le contexte caribéen par exemple, on comprend combien le marronnage des esclaves n’est pas seulement une fuite de la plantation mais compose aussi une autre voix de « devenir humain ». Elle va procéder par alliance avec le végétal, le minéral, la terre, les éléments, les bactéries et avec les populations indigènes pour composer des formes de vie dans l’indiscernement, la-non séparation de la composante humaine du monde.
Et ce corps qui va se constituer sans maitre convoque évidemment toute une spiritualité africaine que l’on croyait perdue et qui se réinvente autrement au contact d’autres contextes et cosmogonies. La lutte des marrons va largement s’appuyer sur les capacités d’invisibilité, de transformation, de devenir-environnement. Et cela va produire à la fois des stratégies de combat – où l’empoisonnement sera une technique importante – mais aussi des modalités d’agriculture – les jardins créoles – qui sont des contre-récits et des contre-pouvoirs face à la monoculture plantationnaire. Cette hypothèse marronne nous dit combien détruire ladite nature entraine toujours la destruction d’une part d’humain. C’est à ce titre que l’on peut la considérer comme une hypothèse écologique globale où la question du soin, de la protection est toujours aussi un geste vers soi alors que l’Occident protège la Nature comme quelque chose d’autre et la détruit dans la construction de son être, basé sur la jouissance de ressources imaginées comme passives et inépuisables.

Les Occidentaux·ales qui ont construit leur domination sur la déshumanisation ne sont pas encore des êtres humains. Ils et elles doivent comme d’autres partir à la recherche de leur humanité. Dire que ce n’est pas autour d’elles et eux que l’on va construire notre humanité est taxé de séparatisme, mais je crois simplement qu’il s’agit de comprendre qu’il y a plusieurs chemins d’humanité, ce qui ne veut pas dire qu’il ne reste pas un horizon de rencontre.

Par ailleurs, le grand récit de l’Occident moderne forme ses sujets à se penser comme des références d’humanité. Pour l’Occident, comme pour celles et ceux dont il a colonisé le corps, la terre et l’esprit, monter en humanité ne saurait être autre chose que tenter de rejoindre cette humanité occidentale. Mais comment considérer comme désirable une humanité qui déshumanise ? La destruction d’autres possibilités de devenirs humains par les génocides des populations indigènes, la domestication du « sauvage » par l’habité colonial et la déshumanisation qu’induit la production d’un monde de ressources, rendent en réalité nécessaire d’imaginer d’autres formes d’humanité. C’est à ce titre que je souligne souvent le paradoxe des politiques de reconnaissance. Pourquoi des personnes minorisées devraient-elles attendre et même réclamer d’être reconnues aux yeux des Occidentaux ? Il me semble que cette demande contribue à consolider la valeur d’étalon de l’humanité occidentale. Et l’on retrouve cette posture dans toutes les politiques de respectabilité des subalternes en post-colonie. Alors qu’il parait bien plus urgent d’être en mesure de produire d’autres valeurs d’humanité, depuis les connivences de celles et ceux qui ont subit la déshumanisation et qui paradoxalement ont pu développer des liens secrets avec des mondes en dehors de cette humanité-là.
En parcourant ainsi l’histoire moderne et ses processus d’humanité par séparation, on comprend aisément la dimension grotesque du discours sur le séparatisme, en France notamment. Plus concrètement, les Occidentaux·ales qui ont construit leur domination sur la déshumanisation ne sont pas encore des êtres humains. Ils et elles doivent comme d’autres partir à la recherche de leur humanité. Dire que ce n’est pas autour d’elles et eux que l’on va construire notre humanité est taxé de séparatisme, mais je crois simplement qu’il s’agit de comprendre qu’il y a plusieurs chemins d’humanité, ce qui ne veut pas dire qu’il ne reste pas un horizon de rencontre. Mais cette rencontre nécessite un autre lieu que celui où trône le roi de la forêt, un lieu sans maitre que nous ne pourrons pas atteindre, quel qu’en soit le chemin, sans nous transformer d’abord en êtres humains.

L’onde sonore, la manière dont elle se propage dans l’air, a quelque chose de magique et d’impossible à capturer, elle est une force ingouvernable qui transporte de plus la parole. Elle renvoie aux esprits qui parlent en circulant de corps en corps.

Une autre chose que m’évoque la diffusion de chant d’oiseaux dans ton exposition est l’importance du son dans les conflits coloniaux. Si l’image narrative a joué un rôle majeur dans les expéditions puis les guerres coloniales en déguisant un projet économique en une fable scientifique et civilisationnelle, on n’a peut-être moins accordé d’importance aux pratiques sonores. Elles ont pourtant été des terrains de lutte remarquables.
On pourrait, par exemple, parler des techniques de mimétisme indigène. Les populations colonisées vont imiter des chants d’oiseaux notamment pour faire passer des messages. Ce sont ces voix inintelligibles dont tu parlais plus tôt. Cet usage d’une connivence avec le monde « sauvage » s’oppose de manière asymétrique au discours de propagande coloniale – discours de raison par excellence, articulé, clair, qui chasse l’obscurité. Face à cette machine narrative armée, tout le langage des colonisé·es va devoir apprendre à se courber, à se faufiler, à ruser pour échapper à l’oreille des colons. On retrouve ces inclinaisons dans les langues créoles et dans l’usage d’expressions métaphoriques qui codent littéralement la langue.
Le cinéaste Sana na N’Hada me racontait que durant la guerre d’indépendance de Guinée-Bissau, le bombolon, percussion rituelle et outil de communication dans les zones rurales, avait été utilisé par la guérilla et ses allié·es pour avertir de l’arrivée des soldats portugais ou au contraire pour appeler les jeunes à rejoindre le maquis. Mais comme l’armée portugaise avait fini par engager dans ses rangs des soldats indigènes de différentes ethnies capables de décoder les messages des bombolons, il était alors devenu nécessaire d’utiliser des métaphores, d’utiliser un mot pour un autre, une expression pour une autre. Quand le bombolon appelait les jeunes à se réunir pour faire la fête, c’était en fait un appel à prendre le maquis. Et le créole va fonctionner de la même manière en se métaphorisant sans cesse pour échapper à l’oreille des maitres toujours plus avides de pénétrer le moindre secret et la plus profonde intimité des dominé·es.
D’une certaine manière la colonisation occidentale s’impose, comme tu l’as dit, par son hypervisibilité. C’est cette logique des Lumières qui ne supporte pas d’ombre. C’est un processus permanent de mise en scène de soi comme figure centrale, de référence, et en même temps un geste de « clarification », de décodage et de dévoilement de l’Autre – et l’on comprend ici une obsession française pour le dévoilement des femmes musulmanes, par exemple. La société colonisée doit être à vue car elle est pensée comme une ressource à disposition. Et donc le mépris, le refus d’humanité porté à des usages mimétiques reposent sur une stratégie de ce type. On veut forcer l’ennemi à apparaitre, à sortir de son camouflage en le méprisant, en moquant sa proximité avec les bêtes sauvages. La force coloniale impose ainsi ce qui est digne d’être politique, elle impose son espace de conflit, comme elle imposera plus tard dans le monde du spectacle sa scène de représentation, là où les choses doivent se passer pour être « reconnues ». Or l’indigène se tient stratégiquement dans l’indéchiffrable pour compenser l’asymétrie des forces en présence.

La fonction de paix artificielle de la diffusion sonore mimétique crée dans ton dispositif tout autre chose, une forme d’inquiétude politique.

L’onde sonore, la manière dont elle se propage dans l’air, a quelque chose de magique et d’impossible à capturer, elle est une force ingouvernable qui transporte de plus la parole. Elle renvoie aux esprits qui parlent en circulant de corps en corps. Se faire entendre sans être vu est une forme de résistance qui sera pourchassée par les forces coloniales. On se rappelle que le rebelle marron Mackandal sur l’ile de Saint-Domingue sera accusé de magie noire par les colons qui chercheront à le capturer pendant dix-huit ans. On lui prêtera la capacité de se transformer en toute chose de la nature environnante et de venir parler aux autres esclaves de la plantation en utilisant le corps d’animaux. L’accusation de collusion avec des entités sauvages et le monde des esprits est donc un récit récurrent dans l’histoire des résistances africaines et afro-caribéennes. Elle est souvent teintée de mépris autant que de crainte.
Ce qui est intéressant c’est de voir que la position des puissances coloniales va évoluer en la matière. Si le corps colonial reste obsédé par sa centralité et sa visibilité – sa désirabilité −, il va entrer progressivement lui-même dans des pratiques mimétiques. Il voulait que tout se rapporte à lui, il veut à présent tout être, tout savoir, parler toutes les langues. C’est là l’une des transformations significatives des élites culturelles contemporaines par exemplen. Elles brillaient auparavant par leur distinction, par leur accès privilégié à la culture savante. Elles s’imposent à présent par leur connaissance des cultures populaires et étrangères, par une certaine plasticité mimétique. Par ce renversement, les dominant·es envahissent littéralement tous les espaces d’autonomie, occupent tout le spectre des possibles. C’est une nouvelle stratégie coloniale qui prend la forme d’appropriations culturelles aussi voraces qu’habiles. Elle est particulièrement active dans le champ de l’art contemporain occidental aujourd’hui.
Pour revenir à ta proposition sonore, elle me fait penser à la manière dont les armées coloniales – je pense de nouveau à l’armée portugaise en Guinée-Bissau mais aussi à l’armée américaine au Vietnam – ont sonorisé la jungle. La plupart du temps, quand le son n’était pas utilisé comme torture – comme il le sera par sa permanence dans la prison de Guantanamo, par exemple –, celui-ci servait à imiter un état naturel. Les soldats coloniaux avaient remarqué que lorsqu’ils entraient dans une forêt, les oiseaux cessaient de chanter et le silence devenait alors une forme d’alerte de leur présence. Ils ont donc eu l’idée d’enregistrer le chant des oiseaux et de le diffuser dans la jungle grâce à des haut-parleurs. Au mimétisme indigène qui servait de camouflage à la parole, ils opposaient ici un mimétisme technologique qui produisait l’illusion d’un état de paix, un état artificiel du monde sauvage sans l’homme occidental qui, on l’a compris, était un corps doublement étranger de cette nature non-domestiquée et inhospitalière.
La diffusion d’une bande son dans ton exposition poursuit cette spirale mimétique. Car la fonction de paix artificielle de la diffusion sonore mimétique crée dans ton dispositif tout autre chose, une forme d’inquiétude politique. Ce n’est plus un état de repos mais un état d’alerte. La paix est illusoire. Elle dissimule de la violence. Les chants des oiseaux qui ne sont pas à leur place informent que quelque chose ne va pas. De nouveau, cette présence fait signe vers un ailleurs. L’exposition fonctionne ainsi globalement comme un détournement des sens.

Toma Muteba Luntumbue : Lors de l’inauguration de l’exposition, un visiteur est venu me dire que ce qu’il avait vu « n’était pas une exposition ». Ce commentaire m’a fait sourire car j’assume le déficit de séduction d’un dispositif volontairement réductif et non spectaculaire, dont le but était d’évoquer la permanence de la violence coloniale et son régime de déshumanisation. Le soulèvement des Simbas contre l’oppression colonialiste appartient à la même communauté d’imagination que les actions d’autodéfense communautaire non-médiatisées des Maï-Maï et celles de tous les groupes « sous-humanisés », tenus en marge de l’histoire par la modernité occidentale.
La question que pose l’exposition est celle du pouvoir des dispositifs artistiques face à la démultiplication des moyens de production et des supports de diffusion des images qui intensifie l’avidité pour le spectacle de la guerre faite avec le sang des autres, dont la Lybie, l’Irak, l’Afghanistan ou encore la Syrie, avec leur cohorte de photographes incorporé·es aux unités impérialistes ont été le théâtre.

 

Image : ©Joanna Lorho

 

1

Lire au sujet des terres habituées : Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Seuil, 2019.

2

Voir à ce sujet : Philippe Coulangeon, Culture de masse et société de classes : le goût de l’altérité. PUF, 2021

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