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Notices bibliographiques

Dette : 5000 ans d’histoire, David Graeber

Jérémie Cravatte

12-02-2021

David Graeber
Traduit de l’anglais par Françoise et Paul Chemla
Les Liens qui Libèrent, 2013, 621 pages.

Présentationn

Dans ce livre, David Graeber, anthropologue anarchiste et activiste politique américain, nous fait évoluer entre descriptions de réalités anthropologiques et analyse de grandes phases historiques découpées en différents chapitres.

LE MORALISME HYPOCRITE DE LA DETTE
Si ce livre nous rappelle bien une chose, c’est qu’il n’y a pas meilleure manière de justifier des relations fondées sur l’injustice et la violence que d’utiliser la moralité absolue de la dette. Dans la relation d’endettement, ce sont les exploité·es qui sont considéré·es en tort. La signification même du mot est révélatrice : en néerlandais par exemple (et c’est le cas dans de nombreuses autres langues) schuldig signifie tout autant « endetté » que « coupable » ou « fautif». Or Graeber nous montre au fil des pages que les relations d’endettement ne répondent en rien à une logique morale ni même éthique mais bien politique et économique. La dette cache toujours une violence, celle du vainqueur.

LA DETTE DANS L’HISTOIRE
Les cycles détectés par l’auteur alternent entre prédominance de systèmes de crédit basés sur la confiance (en temps de relative paix sociale) et prédominance de systèmes d’endettement impersonnels (en temps de grande violence). La première option ayant largement prévalu sur la deuxième, le dernier cycle que nous vivons en ce moment est atypique.
Les premières traces écrites de comptabilisation de dettes remontent à la civilisation sumérienne de Mésopotamie, vers 3500 av. J.-C. On y inscrivait soigneusement les enregistrements des prêts (des crédits) sur des tablettesn. Le propre des systèmes de crédit est qu’ils sont basés sur la confiance et que, le plus souvent, les personnes se rendent toujours un peu plus ou un peu moins que ce qu’elles estiment se devoir. C’est un échange volontairement inabouti. Elles maintiennent ainsi une obligation entre elles et ne cherchent pas à rembourser leurs dettes avec exactitude, car cela signifie la mort du lien social. Selon Graeber, la plupart des transactions se faisaient par crédit et l’argent était moins utilisé comme un moyen d’échanges (sauf peut-être entre étranger·ères) que comme unité de comptabilisation. Il prendra d’ailleurs une multitude de formes à travers l’Histoire: monnaies de coquillages, de perles, de plumes, de sel, etc.
Durant cette période, il était courant que de nombreuses familles paysannes se retrouvent tellement endettées qu’elles soient contraintes de se livrer comme esclaves à leurs créanciers. Graeber souligne à ce propos, à la suite de l’historien et spécialiste de l’Antiquité grecque, Moses Finleyn, que la dette a toujours été le moteur des mouvements de révolte, avec à chaque fois le même programme : annulation des dettes et redistribution des terres (qu’on pourrait aujourd’hui élargir à d’autres propriétés accaparées). Afin d’éviter ces risques de renversements sociaux, les rois annonçaient périodiquement des annulations générales de dettes et établissaient des réformes pour protéger les débiteur·rices (comme la prohibition de l’usure)n. On retrouve des phénomènes similaires dans les empires babylonien et assyrien, ou plus tard dans l’institution de coutumes comme le jubilé de tradition biblique.
Graeber situe l’apparition des pièces de monnaie estampillées des milliers d’années plus tard, vers 600 av. J.-C., et ce de manière plus ou moins simultanée en Inde, en Chine et en Méditerranée. C’est le début de ce que l’auteur appelle l’Âge axial et du « complexe militaro-monétaire-esclavagiste » : des empires qui pillent, qui exploitent de vastes quantités d’esclaves, qui extraient or et argent transformés (entre autres) en monnaies utilisées pour payer les soldats, qui imposent des taxes aux populations (les obligeant ainsi à acquérir ces monnaies officielles), etc. Ce système favorisera l’avènement de marchés impersonnels. Plus tard, les métropoles coloniales utiliseront le même processus afin d’instaurer dans les territoires conquis une économie de marché, détruisant ainsi la multitude de systèmes de crédit et d’échanges existants. Cette nécessaire violence est niée par le mythe fondateur du libéralisme qui soutient que nous cherchons avant toute chose à tirer un maximum de profit de nos échanges (mythe démenti par, entre autres, nos comportements de « communisme quotidien » auquel fait référence l’auteur).

↦ Crédit › Monnaie › Troc
Dans la pensée simpliste des évolutionnistes, les choses vont nécessairement vers toujours plus de complexité. Concernant l’argent, le troc (je t’échange une chèvre contre quinze poules) aurait laissé place à l’utilisation de monnaies (pour pouvoir acquérir autre chose que des poules après avoir vendu une chèvre) et c’est seulement alors que les systèmes de crédit auraient vu le jour et complété ces moyens d’échanges (pour faciliter les investissements, par exemple). Graeber montre que c’est tout l’inverse : des systèmes de crédit et d’échanges complexes préexistaient partout aux monnaies estampillées et le troc n’est utilisé qu’entre étranger·ères ou dans des situations ponctuelles de pénurie de monnaie officielle (ce moyen d’échange dont nous avons été rendu·es dépendant·es). Une illustration de ce cas est l’Argentine post-2001.

Au Moyen Âge (600-1450), avec la fin des empires et le développement de petits royaumes, Graeber observe un retour des systèmes de crédit, au détriment des monnaies métalliques (et non un « retour au troc»). Ces systèmes étaient régulés par les grandes institutions religieuses montantes et, en Europe, l’église chrétienne contrôlait les prêts à intérêt et a aboli l’esclavage pour dette (pas les relations inégalitaires féodales pour autant, bien sûr). Le centre du commerce international était alors l’océan Indien et les échanges étaient basés sur de larges réseaux de confiance.
À partir de 1450, et plus précisément 1492 (colonisation des Amériques), le monde connait un retour aux grands empires, aux métaux « précieux » (or et argent), aux guerres destructrices et à l’esclavage de massen. Les états ont pris le contrôle des systèmes d’échange, détruisant par la force la multitude de systèmes de crédit en usage. Les grands marchands se sont organisés en monopoles, créant les premiers empires capitalistes. Les premières banques modernes se sont développées et de nouvelles formes de crédits impersonnels ont alors été créées (dont les titres de dette publique, à partir du XVe siècle)n. Le salariat de masse (arrivant après – et non avant – les instruments financiers bancaires) a dû être imposé par la destruction des moyens d’autonomie et de subsistance. Le paiement des salaires en monnaie a également fait face à des résistances et a dû passer par la dissolution d’autres moyens de paiement (comme le truck system anglais qui consistait à être payé en biens ou en coupons utilisables dans les magasins de l’entreprise). L’auteur en profite pour faire l’analogie entre esclavage pour dette et travail salarié, qui a été considéré comme tel durant la majorité de l’Histoire jusqu’à récemment.

ET AUJOURD’HUI ?
Les périodes dominées par les systèmes de crédit ont toujours connu des institutions (souvent supérieures aux états) pour empêcher que des crédits soient émis à l’infini et pour protéger les débiteur·rices. Pourtant, dans le cycle actuel (très récent) on voit que les institutions en place (comme le FMI) font exactement l’inverse, elles s’appliquent à protéger les créditeur·rices. Cela provoque des crises économiques et sociales majeures, prévisibles au regard de l’Histoire. Cette contradiction laisse l’avenir totalement ouvert, selon l’auteur. Une proportion de plus en plus grande de la population s’est rendu compte que l’adage moraliste « il faut payer ses dettes» ne s’appliquait dans les faits pas à tout le monde. Les dettes sont des promesses, des obligations sociales, par définition renégociables.

Commentaire

David Graeber réussit avec ce livre un excellent mélange entre anthropologie et histoire. Il parvient également à construire un fil rouge dans l’immense étendue des faits et analyses exposés (la dominance de certains rôles joués par la dette dans les rapports sociaux au fil de cycles historiques).
Il casse de nombreux mythes : le mythe du troc et des origines de la monnaie, du simplisme des anciens moyens d’échanges, de la recherche humaine du profit individualiste ou de la réciprocité exacte, de l’antagonisme Marché/état, de l’absolue moralité de la dette, de la dette primordiale envers la société ou Dieu, etc.
L’auteur rappelle que le problème ce n’est pas la dette (comme obligation) en soi mais les rapports inégalitaires d’endettement soutenus par un pouvoir fort. On ne peut échanger réellement qu’entre égaux, et le libéralisme cherche à nous faire croire que nous le sommes afin de justifier l’exploitation des débiteur·rices par les créancier·ères. Les dettes ne sont que des promesses, censées maintenir le lien social plutôt que de le détruire comme c’est le cas actuellement. Par une multitude d’exemples, il nous fait encore mieux comprendre que la monnaie n’est rien d’autre qu’une convention sociale (il en va donc de même pour les « règles » de création monétaire aujourd’hui en vigueur, modifiables par nature).

David Graeber a produit d’autres livres plus appropriables par les mouvements sociaux. Cependant, Dette : 5000 ans d’ histoire est indéniablement devenu un classique pour les personnes et organisations qui s’intéressent à cet outil de domination. Il s’est vendu à plus de 100 000 exemplaires rien qu’aux états-Unis, peut-être qu’il est resté bloqué dans la bibliothèque de beaucoup d’entre nous (on peut difficilement en lire une partie indépendamment des autres). Je ne peux dans ce cas qu’inviter à le ressortir ou – à défaut – à écouter une des conférences de l’auteur sur le sujet.

Mots-clés
Annulation – Armées – Commerce – Confiance – Créancier·ères – Crédit – Culpabilité – Débiteur·rice – Dette commerciale – Dette d’honneur – Dette primordiale – Dette de sang – Dette sociale – Dons – échanges – Empires – Esclavage – état – Finance – Guerres – Hiérarchie – Intérêt – Libéralisme – Marché – Monnaie – Morale – Relations économiques – Religions – Travail – Troc – Usure – Violence

Contenu
1. L’expérience de la confusion morale / 2. Le mythe du troc / 3. Dettes primordiales / 4. Cruauté et rédemption / 5. Bref traité sur les fondements moraux des relations économiques / 6. Jeux avec le sexe et la mort / 7. Honneur et avilissement / 8. Crédit contre lingot / 9. L’Âge axial / 10. Le Moyen Âge / 11. L’âge des grands empires capitalistes / 12. Début d’une ère encore indéterminée

1

Pour une présentation plus complète du livre, lire : Jérémie Cravatte, « 5000 ans de dettes», 30 octobre 2012, CADTM. 

2

Des systèmes similaires existaient dans l’Égypte pharaonique et la Chine de l’âge du bronze.

3

Voir notamment : Économie et société en Grèce ancienne, La Découverte, 2007.

4

Pour plus d’information sur ce sujet, lire : Éric Toussaint, « La longue tradition des annulations de dettes en Mésopotamie et en Égypte du 3e au 1er millénaire av. J.-C. », 24 août 2012, CADTM.

5

Il a d’ailleurs fallu inventer le racisme pour lui donner une nouvelle justification (« ce ne sont pas des êtres humains» ou « ce sont des êtres humains mais inférieurs»), puisque les populations ne pouvaient plus le concevoir comme acceptable après s’en être libéré vers 600.

6

Même si, par exemple, Venise (où les banquiers se considéraient propriétaires de l’État) a émis des titres souverains dès le XIIe siècle (p. 411).

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Neuf essentiels (études) 8
Neuf essentiels sur la dette, le surendettement et la pauvreté