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Dette et précarité féminine

09-03-2023

Nous avons consacré une journée entière autour de cette thématique. La compagnie Caracol a proposé un atelier de mouvement autour de la thématique « femme, intimité et précarité ». Durant deux heures, les participantes ont cherché à créer des mouvements, des textes et des expressions théâtrales en explorant les imaginaires physiques et les potentialités de chacune autour de la question de la dette et de l’intime.
Entre autres exercices, il y a eu tout un travail autour de la feuille blanche, support à de futures factures par exemple. À froisser, déchirer, seule ou à plusieurs. L’atelier s’est notamment déroulé avec la présence de personnes en situation d’alphabétisation, qui ont traversé ce moment sans encombre et même avec plaisir. User d’un autre langage que celui des mots, parfois, c’est fort !

Dans le même ordre d’idée, Eliana Stroobants et Morgane Guede ont réalisé une performance alliant danse et slam autour de la contrainte par le corps.

Enfin, le collectif Esquifs a proposé de faire un arpentage de la revue du CADTM consacrée aux dettes et aux précarités féminines : « Dettes & féminismes : pour un non-paiment féministe de la dette ». L’arpentage, c’est une méthode de lecture collective qui permet de lire ensemble un ouvrage en peu de temps et de créer une culture commune autour d’un sujet.

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POUSSIÈRE(S)

Performance à deux corps et voix

Morgane Guède
Eliana Stroobants

Pour parler de la dette, on va commencer par parler du corps. Car elle s’y inscrit, dans nos corps. Et c’est à partir de ça qu’on commence. Et pour ça, on revient avant l’esclavage colonial. On revient au moment où l’humain vendait son identité pour bénéficier de biens, de matériel. Et on fait le parallèle avec aujourd’hui… La dette, c’est toujours physique mais c’est plus vicieux. Parce que la charge mentale, le harcèlement, l’anxiété, c’est la prison pour le corps et sa liberté.

« J’ai dû louper une marche. Faut voir comment les hommes tombent et se relèvent. Capables ou non. Il n’y a pas assez de place pour tous se tenir debout. Certains tombent et ne se relèvent pas. Alors c’est votre vieille carcasse qui vous sert de manteau. Oripeaux et chair garnie de poussière, en guise de manteau. Avec la nuit pour seule compagne qui vous regarde larmoyante sans pour autant pouvoir verser une seule goutte. Vous voyez où je veux en venir. Un temps. J’ai dû louper une marche et je traine mes pieds sur des tapis roulants de béton. Sol, bétonné. Murs, bétonnés. Ciel, bétonné. Mon petit océan de béton à moi. Un paysage à faire fleurir des sourires dans les yeux des gens. Ils sont là eux aussi. Tristement absents de leur vie qu’ils habitent pourtant avec ardeur. Oh, ils font bien ce qu’ils peuvent ! Rien qu’en les regardant je comprends qu’il n’y avait pas un seul chemin sur lequel se rouler sans risquer de finir dans quelque éclat boueux. Tachés quoi. Des micro-taches, mouvants, comme des fourmis, qui forment des cercles concentriques, une farce quotidienne. Un temps. (J’ai dû louper une marche). Bienvenue dans la ronde. »

On parle brutalement, poétiquement, on montre ce que ça nous fait, cette réalité-là.

 

ARPENTAGE

« Dettes & féminismes : pour un non-paiement féministe de la dette », AVP n° 81, CADTM, 2022.

♦ Déroulement ♦

On se présente.
On présente la méthode. D’où elle vient. Ce qu’on va faire.
On regarde la revue. On se compte. On la déchire en autant de parties que nous sommes.
On se répartit les morceaux de revue. On lit, chacun·e pour soi, avec des questions-guides.
Puis on revient en groupe. Et on échange.
D’abord, on dit ce que nous a fait cette lecture, ce qu’on a éprouvé.
Puis on se lance à partir des questions-guides.
Et on laisse la discussion aller.

Questions-guides

Qu’est-ce qui m’a interpellé·e/questionné·e/mobilisé·e ?
Qu’est-ce que ça me donne envie de faire ?
En quoi ce que je lis fais écho à des choses que je connais ?

Retours sur la forme, ressentis après la lecture

Propos assez terrifiants, mais pas toujours faciles à appréhender.
Pas mal d’incompréhension, sentiment de beaucoup d’abstraction, difficulté à entrer dans le texte.
Sentiment d’ennui, de malaise lié à l’incompréhension. « Je n’ai pas fait d’études, je n’ai peut-être pas assez d’outils ? »
Certains passages semblent au contraire très concrets, dans la lutte.
Pour certain·es, de la confusion mais aussi de l’intérêt : « Je ne suis pas rassasiée. Soit parce que je n’ai pas compris, soit parce que c’est resté trop en surface. »

Questions soulevées

À qui ça parle ? À qui ça s’adresse ? Comment rendre accessible ce qui veut
être transmis ? Comment, aussi, ne pas parler à des gens déjà convaincus ?

Mesures d’austérité et accès aux soins

Les mesures d’austérité, qui dézinguent les services publics, ont un impact notamment sur l’accès aux soins. Elles touchent de plein fouet les personnes les plus pauvres, et en particulier les femmes, notamment les mères célibataires et celles dont les emplois du care disparaissent.

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Statistiques vs exemples concrets

M. dit que les statistiques l’agacent, ne lui parlent pas du tout. Elle partage son expérience médicale suite à une crise cardiaque et les factures astronomiques qui ont suivi. Au final elle avait peur d’une nouvelle crise plus pour l’argent qu’elle pouvait lui couter que pour le risque de mourir.
« Pour moi c’est ça le concret de la précarité. C’est ça le concret dont j’ai besoin : aidez-moi plutôt à comprendre ça. »

Dette des femmes = fait social avéré ?

C’est souvent la femme qui porte, qui paie les pots cassés.
Un exemple est donné d’un homme qui monte une entreprise, fait faillite, part, et la femme, liée par le mariage, se retrouve avec les dettes du mari. Il peut y avoir des saisies.
À noter aussi qu’il existe des lois qui, appliquées sans discernement, peuvent plonger des hommes dans la précarité : le non-paiement de la pension par un père peut amener à une saisie intégrale de ses biens. Ce n’est pas quelque chose qui devrait être défendu : si un homme est allocataire social, c’est une erreur que de fixer une pension trop élevée.

Féminismes en Grèce

Une loi qui accorde l’autorité parentale conjointe en cas de séparation est considérée comme anti-féministe, car elle nie les situations où le père est violent. Elle rejoint la lutte masculiniste qui revendique une égalité − comme si les féminismes menaçaient d’un déséquilibre.
Le lien est fait avec le droit belge, apparemment très complexe, sur l’autorité parentale conjointe. L’exemple est donné de pères qui ne s’occupent pas de leur enfant ni n’en assument la responsabilité, mais sont néanmoins en droit de pouvoir donner ou non leur accord pour une simple coupe de cheveux, pour un appareil dentaire, etc. Ce droit « pouvoir » est symboliquement fort.

Travail de soin

Il faudrait valoriser le travail de soin. Dans un foyer, s’il y a un enfant handicapé, c’est le plus souvent la femme qui reste à la maison pour s’en occuper.

Pour autant, faut-il rémunérer le travail de soin ? Les avis sont partagés. D’un côté, payer c’est reconnaitre une valeur là où il y a du soin. Référence au mouvement Wages for Housework qui, dans les années 1970 (et surtout dans les communautés blanches) défendait la reconnaissance du « travail gratuit » par « un salaire pour le travail domestique ».
De l’autre côté, il y a un risque que ce salaire pour le travail domestique n’enferme les femmes dans leur « fonction domestique », ne maintienne l’inégalité de choix et d’opportunités entre hommes et femmes. Ne faudrait-il pas plutôt partager la culture du « prendre soin », de l’attention aux autres ? Que ce ne soit pas uniquement la charge et le rôle des femmes, même payées.

Dette et personnes trans

80 % des personnes trans dans le monde n’ont pas de contrat de travail. Il est important d’informer, d’aider, de proposer des services. Dans la communauté trans, cette attention à l’autre, ce « prendre soin » se partage forcément. Insistance sur le rôle de l’éducation.
Le remboursement de la dette sociale ne se fait pas en monnaie mais via l’adoption de comportements conformes. Intrusion dans la vie intime.

Droits sociaux

Même chose pour les droits sociaux en général : on te donne le RIS (revenu d’insertion sociale), mais sous condition de toute une série de critères, y compris la mise à nu de ta vie privée. La « charité de l’État » est un moyen de dépolitiser l’accès aux ressources, de t’enlever ta capacité à t’autogérer, à réfléchir par toi-même, ça étouffe ton « être politique » puisqu’on te donne quelque chose.
D’ailleurs le CPAS est un créancier avec qui il est très difficile de négocier. En principe, le RIS est intouchable. Mais en cas de prêt « extra », le CPAS te fait signer un document qui mentionne un prélèvement du RIS. On finit par oublier qu’il y a d’autres moyens de subvenir à ses besoins, sans entrer dans la logique des services.

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Public & privé

La privatisation des soins de santé est souvent décriée, mais dans l’expérience du CAMD (Centre d’Appui aux Services de Médiation de Dettes), les pires créanciers sont les créanciers publics.
S. dit : « On préfère négocier avec une banque qu’avec le CPAS ou le SPF Finances ! »
Ce qui est commun au public et au privé ce sont les logiques managériales, les tableaux de chiffres. La séparation entre public et privé s’efface au profit de cette logique.
Aline Fares en parle dans sa conférence gesticulée, avec l’idée des obligations vendues par les États qui sont eux-même soumis à des logiques bancaires. Le FMI décide comment un pays endetté va pouvoir recevoir un crédit. C’est vraiment comme un règlement collectif de dettes. Parmi les conditions, il y a la privatisation des services publics. En Argentine, la première exigence concrète du FMI était que les femmes, qui avaient travaillé gratuitement toute leur vie, ne puissent plus avoir de retraite.

Communaliser le soin

On a toutes et tous besoin de soins à un moment ou l’autre de notre vie.
Pensons collectivement le soin et partageons-le.

Des ressources pour poursuivre

Témoignages (à lire/écouter/voir)
Grève des travailleuses domestiques
Femmes sans papiers

Roman
Elisabeth Vonarburg, Chronique du Pays des Mères, Folio Gallimard, 2021 (1992).
 Robert Merle, Les hommes protégés, Gallimard, 1974.

Essai
 Irene, « Émanciper », dans Elsa Dorlin, Jérôme Baschet, Serge Quadruppani, le Collectif Matsuda, Irene et Guy Lerouge, Défaire la police, Divergences, 2021.

Documentaire
 L’histoire oubliée des femmes au foyer, Michèle Dominici, Fr., 2021, 52 min.

Chanson (italienne)
 « La lega »

 

LE « SYSTÈME DETTE » QUI DÉFAVORISE LES FEMMES

Échange avec Anaïs Carton et Béatrice Ortiz (CADTM après la représentation de la pièce Apnée)

Anaïs : En travaillant sur ces récits intimes vous êtes parvenu·es, avec la pièce Apnée, à faire histoire collective. Et pour nous au CADTM c’est extrêmement important cette histoire collective, pour rappeler que le problème de la dette nous concerne toutes et tous, au quotidien, que l’on soit ici ou ailleurs. Ce spectacle permet aussi d’aborder une question, qui peut sembler a priori un peu technique, économique, réservée à des expert·es. Alors que c’est une question éminemment politique.
Au CADTM, on travaille sur cette question de la dette depuis 30 ans. C’est un réseau international, présent dans plus de 30 pays. Initialement le CADTM était le Comité pour l’Abolition des Dettes du Tiers-Monde.
En 2015, nous avons pris la décision de changer de nom, car la notion de Tiers-Monde n’avait plus beaucoup de sens et aussi parce qu’on a ouvert notre analyse, qui au départ se centrait sur la question des dettes publiques, celles des États, aux questions des dettes privées, dettes étudiantes, dettes paysannes, etc. Et c’est aussi en cela que notre présence à ce festival fait sens. Car vous partez des dettes privées, mais il y a un lien – que l’on appelle « le système dette » – entre ces dettes privées et les dettes publiques, dans le sens où selon nous, des dettes publiques engendrent l’endettement des individus. On a aussi ouvert notre analyse à d’autres grilles de lecture via des approches plus féministes, ou encore aux questions de dettes écologiques.

Béatrice : On juge le remboursement des dettes publiques illégitimes car elles n’ont pas été contractées au bénéfice des personnes, c’est-à-dire dans l’intérêt de celles-ci, mais bien dans celui du système capitaliste. Et cela explique la disparition des politiques publiques qui affectent particulièrement les femmes, qui doivent assurer la reproduction sociale et le bien être de la famille, et se retrouvent plus souvent en situation d’endettement avec des personnes à charge. L’endettement privé les oblige alors à accepter des emplois ultra-précaires, voire à subir des situations de violence, machiste par exemple, auxquelles elles sont enchainées par la dette. La pièce évoque une situation de grande violence économique mais celle-ci est liée à la violence machiste et patriarcale : la dette est un outil de domination. La pièce parle très bien du système très efficace de la colonisation financière des foyers : débouter les politiques publiques permet aux politiques néo-libérales de coloniser les foyers à travers les dettes privées.

Que recouvre le terme « dettes illégitimes » ?

Anaïs : Ce sont les dettes qui ne servent pas l’intérêt général des populations, comme par exemple les dettes coloniales. Certains pays comme la RDC sont toujours en train de rembourser une dette qui a été contractée par les pouvoirs coloniaux à l’époque et qui a été transférée illégalement aux pays devenus indépendants. Dans ce cas la dette est à la fois illégale et illégitime car elle ne sert pas l’intérêt général de la population.

La Belgique contracte-t-elle des dettes illégitimes ?

Béatrice : La Belgique est créancière à l’égard de nombreux pays du sud, comme la RDC. Elle contracte également des dettes qui ne sont pas toutes illégitimes : par exemple, il peut parfois être bon de s’endetter pour alimenter le système de protection sociale. Mais ce qui nous intéresse au CADTM, c’est la balance : où va l’argent généré par ce système de dettes ? On peut relever des données qui montrent des dépenses dans l’armement militaire nettement supérieures à des investissements qui seraient nécessaires dans l’enseignement, la culture, la santé, etc. Même en Belgique, il existe donc des dettes illégitimes.

Les dettes touchent-elles plus facilement les femmes que les hommes, et si oui en quoi ?

Béatrice : Il y a des rapports structurels inégalitaires dans la société capitaliste patriarcale dans laquelle nous vivons, avec des relations de pouvoir qui désavantagent les femmes. Les valeurs machistes de compétitivité, de hiérarchie, de violence, priment et pérennisent ce type de relations entre hommes et femmes. Nous avons une approche féministe intersectionnelle, et nous entendons par « femmes » toutes les personnes qui s’identifient comme telles. Il existe d’autres systèmes d’oppression liés au statut de femme : en fonction de sa classe sociale, de son orientation sexuelle, ou selon qu’elle est migrante ou pas, avec ou sans papiers, racisée, etc. Dans ce contexte inégalitaire, les conditions de travail des femmes sont plus précaires que celles des hommes : pour un même travail, les femmes perçoivent souvent un salaire bien inférieur à celui des hommes.
La responsabilité de la reproduction sociale, c’est-à-dire ce qui doit être fait pour garantir des conditions de vie humaine digne (nourriture, santé, care, etc.), mais aussi dans le sens capitaliste du terme – la main-d’œuvre supplémentaire –, a été attribuée naturellement aux femmes. Les femmes se retrouvent donc en surcharge de travail, et de surcroit dévalorisées en regard des valeurs précitées (compétitivité, hiérarchie, violence). Leur travail est invisible, non-rémunéré ou sous-payé et effectué dans de mauvaises conditions.
Les femmes sont plus enclines à s’endetter pour pouvoir assurer ce travail de reproduction sociale parce que des gens en dépendent. Elles peuvent aller jusqu’à accepter des emplois plus précaires pour pouvoir rembourser les dettes. En ce sens les femmes sont plus touchées que les hommes par le surendettement. Enfin, ce sont aussi elles qui utilisent le plus les prestations sociales : santé publique, éducation, petite enfance… Par conséquent elles sont davantage touchées par les coupes de budget de l’État et la disparition des politiques publiques régies par le système néo-libéral dans le cadre des mesures d’austérité au Nord ou des ajustements structurés au Sud.

Anaïs : Les institutions de micro-crédits sont exemplatives de ce genre de politiques qui exposent particulièrement les femmes à la dette. Ces organismes privés soutenus par la Banque Mondiale octroient des prêts à des individus, le plus souvent dans les pays du Sud. Ces institutions pratiquent des taux d’intérêt extrêmement élevés, ce qui met les personnes dans l’incapacité progressive de les rembourser et les plonge dans la spirale de la dette évoquée dans la pièce. Des études montrent que 80 % des personnes ciblées par ces institutions de micro-crédit sont des femmes.

Béatrice : Il existe des moyens d’agir là-dessus, notamment par une pédagogie populaire à travers l’art, le théâtre, la vidéo, la radio pour rapprocher cette thématique des gens et rappeler que l’économie domestique est à la portée de toutes et tous. C’est important aussi de s’organiser pour démasquer la dette et revendiquer son annulation à travers l’action collective.