© Esquifs

Dette et santé

07-03-2023

60 % des personnes qui sont accompagnées dans un service de médiation de dette ont des dettes de santé. Comment c’est possible de s’endetter pour se soigner ? Comment c’est possible dans un pays qui, à première vue, permet de se faire rembourser les soins dont on a besoin ? Ce chiffre n’est pas sans conséquences, puisque pour les personnes concernées, cela signifie le plus souvent l’arrêt des soins dont elles auraient besoin. Alors la dette est facteur de mauvaise santé ? En tout cas, c’est un mécanisme particulièrement nocif et qui semble bien être un facteur profond de détérioration de la santé, individuelle et publique.

Pour aborder cette question nous avons organisé un atelier pour lequel nous avons invité Faïza Hirach et Gilles Grégoire du collectif La Santé en Lutte. Pour étayer nos discussions, nous nous sommes appuyé·es sur deux publications : la première, « Les soins de santé en Belgique : De la privatisation à la socialisationn ? » a été publiée par le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM), et la deuxième, « Pour une réflexion sur la santé des personnes surendettéesn » par l’Observatoire du crédit et de l’endettement.

Lors de cette discussion, il est notamment apparu que, soit à travers les modes de financement de l’hôpital public, soit à travers la difficulté grandissante pour les patient·es de payer leurs soins, les banques étaient de plus en plus présentes. Or, ce ne sont pas des institutions connues pour leur neutralité. Dans la représentation de sa conférence gesticulée Chroniques d’une ex-banquière, Aline Fares est revenue sur l’organisation du système bancaire en mettant à jour son esprit de domination, de violence et de prédation.

♦♦♦

Viviane – Bernard, il est tombé malade en 1995. Bernard, c’est mon mari. Je m’en souviens parce qu’on venait de terminer de payer les traites pour la maison, et 1995, c’est l’année où Arnaud a commencé ses études. Arnaud, c’est notre fils. Il a un handicap, assez lourd, qui fait qu’il ne peut pas vivre seul. On avait mis pas mal d’énergie et d’argent pour aménager la maison, pour lui. À ce moment là, on était justement en train de se dire qu’on pouvait envisager l’avenir avec un peu de sérénité. Et puis non.
En 1995 donc, mon mari apprend qu’il a une maladie normalement incurable. Une arthrose dégénérescente. Sauf qu’on se renseigne et qu’on découvre qu’il y a un médicament qui peut être prescrit, mais en Angleterre, et qu’il coûte très cher. Alors on a dû emprunter. Pour les études d’Arnaud, pour les médicaments. Et là, ça a été une vraie descente aux enfers. On devenait fous. On avait l’impression de vivre dans une absurdité permanente. Avec toujours cette idée qui trotte dans un coin de la tête : qu’on pourrait se simplifier la vie. Qu’il suffirait d’arrêter. Les études. Les médicaments. Vendre la maison. Mais c’est hors de question. Sinon, à quoi bon, hein, à quoi bon ?

♦♦♦

Florelle Wendy, tout à l’heure, tu as dit que vous avez créé votre service au moment où les crédits à la consommation explosaient. Mais là, dans le carnet d’Albert, je ne vois pas de trace de crédit à la consommation. Comment t’expliques ça ?

Wendy – Ça a changé. En quinze ans, ça a complètement changé. Au départ, en effet, je n’avais que du crédit à la consommation. Mais depuis quelques années, il y a des dossiers où il n’y en a plus du tout. Et je suis pas la seule. Aujourd’hui on estime que ça représente 30 % de nos suivis.

C’est beaucoup beaucoup de charges mensuelles. En fait, la plupart des personnes qui se retrouvent chez nous n’ont pas de quoi vivre tout simplement. Pas de quoi se loger, pas de quoi se chauffer, pas de quoi téléphoner. Et c’est violent. Parce que derrière, il y a le sentiment qu’il n’y a qu’à bien gérer. Qu’à se priver. Se priver de GSM. Se priver de loisirs. Se priver de soins de santé ? On va jusque là ? Ok. D’accord. C’est ça. C’est le principe de réalité. Et c’est terrible. Ça fait maintenant une dizaine d’années que c’est quasi systématique. Il y a presque toujours une dette liée à des soins.

♦♦♦

Valérian – De là où on est, un hôpital, malheureusement je veux dire, c’est d’abord et avant tout des gens qui manipulent des chiffres. Avec la froideur administrative que ça suppose : le premier courrier apparemment très neutre, avec ses menaces à peine voilées au verso. Du genre : « Tout retard de paiement entrainera, de plein droit et sans mise en demeure, un intérêt de retard au taux légal. De plus, le principal sera majoré de plein droit d’un montant de 5 € lors du premier rappel et de 12 € lors du second rappel. » Ce premier courrier a beaucoup d’importance. On le décortique, on essaie de voir s’il y a du vice. Si c’est conforme par exemple de générer des frais de relance, des intérêts. C’est un peu technique, mais c’est souvent autour de ces aspects qu’on entre en relation avec eux.

Apnée

 

ATELIER DETTE ET SANTÉ

Animé par Gilles Grégoire (CADTM – Comité pour l’abolition des dettes illégitimes) et Faïza Hirach (La Santé en Lutte)

♦ Dispositif ♦

Présentation du collectif La Santé en Lutte et de l’étude du CADTM sur la socialisation et la privatisation des soins de santén. La santé en lutte est née de grèves sauvages des soigant·es en 2019. L’objectif c’est la santé elle-même, pas uniquement le droit des travailleur·ses. Il y a aussi des usager·es dans le collectif. L’idée de la lutte est de défendre l’accès universel à la santé.
Ensuite, tour de table et discussion à partir de ce qui a été énoncé. Étant donné que beaucoup de participant·es à l’atelier étaient des témoins du vécu, de nombreuses histoires personnelles reliant endettement et santé ont été partagées.
Aller/retour entre l’étude assez analytique et les histoires vécues.

Discussion

Le point de départ de la discussion était le cercle vicieux entre endettement et santé : est-ce qu’on s’endette parce qu’on est en mauvaise santé ou est-ce qu’on est en mauvaise santé parce qu’on s’endette ? En tout cas, 60% des dossiers d’endettement sont liés à des problèmes de santé.
Alors, soit on ne veut pas se soigner de peur de s’endetter, soit on se soigne mais on laisse des ardoises dans les hôpitaux et cela devient une boucle infernale avec les huissiers.

Le problème de la privatisation des soins de santé, politisé par le collectif La Santé en Lutte, est une clef de réflexion et d’action. Comment est-il possible que les hôpitaux refusent de soigner ou demandent à ce qu’on s’endette pour se soigner alors qu’il s’agit d’un droit fondamental ? Les hôpitaux se comportent comme des créanciers privés et la gestion des dettes se fait main dans la main avec les huissiers.

Quelques chiffres pour mettre en avant le lien entre conditions socio-économiques et santé :
L’ espérance de vie d’une femme pauvre de Charleroi est inférieure à celle d’une femme riche de Gand.
À Bruxelles cette espérance de vie peut passer de moins de 77 ans à plus de 82 ans selon les quartiers.
Selon le type de logement on observe des écarts de +3,5 points.
Le chômage, et surtout les procédures d’activation augmentent les statistiques des problèmes de santé.

Il faut aussi faire la différence entre espérance de vie et espérance de vie en bonne santé. Par exemple, il y a peu de départs à la retraite en-dessous de l’espérance de vie en bonne santé chez les travailleur·ses. Il peut y avoir jusqu’à 18 ans de différence d’espérance de vie en bonne santé selon les milieux socio-économiques. En effet, des conditions socio-économiques précaires créent des problèmes de santé mentale, du stress et des pathologies. On on observe un grand nombre de décompensations psychiques dans ces milieux.

L’accès aux soins est devenu plus difficile en raison de nouvelles logiques managériales, telle que la tarification à l’acte. Les milieux de soins recherchent la rentabilité, ce qui crée des différences de parcours de soins selon les personnes.

À l’intérieur du système de santé, il y a également beaucoup de préjugés et de biais racistes et classistes dans les prises en charge. Pour les personnes endettées, il faut ajouter le stress créé par l’administration de biens qui prend rarement en compte les conditions de santé et provoque ainsi une dégradation de ces conditions. On entre dans un cercle vicieux.

Ce qui est important ici c’est de considérer la santé comme une lunette qui permet d’analyser plusieurs problèmes circonscrits liés à l’endettement.
Les politiques de santé précarisent autant les travailleurs et les travailleuses de la santé (tarification à l’acte) dans des logiques de rentabilité que les usager·es qui se retrouvent être des produits/consommateur·ices de biens de santé.

© Nèle Deflandre

 

CE QUE FABRIQUENT LES BANQUES

Lire l’article d’Aline Fares (autrice de la conférence gesticulée Chroniques d’une ex-banquière) par ici !

2

Romain Duvivier, Caroline Jeanmart, « Pour une réflexion sur la santé des personnes surendettées », Observatoire du Crédit et de l’endettement, 2016.