Dette - Un archipel

Esquifs

12-02-2021

C’est une vieille carte jaunie trouvée dans une malle d’un grenier de l’année 2176, relatant à grands traits le voyage halluciné d’un groupe d’explorateur·es parti·es découvrir une Terra Incognita… Sur la carte, un archipel.

Les ilots en sont disparates, parfois éloignés, parfois très proches, parfois reliés les uns aux autres, parfois très isolés, hétéroclites, et pourtant diablement interconnectés. Sur la carte le chemin trace un parcours d’un ilot à l’autre : celui de notre (in)culture, celui de la tentation, celui de la réalité structurelle, puis l’ilot de l’État, puis celui du business, l’ilot de la violence structurelle, et enfin l’ilot du contrôle. Cette route n’est pas la seule possible. On peut aussi arriver d’où l’on veut, sans ordre préétabli.

Une flotte de gros navires va d’un ilot à l’autre. Ils veillent au grain. Veillent à ce que tout aille sur le bon droit chemin de l’horlogerie qui tourne à merveille. Ils sont armés jusqu’aux dents et prêts à mater toute remise en question de l’ordre permanent. On ne les aperçoit que de loin mais on sait qu’ils sont là.

Et puis plus discrets, plus furtifs, d’autres navires brinquebalants naviguent aussi dans ces eaux. Navires pirates. Bateaux décidés à tout réinventer. Parfois difficiles à accoster, ils nous donnent envie d’y embarquer.

Dette. Voilà notre archipel. Nos ilots. Notre paysage.

Avec, on le sait, au loin, ces contrées que nous n’avons pas explorées et qui comptent pourtant pour beaucoup. La grande ile de la dette publique. Et puis l’archipel de tous les pays soumis à des politiques d’ajustements structurels interminables. Et puis encore l’ile du microcrédit. Et puis l’ilot de l’esclavage pour dettes, l’ilot de la dette primitive, l’ilot de la dette et de la guerre… Le puzzle se déploie comme ça, dans l’histoire de l’humanité et des processus d’exploitation des humain·es par d’autres humain·es.

NOUS/LA DETTE – ILOT DE NOTRE (IN)CULTURE

Quand nous débutons ce travail sur la dette, nous sommes inégalement instruit·es sur le sujet. Nous ne partageons pas les mêmes expériences ou le même vécu. Certain·es sont déjà sensibilisé·es à la thématique au travers de leur travail et/ou de leur parcours de vie. L’un·e d’entre nous intervient dans un groupe de soutien à des personnes surendettées, un·e autre qui accompagne des personnes avec des troubles de santé mentale dont certaines ont des dettes. Au sein du groupe, d’autres sont plus « novices », sans expérience directe ou indirecte de la dette. Mais même sans une réelle culture de ses mécanismes, nous nous sentons concerné·es et nous avons des représentations de la dette et du surendettement.

1. POUR POSER LE PREMIER PIED SUR NOTRE CHEMIN, NOUS DÉCIDONS DE FAIRE UN BRAINSTORMING COLLECTIF POUR METTRE EN COMMUN CE QUE NOUS ÉVOQUE INSTINCTIVEMENT LE SUJET.

C’est quoi une dette ?
Nous disons: c’est être redevable de quelque chose envers quelqu’un·e; c’est un prêt à la banque, c’est contracter une dette, emprunter c’est s’endetter.
Dans le vocabulaire nous connaissons le couple créancier·e/ débiteur·e, aussi l’huissier·e et l’usurier·e.
Nous parlons d’intérêts.
Nous partageons quelques souvenirs de publicités pour des crédits, les supermarchés qui proposent avec insistance des cartes de crédit.
Nous associons les crédits à la consommation au surendettement, avec la vague compréhension qu’être surendetté·e c’est être trop endetté·e, mais comment ça « trop » ? Est-ce que le surendettement concerne les pauvres et la consommation des pauvres voire la consommation abusive des pauvres ? Comment ça « abusive » ? Qui juge? Qu’en est-il des dettes contractées pour des frais d’hôpitaux, de loyer, d’énergie ? Peut-on être malade au-dessus de ses moyens ? La dette c’est tabou, ça se cache, on ment à son entourage, on s’engouffre dans une spirale délétère.
Nous pensons que la cible ce sont les gens pauvres et que la conséquence est un accroissement de la pauvreté. Nous parlons de tutelle. Nous pensons aux dettes de jeu. Nous parlons de règles truquées.
Il est difficile quand nous parlons de dette de ne pas penser à la dette publique et à l’austérité. Subprimes et crise de 2008 sont évoquées.
En adoptant un point de vue mondial, nous pensons à la dette des pays dits pauvres, la « dette du tiers-monde». Cela nous rappelle en parallèle la Grèce et sa soumission obligée à l’Union européenne.
En creux, nous parlons du système capitaliste.

2. DES FRAGMENTS DE NOTRE CULTURE DE LA DETTE – HISTOIRES PERSONNELLES, LUES OU ENTENDUES – ONT AUSSI NOURRI NOS LECTURES ET DISCUSSIONS

# D’abord, celle enfant où j’entends mon père dire à ma mère « on est sur la paille ». Pourtant de paille il n’était pas question, on avait bien une maison, une voiture, un jardin. Mais c’est à ce moment-là où, pour la première fois, je découvre que l’argent c’est quelque chose qui peut manquer.

# On s’aperçoit qu’on connait des banquier·ères, dans des cercles plus ou moins proches, intimes. L’oncle de l’un d’entre nous et le grand-père d’une autre ont ainsi géré l’argent de la famille du fait des positions qu’ils ont occupé dans des banques.

# Dans le livre Les enfants des jours, on trouve de très beaux courts textes d’Eduardo Galeano sur la pauvreté et la dette, par exemple : « Les banques aussi sont mortelles – Toute verdeur périra, avait annoncé la Bible. En 1995, la banque Barings, la plus ancienne d’Angleterre, fit banqueroute. Une semaine plus tard, elle fut vendue pour le prix total d’une livre sterling. Cette banque avait été le bras financier de l’empire britannique. L’indépendance et la dette extérieure naquirent ensemble en Amérique latine. Nous naissons tous débiteur·es. Dans nos régions, la banque Barings avait acheté des pays, loué des personnages influents, financé des guerres. Et s’était crue immortelle. »

# Henri Pourrat, lui, se fait le porte-parole d’histoires colportées à travers les contes. Dans son recueil Diables et Diableries, il nous transmet bien des histoires d’argent et de dette. Dans La Pache avec la diablesse, l’argent prêté n’a amené que du malheur, même s’il a permis au paysan de marier son fils. Par contre, au moment de payer sa dette de sa vie, le paysan fait preuve de ruse et envoie finalement valser la diablesse d’un grand coup de pied dans le cul.

# Visite domiciliaire (contexte professionnel). Des piles de courriers : factures, lettres d’huissier·es, convocations au tribunal. Certains sont bien organisés, tous ouverts dormant dans un tiroir. Ou affichés au mur, collés avec du dentifrice et notés à la main les plans de paiement qu’on essaie de tenir. Mais souvent, encore fermés, chiffonnés, conservés en bloc dans une seule caisse ou un peu partout dans l’appartement. Parfois, plus rares, introuvables, jetés immédiatement, brulés. Souvent, on a peur de ces courriers, tellement peur qu’on n’ose pas s’en débarrasser.

# Dans une autre histoire d’Henri Pourrat, le créancier chemine à côté du diable, car ils sont amis de longue date. Et chemin faisant, ils croisent un couple, puis un apprenti et son maitre, un père et son enfant. Chaque fois, ils assistent à une dispute, qui se clôt avec cette phrase dite par un des protagonistes : « Que le diable t’emporte.» À chaque fois, le diable ne réagit pas. Il fait comme s’il n’avait rien entendu. finalement, ils arrivent chez une femme que le créancier vient presser de payer sa dette, avec les intérêts qui se sont multipliés. La femme est étranglée. Elle jette : « Que le diable t’emporte.» Et le créancier disparait, emporté par le diable.

# Il y a ces films noirs où le protagoniste n’a d’autre choix que de contracter une dette auprès d’un caïd local, dette qu’il espère rembourser pour commencer une nouvelle vie et échapper au crime, mais quand il croit la payer le caïd refuse, ou la fait grossir. Ça finit toujours mal.

# Je rencontre Madame M. Suite à un accident de travail et après avoir actionné les habituels leviers (assurance accident de travail, allocation de la mutuelle), cette dame se retrouve sans aucun revenu. On fait appel au CPAS. Pas de chance, Madame cohabite avec un homme, endetté lui aussi, mais qui gagne sa vie. Nouveau refus, pas de revenu d’intégration, ni même de carte médicale pour Madame. Elle devrait quitter le domicile pour y avoir droit. Or si Monsieur paie le loyer pour elleux deux et ramène de la nourriture, celui-ci refuse de payer toutes les factures d’hôpitaux et de soins divers s’accumulant quelque part dans le salon. Monsieur garde aussi précieusement tous les tickets de pharmacie (c’est lui qui achète les médicaments de Madame) en espérant qu’elle le rembourse un jour. Monsieur doit rembourser ses propres dettes. Pendant ce temps les huissier·es se rapprochent, les frais augmentent. Espérant arrêter l’hémorragie, Madame a stoppé les soins et elle reste impuissante, dans son salon, à espérer que tôt ou tard, son épaule se remette.

# La mère de l’un·e d’entre nous a dû contracter une dette à un moment de son existence. Suite à ça, elle a tout fait pour convaincre ses enfants de ne jamais s’endetter, à aucun prix.

# Dans la série Breaking Bad, quand aux états-Unis un professeur de chimie apprend qu’il est atteint d’un cancer du poumon, ce qu’il entend c’est la faillite et le surendettement programmé pour sa famille en raison des frais de santé et par conséquent l’incapacité future de son fils de payer ses frais de scolarité. Il se met à fabriquer de la drogue pour gagner plus d’argent.

# Un jour au milieu des années 1980, le grand-père de l’un·e d’entre-nous dit avec son sublime accent bruxellois tout en regardant les voitures défiler : « Ça n’est pas normal que les ouvriers aient les mêmes voitures que les patrons, ça va pas bien! Ce n’est pas normal tout ça… À mon époque, tu ne voyais pas ça! Ça n’existait pas!… »

3. CES PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS PARTAGÉES ET DÉBATTUES CONSTITUENT NOTRE POINT DE DÉPART

CRÉDIT ET SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION – ILOT DE LA TENTATION

J’ai trouvé l’air conditionné
Dans l’automobile que j’ai louée
La ceinture de sécurité
Est en prime on me l’a donnée
J’ai fait installer la radio
À crédit et en stéréo

J’ai un nouveau téléviseur
Avec les trois chaines en couleur
Radio, réfrigérateur
Qui peut aussi me donner l’heure
Ma vie se résume en ces mots
À crédit et en stéréo

Tous mes impôts sont prélevés
Sur mon compte bancaire si léger
Il reste alors dans mon chéquier

Des chèques en bois de peuplier
Ils sont dépensés aussitôt
En crédit et en stéréo
Pourtant un jour j’ai essayé
De mettre de l’argent de côté
Sur la vie je me suis assuré
Mais mes quittances sont impayées
Tant pis je vais mourir idiot
À crédit mais en stéréo, oh

Eddy Mitchell – 1974

Hé oui, il y a eu un âge d’or de la société à crédit! Le crédit comme grand chevalier moderne à la rescousse du trop faible pouvoir d’achat d’un foyer de classe moyenne.
Après les années 1950 et 1960. Après le frigo, la machine à laver, l’aspirateur, la télé dans chaque foyer, pour tout le monde. Après la grande offensive de la société de consommation et le mythe de l’opulence. Le grand virage des années 1970. Le début de la crise perpétuelle, du chômage structurel et d’une pauvreté qui s’installe.
Il fallait bien continuer. Trouver comment perpétuer ce système à l’infini. Inventer des produits qui permettent à certain·es de s’enrichir toujours plus et à d’autres de dépenser encore et encore. Généraliser le crédit comme mode de consommation. Pour acheter voiture, équipement électroménager, à manger, tout… Mode de vie complètement intégré au cœur d’une nouvelle génération de foyers.

Une recherche de base sur la notion de Crédit à la consommation renvoie quasi directement à la Petite histoire du crédit à la consommation généreusement rédigée par la banque BNP-Paribas. Il s’agit d’un petit exposé synthétique et facile d’accès, en trois parties : « Les origines du crédit», « La mise en place du crédit à la consommation» et enfin « Le crédit responsable».
Cette incursion dans l’histoire du crédit vise principalement à rassurer le client, consommateur et citoyen : le crédit, l’emprunt, la dette ont toujours existé, pas d’inquiétude ! Depuis l’Antiquité. C’est la chrétienté qui a introduit la notion de malaise et de culpabilité quant à l’emprunt et à la dette. Mais en fait, tout va bien. La société, en bonne harmonie avec ses banques, a su répondre au bon moment aux besoins de consommation de la civilisation. Alors certes, il y a eu certains problèmes de surendettement, notamment avec la hausse du chômage à partir de la fin des années 1970. Mais heureusement les pouvoirs publics, sociétés de crédits et banques sont venus à la rescousse du·de la consommateur·e afin de mieux le·a protéger légalement dans ses pulsions de consommation. Et aujourd’hui, grâce à la création du « crédit responsable », un nouveau cadre légal amorce « un nouvel âge du crédit à la consommation», en toute sécurité. Sentons-nous donc rassuré·es. Endettons-nous en toute confiance.
Voilà. La tendance est donc toujours bien de nous inciter à consommer en toute tranquillité. Quand bien même certains exemples fâcheux ou expériences personnelles douloureuses auraient pu nous mettre en alerte quant à ce fonctionnement à crédit, on continue à nous vendre du rêve sur panneaux publicitaires, cartes de crédits, campagnes bancaires pour l’amélioration des conditions de prêt immobilier…
Car ce que ne nous raconte pas BNP-Paribas c’est la vague de privatisation et de dérégulation du secteur bancaire amorcée aux états-Unis dans les années 1970. Depuis, les banques nous encouragent à épargner ce que nous avons mais surtout à dépenser ce que nous n’avons pas encore. C’est la base du système du crédit. Pour ça, les mécanismes sont diversifiés, alléchants, inventifs, novateurs (mais aussi risqués, spéculatifs). Ils nous permettent de gagner du pouvoir d’achat.
C’est un système simple et performant que les banques ont bien intérêt à faire perdurer. D’où l’énergie déployée et sans cesse renouvelée pour tranquilliser le·a consommateur·eclient·e et pour l’anesthésier avec de nouveaux possibles quant à ses investissements. C’est avec le beurre de la dette comme bien de consommation que la banque peut continuer à s’engraisser.
Et ça devient un fonctionnement. Un mode de vie à l’américaine. Aux états-Unis, la vie à crédit est la norme. Les étudiant·es sont nombreux·ses à commencer leur vie d’adulte en contractant un crédit pour financer leurs étudesn. De nos jours, ça parait normal.

Les crédits à la consommation (à distinguer du crédit immobilier) peuvent être accordés par différents organismes: des banques, des supermarchés, des sociétés de financement liées à des concessionnaires automobiles, des sociétés mettant à disposition du client cartes de crédit ou moyens de crédit similaires. Il existe différentes formules de crédit, présentant chacune avantages et inconvénients plus ou moins adaptés à la nature du crédit envisagé: prêt à tempérament, vente à tempérament, crédit-bail, ouverture de crédit, facilité de découvert. Voici quelques noms de sociétés de crédit: Elantis, Cofidis, RecordCredits, AlphaCredit, bpost banque, krefima, Demetris, Credimo, Creafin, Crédit Foncier, BNP Paribas Cardif, Sofinco, Citybank…
Et pour préserver la santé du·de la consommateur·e, à l’instar de l’hypocrisie figurant sur chaque paquet de cigarettes ou publicité pour l’alcool, on peut lire au-dessous de ces logos de sociétés de crédit la phrase magique : « Attention, emprunter de l’argent coute aussi de l’argent.» Nous voilà prémuni·es du pire.
Ces recommandations, tout ce moralisme qui s’affiche allègrement, ne vient pas de nulle part. évidemment, la crise des subprimes, en 2008, y est pour quelque chose. Les banques avaient été au bout de la logique du pire, elles se sont-elles-même retrouvées au bord de la faillite : elles ne pouvaient pas reprendre avec les mêmes outils et le même discours que les années précédentes. Les états non plus ne pouvaient plus totalement laisser faire. En Belgique, l’accès au crédit a été en partie réglementé, les pratiques rendues moins sauvages (limitation des propositions de crédit à la volée – en rue, ou dans les galeries commerciales), obligation de s’assurer que les débiteur·es sont solvables et/ou n’ont pas contracté d’autres crédits qui rendraient l’opération risquée. Les banques se sont racheté une vertu. Du moins en apparence.
Dans le détail, c’est plus nuancé. À cet égard le livre d’Olivier Bailly est assez éloquent. Malgré l’encadrement autour de la question, les crédits continuent à se vendre comme des petits pains. Avec, toujours, de potentielles conséquences de surendettement, médiations de dettes, règlements collectif de dettes. Certain·es créancier·es, comme Citybank, possèdent même leur propre cellule d’aide face aux cas d’impayés, pour gérer le problème avant de tomber dans le Règlement Collectif de Dettes. Iels tentent de gérer « proprement » la question.
Aujourd’hui, la nouvelle ère du crédit responsable tendrait visiblement à ne plus prêter de l’argent aux trop pauvres. Le secteur financier se responsabilise. Alléluia !

Toute cette logique appartient à un système cohérent. Le crédit est un outil naturel du capitalisme, de la consommation, du libre-échange, de la croissance. Il y a une pensée politique et économique derrière. En rendant le peuple individuellement obsédé par son pouvoir d’achat, en lui créant des besoins et désirs superficiels, le système s’assure la bonne mécanique de ses engrenages. Et par la même occasion, il détruit ou opacifie les tendances à la solidarité. En concentrant chacun·e sur son désarroi ou son essor financier, le système divise. Il creuse les logiques d’individualisation. Il renvoie chacun·e à sa propre culpabilité, honte ou déni face à ses dettes. Ou au contraire il excite notre jugement moral vis-à-vis des dettes de nos voisin·es. Il occulte la conscience de notre responsabilité collective envers les causes et conséquences de ce système. En alimentant ses rouages en tant que consommateur·es et emprunteur·es exemplaires, nous le cautionnons, perpétuant ainsi ces logiques individuelles. Remettre en question cet équilibre revient à se demander comment on s’occupe de nous en tant qu’humain·es. Comment veiller sur nous de façon mutuelle.

PAUVRETÉ ET SURENDETTEMENT – ILOT DE LA RÉALITÉ STRUCTURELLE

↦ « Guerres muettes – C’est aujourd’hui la Journée contre la pauvreté. La pauvreté n’explose pas comme les bombes, ne siffle pas comme les balles. Des pauvres, nous savons tout : à quoi ils ne travaillent pas, ce qu’ils ne mangent pas, combien ils ne pèsent pas, combien ils ne mesurent pas, ce qu’ils n’ont pas, ce qu’ils ne pensent pas, pour quoi ils ne votent pas, en quoi ils ne croient pas. Il nous reste juste à savoir pourquoi les pauvres sont pauvres. Serait-ce parce que leur nudité nous habille et que leur faim nous nourrit ? »
(Eduardo Galeano, Les enfants des jours, p. 327)

On a cherché à comprendre ce qu’était le surendettement et à quoi il était dû. Et pour commencer : ça veut dire quoi être surendetté·e ? En Belgique, une personne est considérée en situation de surendettement dès lors qu’elle ne parvient plus à rembourser ses dettes et/ou à payer ses charges mensuelles. On pourrait donc dire qu’être en situation de surendettement c’est dépenser plus que ce qu’on gagne, en quelque sorte vivre au-dessus de ses moyens.
Avec ça nous n’étions pas beaucoup plus avancé·es et il nous a fallu creuser un peu plus : quels types de dettes retrouve-t-on chez les personnes surendettées ? Des crédits à la consommation ? Des crédits hypothécaires ? Des dettes de jeu ? Le surendettement est-il lié à un mode de consommation inadapté (gsm couteux, écran plasma, grosse bagnole) et/ ou à une mauvaise gestion du budget du ménage ?
On s’est très vite rendu compte que pas du tout. La plupart des gens en situation de surendettement n’ont pas contracté de crédit, ni hypothécaire ni à la consommation. En fait, le plus souvent, le surendettement n’est pas lié à des dépenses de consommation. On constate même que plus les revenus des personnes sont faibles, moins c’est le cas. Plus les gens sont pauvres et moins ils sont endettés à cause de leur mode de consommation. En fait, de plus en plus de dettes concernent des besoins de base tels que la santé, l’éducation, le logement (loyer et charges), la téléphonie et les dettes d’impôt. Selon une étude menée en 2016 par l’Observatoire du crédit et de l’endettement, dans 35% des cas le surendettement est dû à des ressources financières structurellement trop faibles pour subvenir aux besoins vitaux du foyer, dans 30% des cas il est dû à ce qu’on appelle un « accident de la vie » (maladie/décès d’un membre du ménage, séparation, chômage) et dans seulement 5% des cas à un mode de vie en décalage avec les revenus. On est bien loin du fantasme des pauvres consommant à tort et à travers et s’endettant pour acheter le dernier écran plasma.
Il est aussi très rare qu’une personne en situation de surendettement n’ait qu’une seule dette (par dette on entend le fait de devoir de l’argent, à un organisme ou à quelqu’un·e, et non le fait d’avoir emprunté de l’argent. Ainsi un loyer impayé ou une facture d’hôpital, c’est une dette). On s’est rendu compte que le surendettement était plus souvent dû à une accumulation de petites sommes impayées qu’à une seule grosse dette.

La privatisation des services publics, et particulièrement du secteur de la santé, a entrainé une explosion des couts liés aux besoins vitaux. face à des soins de santé trop chers et souvent mal pris en charge par les mutuelles, les gens les plus pauvres se retrouvent dans l’incapacité de payer leurs factures de soins. Les dettes de santé comptent d’ailleurs pour beaucoup dans les dossiers de surendettement.

↦ L’un·e d’entre nous reçoit une facture d’hôpital, de 5,56 €, émise le 23 juillet 2017, pour des soins effectués en octobre 2016. Au dos de la facture, voici ce qu’on trouve : « Les factures sont payables endéans les 15 jours. Tout retard de paiement entrainera un intérêt de retard au taux légal. De plus, le principal sera majoré de plein droit d’un montant de 5€ lors du premier rappel et de 12 € lors du second rappel. À défaut de paiement suite à ce deuxième rappel, le recouvrement sera confié à un tiers et la majoration sera portée de plein droit à 15% du principal (avec un minimum de 25 € et un maximum de 300 €) ». Ainsi, pour une facture initiale de 5,56 €, on se retrouve à devoir payer (plutôt rapidement) 47,56 € dès que la facture est passée chez un·e huissier·e (qui joue le plus souvent le rôle de la société de recouvrement).

Les hôpitaux se comportent en créanciers ayant recours à des procédures de recouvrement qui font s’envoler les frais administratifs et judiciaires et mettent sous pression les patient·es. Et c’est d’autant plus scandaleux qu’on sait que ces dettes sont amorties dans les bilans financiers des hôpitaux. Sans oublier que ces dettes de santé permettent l’enrichissement des sociétés de recouvrement !

↦ L’un·e d’entre nous va visiter une école pour inscrire son enfant. À la fin de la visite, iel reçoit un fascicule présentant le système de garderie de la commune. Page après page, sont détaillés les différents dispositifs d’accueil. Puis, à la dernière page, on trouve une mise en garde pour tous les parents : toustes sont soumis·es aux paiements et ne pas s’y conformer, c’est risquer des frais supplémentaires, ainsi qu’un recouvrement de la dette contractée. Dans les services de médiation de dettes, le mois de septembre voit arriver plein de parents préssés par les écoles de remplir leurs obligations financières. Quand on a trois enfants, ça peut revenir cher… très cher.

Les services publics font aujourd’hui peser sur leurs usager·es les pressions qu’ils subissent de la part de leurs financeur·es, selon une logique du moindre cout constant, d’un équilibrage des comptes qui efface la situation de chacun·e au profit de leur porte-monnaie.

Selon le site de la sécurité sociale, le seuil de pauvreté en Belgique est estimé à un revenu de 1115 € net/mois pour un·e isolé·e, ou 2341 € net/mois pour un ménage composé de deux adultes et deux enfants de moins de 14 ans. Environ 20% des Belges courent un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. Ces chiffres sont à mettre en parallèle avec les montants mensuels maximum du RIS (Revenus d’Intégration Social), au 1er septembre 2018, les montants sont les suivants: 910,50 € pour un·e isolé·e et 1254,82 € pour une personne avec famille à charge. On assiste à la construction d’une pauvreté structurelle où les minima sociaux ne permettent plus de faire face au cout de la vie, c’est à dire se loger, se nourrir, se soigner, s’éduquer, payer sa téléphonie, payer ses impôts. Les personnes les plus pauvres vivent à crédit sans même avoir emprunté d’argent.
Et plus encore, quand des personnes sans ressources suffisantes pour vivre dignement font appel aux services de l’état pour s’en sortir, ces derniers se comportent de telle manière qu’on ne peut que se sentir redevable. On ne sait plus si on a droit ou non à une aide/un service et tout nous laisse croire que nous en « bénéficions », au titre d’une générosité ou mansuétude de l’administration. Le·a pauvre devient redevable de l’état. Endetté·e, à sa manière.

Lors de nos arpentages, nos discussions ont souvent été alimentées par les solutions que les personnes surendettées avaient à leur disposition pour faire face à leurs créancier·es. Parmi elles, les services de médiation de dettes semblent aujourd’ hui incontournables.

La médiation de dettes est un dispositif plutôt récent, bricolé au départ par des avocat·es pour protéger leurs client·es face aux créancier·es trop cupides, bricolé aussi par des travailleur·es social·es qui, dans les services généraux, recevaient de plus en plus de personnes surendettées. Face à un réel besoin de services spécifiques, les gouvernements régionaux et fédéraux ont créé des équipes spécialisées : les services de médiation de dettes. Les médiateur·es de dettes qui y travaillent ont souvent une formation dans le travail social, et à ce titre, tentent d’utiliser la médiation de dettes pour faire valoir l’aspect social des situations rencontrées. Iels utilisent un certain nombre d’outils mis en place par l’État pour accompagner les personnes surendettées en demande d’aide. En voilà quelques grandes lignes.

Un service de médiation de dettes, qu’y fait-on ?
Lors de chaque séance d’information, dans tous les services de médiation de dettes, on annonce d’emblée: « Ici, on ne paiera pas vos dettes.» Bon, au moins, on sait ce qu’iels ne font pas.

Ce sont des services gratuits qui vont être médiateurs entre le·a débiteur·e et le·a créditeur·e. Il existe plusieurs types de services de médiation de dettes, ceux dépendant des CPAS, disponibles dans chaque commune uniquement pour les résident·es de la commune. Il existe aussi d’autres lieux où l’on peut trouver des médiateur·es de dettes: dans des asbl, des maisons médicales, des services sociaux où le lieu de résidence n’entre pas forcément en ligne de compte.
Pour démarrer la médiation, on va d’abord analyser le budget du·de la débiteur·e : établir une liste des revenus, des dépenses et des dettes. Cela prend déjà un moment. Les revenus, le plus souvent, c’est assez limpide, on sait combien on gagne. Pour les dépenses, par contre, il va falloir chiffrer sa vie : combien pour les courses, pour le loyer, pour les factures fixes mais aussi chiffrer les frais médicaux, les vêtements, les frais scolaires, les sorties.
À côté de ça, le·a médiateur·e va vérifier le solde des dettes: il faut alors rassembler toutes les dettes connues et parfois en ramener des nouvelles quand le·a créancier·e ou l’huissier·e d’une dette endormie réapparait. On compare les revenus et les dépenses, pour voir s’il en reste quelque chose. De là, le·a médiateur·e va contacter les créancier·es et proposer des plans de paiement réalistes au vu du budget de la personne.

Dès les premières rencontres, le·a médiateur·e le dira, iel a le souci de permettre de vivre de manière conforme à la dignité humaine. Délicat: nous n’avons pas toustes les mêmes exigences en terme de dignité. Des « barèmes» de dignité humaine existent. Il arrive que les chiffres finaux du budget soient passés au crible par le·a médiateur·e : où pourrait-on récupérer un peu d’argent pour le donner aux créancier·es: en changeant d’abonnement de gsm? Si le loyer est « trop» élevé, en déménageant ?
Le·a médiateur·e, même s’iel est proche du·de la débiteur·e, étant donné qu’iel le rencontre et se penche sur ses conditions de vie, est censé·e rester neutre, tant vis-à-vis du·de la débiteur·e que du·de la créancier·e.
Et c’est là que commence le travail de médiation à l’amiable. À l’amiable, parce qu’il va falloir trouver un accord entre le·a débiteur·e et le·a créancier·e, aucun·e des deux n’étant tenu d’accepter ce que le·a médiateur·e propose. Une fois l’accord trouvé entre les deux parties, le·a débiteur·e s’engage à verser les montants régulièrement. Bon nombre de services de médiation de dettes demandent qu’un ordre permanent soit mis en place. Si la personne est insolvable (avec un revenu du CPAS la personne l’est souvent de fait) le·a médiateur·e prévient les créancier·es de l’insolvabilité du·de la débiteur·e. Mais les créancier·es ne seront jamais très loin, iels reviendront vers nous au moindre changement dans notre situation financière, aussi minime soit-il.

À partir du moment où les plans de paiement sont mis en place et que les ordres permanents sont enregistrés (ou quand l’insolvabilité temporaire est reconnue) le service de médiation de dettes va se retirer. Il va falloir payer jusqu’à avoir remboursé.

Gestion budgétaire
Si la médiation de dettes ne suffit pas, ou si nous n’arrivons pas à tenir nos engagements pour payer les créancier·es et les frais fixes, on peut aussi se voir proposer une gestion budgétaire. C’est aussi un service proposé par les CPAS : un·e travailleur·e social·e va gérer notre budget. C’est une démarche volontaire : contrairement à l’administration de biens, on peut rapidement la stopper quand on en a envie.
Cela commence comme une médiation de dettes, il va falloir chiffrer toutes nos entrées et toutes nos dépenses. Le·a travailleur·e du CPAS va ensuite ouvrir un compte de gestion. Il s’agit d’un compte bancaire bloqué, sur lequel nos revenus sont versés (sans passer par notre propre compte en banque), c’est le·a gestionnaire qui a procuration sur ce compte, nous n’y avons pas accès.
Les factures (loyers, charges, etc.) sont payées via des ordres permanents. Les plans de paiement, s’il y en a, aussi. Le·a travailleur·e social·e nous remet l’argent nécessaire à nos dépenses courantes, chaque semaine ou chaque mois. Les dépenses sont à rediscuter régulièrement. Il est possible d’avoir une médiation de dettes en parallèle à la gestion budgétaire, ou couplée à celle-ci pour négocier des plans de paiement avec les créancier·es.

Le Règlement Collectif de Dettes
Quand les dettes sont trop grosses pour pouvoir espérer un jour les rembourser et que les médiateur·es de dettes sentent que la personne en face d’elleux est prête à entrer dans un processus de contrôle continu de sa manière de vivre pendant un certain temps, iels peuvent proposer à cette personne d’entrer dans un processus de Règlement Collectif de Dettes (RCD). C’est une procédure en justice créée dans le but de remédier aux situations de surendettement devenues ingérables.

Techniquement, il s’agit de fixer une date butoir, de maximum 7 ans, au-delà de laquelle (presque) toutes les dettes seront annulées. La mise en place de ce plan a aussi pour autre principe qu’à partir du moment où il commence, tous les intérêts et frais accumulés pendant des années sont gelés et ne sont donc pas à rembourser tant que la personne respecte son plan.

La première démarche à faire pour pouvoir entamer un RCD est de déposer une requête auprès du tribunal du travail. Dans cette requête, on va devoir retrouver nos dettes, nos revenus, des infos familiales. À cela, il va falloir ajouter une liste détaillée des actifs et passifs de notre patrimoine. C’est là que ça rigole un peu plus et qu’on va pouvoir reprendre gaiement le chiffrage de notre vie (avant de pouvoir passer le relais pour de longues années à notre médiateur·e). Pour faire cette liste donc, il faut passer en revue tout notre appartement en notant chaque chose et sa valeur estimée. Dernière chose à joindre à la requête, une lettre au·à la juge expliquant comment on s’est retrouvé·e surendetté·e, dans laquelle il s’agit en général de faire amende honorable et motiver de manière positive notre demande.
Avec ces documents, le·a juge prend une décision d’admissibilité, ou pas, de la requête. Si elle est acceptée, on souffle un peu : nous voilà protégé·e contre les créancier·es : plus de saisies, plus de frais supplémentaires.

Un·e médiateur·e est choisi·e par le tribunal. Certains services de médiation de dettes disposant d’un·e juriste peuvent être désignés. Sinon, ce sont les avocat·es, huissier·es et notaires qui assurent la médiation de dettes. Ici, contrairement à la médiation à l’amiable et à la gestion budgétaire, le·a médiateur·e judiciaire n’intervient pas gratuitement. Ses frais et honoraires sont prévus par la loi et contrôlés par le·a juge. Ils sont calculés chaque année en fonction des démarches accomplies (ex. lettres, paiements, audiences, rédaction du plan, suivi du plan, etc.). Le·a médiateur·e est neutre, et essaye de trouver un plan de paiement à l’amiable entre le·a débiteur·e et le créancier·e. S’iel n’y arrive pas, iel peut refaire appel au·à la juge qui va imposer un plan qui liera toutes les parties. Il va aussi être décidé de la durée du règlement. À l’issue du plan de remboursement, les dettes non entièrement remboursées seront annulées (attention, pas toutes : les amendes pénales, arriérés de pension alimentaire, dettes de faillite professionnelle… resteront).
Le but du Règlement Collectif de Dettes est que l’on n’ait plus aucune dette à l’issue de la procédure. Dans les présentations, on parle parfois d’une possibilité de nouveau départ. Dans les faits, il s’agirait plutôt d’une période dont on ne sort pas indemne. Toute dépense est surveillée, toute demande d’argent supplémentaire doit être justifiée. La vie n’est plus la même, on n’a pas d’argent pour le « superflu » pourtant tellement essentiel. Nombre de personnes entamant un règlement collectif n’arrivent pas à le terminer tant les conditions en sont difficiles.

CULPABILISER, INCRIMINER, AIDER ET PUNIR – ILOT DE L’ÉTAT

La dette dont on parle, telle qu’elle se pratique ici et maintenant, c’est bel et bien une dette gouvernée par des enjeux marchands, qui présupposent et imposent une vision libérale de l’individu et de l’organisation sociale (libérale au sens du libéralisme autoritaire tel que défini par Grégoire Chamayou dans son livre La société ingouvernable, quand la libéralisation de la société suppose une verticalisation du pouvoir. Un « état fort» pour une « économie libre»).
Dans la dette, il y a cette idée – fausse – que nous sommes en présence d’un échange libre et éclairé entre deux personnes consentantes, face à face, d’égale hauteur. Au centre de cet échange, il y a un contrat, qui lie les deux parties (créancier·es, débiteur·es). À la lecture d’un contrat de crédit ou des conditions générales de vente (que la plupart du temps on ne lit pas), on se rend bien compte que, le plus souvent, les règles de ce contrat ce ne sont pas les débiteur·es qui les fixent, du moins pas seul·es. Bref, le contrat est la pierre angulaire d’un rapport de force.
Qui fixe les règles de ce contrat? Au nom de quelle idéologie? Avec quel langage ? Sous l’arbitrage de quelle juridiction? Autrement dit, comment s’exerce ou s’équilibre ce rapport de force? Aucun·e d’entre nous n’est versé·e dans le droit civil et dans l’histoire de son application, mais au fur et à mesure de nos arpentages, nous avons compris que l’état est un acteur central du système qui organise la dette et le surendettement.
L’histoire de la dette telle qu’on l’a un peu lue est d’ailleurs liée à un pouvoir central: dès l’époque sumérienne en fait (entre 3000 ans et 5000 ans avant aujourd’hui), dans ce qu’on suppose être les premières Cités-états de l’Histoire, ce sont le temple et le roi qui fixaient les taux d’intérêt et qui avaient le pouvoir d’annuler les dettes contractées par les habitant·es. L’administration de la dette a en effet des vertus financières (ça peut rapporter gros), et en même temps, elle permet de réguler la population. Trop de personnes endettées – donc, à cette époque, quasi esclaves – c’est une source de faiblesse militaire et une source de disparition du socle social de la Cité.
Notre forme de pouvoir central, c’est l’état. Mais quand on dit l’état, on se rend vite compte qu’on n’en a pas une vision uniforme. D’ailleurs, l’état n’est probablement pas une entité uniforme. Dans le temps: au cours d’un siècle (le XXe par exemple) nos états se sont transformés au gré des rapports de force au sein de la société et des déséquilibres internationaux. De manière synchrone aussi: à un instant T, l’état est le résultat d’un rapport de force entre une classe dirigeante et sa population.
Cette conflictualité nous intéresse. Comme nous intéresse la matérialisation de cette conflictualité interne à l’état sous la forme de ses deux mains: gauche et droite, la main qui soigne et la main qui punit. Par l’intermédiaire de ses agent·es, l’état peut faire les deux en même temps: punir, aider. Punir de ne pas avoir payé ses impôts par exemple, en prélevant pour ce faire tout ou partie du salaire de la personne incriminée. Aider cette même personne en lui permettant d’être accompagnée par un·e médiateur·e de dettes.
Cette contradiction interne est mouvante. Une main peut prévaloir sur l’autre en fonction des moments. Et le moment qu’on vit actuellement voit la main droite étouffer la gauche avec une grande brutalité.

Incriminer. Dans son livre Punir les pauvres, Loïc Wacquant dépeint de façon éclairante la manière dont la misère a été pénalisée, voire criminalisée aux états-Unis.

Lors de l’arpentage de Punir les Pauvres, de Loïc Wacquant, nous avons eu des discussions riches et animées, que nous avons retranscrites dans un PV, dont voici un extrait :
Sur le front économique et social, en Europe comme aux États-Unis, l’État social est de plus en plus atrophié au bénéfice d’une hypertrophie de l’État sécuritaire. Cela se traduit par un report de plus en plus massif des responsabilités sur les individus. Et par une pénalisation accrue de la misère, notamment par l’intermédiaire de tout un arsenal juridique qui foisonne. Tout en laissant perdurer un système qui, s’appuyant sur la dérégulation financière, soutient l’impunité de délinquant·es à cols blancs.
Les petits faits de délinquance sont de plus en plus pénalisés, avec ce dicton qui plane derrière : qui vole un œuf vole un bœuf. Pénaliser les mini-infractions, c’est fabriquer de la population carcérale ou de l’endettement (voir le système des amendes administratives).
Et la justice là-dedans ? Il faut que son dispositif soit visible. Elle sert avant toute chose à rassurer le sens moral des citoyen·nes. En dépit du fait que les actes criminels eux-mêmes n’augmentent pas, ou presque. Ça donne une politique de tolérance zéro qui ne fonctionne pas, sauf à remplir les prisons et augmenter le nombre de personnes endettées pour amendes.

Culpabiliser. Les échos contemporains et européens (belges et français en ce qui nous concerne) des mesures prises pour que les pauvres soient écrasé·es nous arrivent en pagaille: injonction permanente à la recherche d’emploi par les organismes de chômage, limitation des droits à ce même chômage, Projet Individuel d’Intégration Sociale (PIIS), contrôles à domicile pour vérifier si notre situation sociale correspond à ce que nous déclarons, contrôles par les médecins conseil de la validité de notre congé maladie… Cet ensemble de mesures participe à ce qu’on appelle aujourd’hui l’état social actif (par exemple, les Centres public d’aide sociale – les CPAS – sont devenus des Centres publics d’activation sociale). Il est l’incarnation d’une pression constante qui s’exerce sur les pauvres et celleux qui ne sont pas loin de l’être.
L’état social actif pousse ses services et leurs travailleur·es à modifier leurs approches. Certain·es tentent d’endiguer la marée noire des mesures punitives. D’autres absorbent cette nouvelle culture. La police n’est pas en reste. Et la justice non plus, qui s’invite de plus en plus souvent dans notre quotidien.

Le pouvoir judiciaire, c’est un drôle de monde. Et sans entrer dans le détail, on a juste envie de citer ce passage d’un texte de Pierre Bourdieu qui éclaire pour nous ce à quoi font face des personnes qui se trouvent enchainées par la dette: « Pour résumer la ligne générale de ce que je vais vous raconter aujourd’hui, l’état […], c’est une fiction de juriste […] : c’est une fabrication, une construction, une conception, une invention. Je veux donc décrire aujourd’hui la contribution extraordinaire que les juristes ont collectivement apportée au travail de construction de l’état, en particulier grâce à cette ressource constituée par le capital de mots. Dans le cas du monde social, il y a une célèbre théorie du langage […] : les mots ne sont pas simplement descriptifs de la réalité mais construisent la réalité […]. C’est pourquoi les luttes de mots, les luttes sur les mots, sont si importants : avoir le dernier mot, c’est avoir le pouvoir sur la représentation légitime de la réalité. […] Dans de nombreux cas, le pouvoir des mots et le pouvoir sur les mots sont des pouvoirs politiques ; à la limite, le pouvoir politique est un pouvoir par les mots, dans la mesure où les mots sont les instruments de la construction de la réalité. […] Les juristes ont donc un capital de mots, un capital de concepts, et ils peuvent à ce titre contribuer à la construction de la réalité. »n
Et c’est d’ailleurs le sentiment général quand on a affaire à la dette. Tout se joue dès le départ dans un langage juridique qui échappe au commun d’entre nous. Le langage est complexe, technique, et on subodore de toute façon qu’il ne sera pas en notre faveur. En revanche, ce langage est parfaitement maitrisé par les créancier·es. À qui s’adresser alors ? C’est intéressant de voir que ce sont des juristes qui ont les premier·es tenu le rôle de médiateur·es de dettes.
Un représentant du ministère des affaires sociales de l’état français rencontré par l’un·e d’entre nous disait regretter qu’il n’y ait pas de lobbies (il a employé ce mot) pour représenter les classes populaires et rédiger des textes de lois en leur faveur. Car du côté des représentant·es du secteur privé, ces lobbies sont hyper actifs et produisent des textes à foison, textes de lois qui sont ensuite mis entre les mains des député·es, et donc à terme, potentiellement votés.
Dans le cas du surendettement, des structures en faveur des personnes surendettées font office de lobbies justement (par exemple l’Observatoire du crédit et de l’endettement et son équivalent bruxellois, le Centre d’Appui aux Services de Médiation de Dettes), et elles ont obtenu des avancées notables dans la protection des débiteur·es face aux créancier·es (notamment en matière de protection des consommateur·es face aux organismes de crédit). C’est d’ailleurs intéressant de noter que les avancées obtenues (exceptée la mise en place du Règlement Collectif de Dettes) sont des avancées techniques, qui ne remettent au fond pas en cause le principe même de la consommation comme socle de notre société.

Il y a ce film, Toutes nos envies, de Philippe Lioret (qui est une adaptation du roman D’autres vies que la mienne d’Emmanuel Carrère), où on voit deux juges qui, à partir de l’ histoire d’une femme qui s’est endettée pour pouvoir élever ses enfants, luttent pour rendre des contrats de crédit caducs. Dans ce cas-ci, ces juges incarnent plutôt la main gauche de l’État. Iels vont obtenir gain de cause via la juridiction européenne, sous le principe de la libre concurrence. Et c’est très intéressant parce que le pouvoir d’agir et de transformation sociale, ce sont elleux qui le portent, sans jamais remettre en question le fait que la personne pour qui iels agissent est absolument passive tout au long de l’ histoire (elle s’occupe des enfants d’une des deux juges). Comme s’ iels capturaient ce pouvoir. Et que c’ était absolument naturel d’agir de cette manière.

Aider. Punir. Les mesures prises par l’état (en ce qui nous concerne, en Belgique) pour intervenir dans les situations générées par le surendettement sont donc à l’image de cette double injonction.
D’un côté, il met en place des services et des outils qui permettent de temporiser et de mener une politique sociale : les assistant·es social·es peuvent intervenir en tant que médiateur·es; les possibilités de crédits à la consommation sont plus et mieux contrôlées ; la création du Règlement Collectif de Dettes limite le temps et les montants de l’endettement – c’est une mesure qui est perçue par certain·es médiateur·es comme un vrai moyen de souffler. Bref, la main gauche de l’état joue son rôle.
D’un autre côté, il exerce une véritable pression financière sur les plus pauvres à travers des dispositifs de pénalisation progressive de plus en plus d’actes du quotidien (entre autres mesures: les sanctions administratives communales), voire de criminalisation (on sait que les politiques de répression en matière de drogues touchent d’abord et avant tout les classes populaires), en bradant parallèlement peu à peu l’ensemble des services publics dont il a la charge, et ce, tout en laissant les sociétés de recouvrement et les huissier·es continuer à allègrement s’engraisser.

Au fond, dans la médiation de dettes telle qu’elle est imaginée par l’état, à aucun moment on ne peut imaginer qu’il puisse s’agir de renverser le rapport de force entre créancier·es et débiteur·es. Tout juste s’agit-il de temporiser. Le phénomène du surendettement est voué à s’installer durablement dans notre paysage, et ce faisant, une forme de pénalisation des plus pauvres d’entre nous est en train de se mettre en place de manière structurelle. La dette est bien un outil de pouvoir asymétrique avec lequel des dominant·es gouvernent des dominé·es (voir l’ilot du contrôle).

LE DIEU CHIFFRES – ILOT DU BUSINESS

La dette est avec nous depuis longtemps. Elle se développe dans un système particulièrement amical à son égard: le capitalisme. Au centre du capitalisme nous trouvons le capital : une somme d’argent et de richesses dont l’objectif est de produire une somme d’argent et de richesses plus importante. faire de l’argent avec de l’argent c’est explicitement ce que fait la dette dès qu’elle s’octroie un taux d’intérêt. Il n’est donc pas surprenant que la dette soit une industrie florissante. Les propositions de crédits à la consommation sont omniprésentes, l’accession à la propriété immobilière passe quasi systématiquement par un prêt, les états riches empruntent, les états pauvres s’endettent (cruelle subtilité du vocabulaire).
L’économie de la dette dépasse la simple relation entre un·e débiteur·e et un·e créancier·e. Une fois cette relation contractée et les attributs de la dette (comme son échéance et son taux d’intérêt) définis, il devient possible de calculer le profit attendu par le·a créancier·e. Autrement dit, la dette n’est plus une relation entre deux parties, mais un produit de cette relation, un objet économique qui a une valeur et peut donc être revendu par le·a créancier·e.
Dans ce contexte des entreprises apparaissent, les sociétés de recouvrement, à la fois pour proposer au créancier un service de suivi et de collecte de la dette mais aussi pour la leur racheter purement et simplement. Ces sociétés de recouvrement concernent les dettes de crédit (ce sont plutôt des organismes financiers qui les gèrent) et les dettes de vie courante (ce sont plutôt les sociétés d’huissier·es qui s’en chargent).

À titre d’exemple du caractère lucratif de cette activité, nous pouvons consulter le bilan financier de la société de recouvrement fiducré (élégant mot-valise pour fiduciaire du crédit, filiale d’ING) : en 2017 son chiffre d’affaire est de 44 322 460 € et son bénéfice de 19 998 104 € (chiffres consultés sur company.be).
Fiducré est membre de l’Association belge des sociétés de recouvrement de créances. Cette même association nous donne un aperçu encore plus large du marché belge à l’onglet « chiffres» de son site web officiel : « Au 31 décembre 2017, nos 16 membres géraient 1,4 million de créances pour 2,4 milliards d’euros à recouvrer. Cela représente une progression de 15% par rapport à 2016. Ces chiffres comprennent des créances reçues en 2017 mais également des créances dont le paiement s’étale sur plusieurs années. 84% de ces créances concernent des consommateurs (pour un solde moyen de 1695 €) tandis que les 16% restants sont des créances sur des entreprises (d’un solde moyen de 1486 €). En 2017, nos membres se sont vu confier 1,6 million de nouvelles créances (+2% par rapport à 2016) dont 88% sur des consommateurs (d’un montant moyen de 394 €) et 12% sur des entreprises (d’un montant moyen de 642 €). Au 31 décembre 2017, nos 16 membres employaient directement 571 personnes (équivalent temps plein). »
L’Association belge des sociétés de recouvrement de créances vient de nous expliquer la chose suivante: au 31 décembre 2017 ils espéraient récolter un maximum de 1 993 320 000 € auprès de 1 176 000 personnes qui peinent à payer une dette, qui s’élevait au départ approximativement à 394 €, et dont le solde moyen s’élève aujourd’hui à 1695 €. élégant, non ?

Dans le fond cette association affirme exploiter de manière intensive, au sens quasi agricole, une masse de prolétaires grandissante (un·e prolétaire est une personne qui ne possède pas de capital). À les lire, on pourrait penser que le·a prolétaire ou le·a pauvre est une sorte de gisement dont il s’agit d’extraire – ô paradoxe – la richesse.
Vraiment, le produit ça n’est pas le crédit, le produit c’est la dette. L’endetté·e est un·e producteur·e de dette, c’est un·e ouvrier·e, un·e forçat de la dette qui, à la seule force de sa pauvreté, produit une plus-value que le·a créancier·e vient délicatement saisir de sa main innocente.
Cette richesse, cette manne, ce « business », si dérégulé soit-il, se devait de franchir un cap pour prétendre entrer dans la haute finance. La dette étant devenue un produit qui se vend, s’achète, s’échange, les banques ont pu, à travers la complexité de leurs appareils autorégulés, la transformer en
« titre financier » émis sur le marché des capitaux.
Dans l’abstraction la plus opaque les dettes s’échangent, produisent du profit, enrichissent des « fonds d’investissements» ou des « caisses de ceci cela ». On n’y comprend plus rien. Mais derrière les arabesques bancaires et les contorsions administratives cela reste des factures d’hospitalisation qui n’ont pu être payées, un crédit hypothécaire dont le solde grandissant risque d’expulser les débiteur·es de leur maison, des factures d’électricité qui gonflent au gré du cynisme d’opérateurs privatisés, etc.

↦ « Combattez la pauvreté : maquillez les chiffres – Durant quelques années, les grands moyens de désinformation célébrèrent, à grand renfort de tambours et de trompettes, les victoires dans la guerre contre la pauvreté. Année après année, la pauvreté battait en retraite. Il en fut ainsi jusqu’à aujourd’hui en 2007. Ce jour-là, les experts de la Banque mondiale, avec la collaboration du Fonds monétaire international et de quelques organismes des Nations Unies, actualisèrent leurs données sur le pouvoir d’achat de la population mondiale. Dans un rapport du Programme de comparaison internationale, qui n’eut que peu ou pas de diffusion, les experts corrigèrent certains des chiffres des mesures antérieures. Entre autres petites erreurs, ils découvrirent que les pauvres étaient cinq cent millions de plus que ne l’avaient enregistré les statistiques internationales. Les pauvres, eux, le savaient déjà. »
(Eduardo Gaelano, Les enfants des jours, p. 392)

Il y a aussi ce conte, que l’un·e d’entre nous a raconté lors d’une séance d’arpentage :
« Il est une histoire qui raconte le sort d’une tisserande en mauvaise posture : elle est trop fatiguée pour produire les étoffes dont la vente constitue son seul revenu. Une fée du voisinage, émue par la situation, décide d’agir et à partir de ce jour, la tisserande trouve chaque matin dans son atelier un lourd tas de tissu. Elle peut, en le vendant au marché, assurer de nouveau sa subsistance. Ce retournement du sort interpelle sa voisine de marché, qui captivée par le récit n’en reste pas moins circonspecte et demande :
– Combien, combien, combien ?
– Combien quoi ?
– Combien de tissu te donne la fée ?
La tisserande est incapable de répondre, le marché se termine et sur le chemin du retour la question résonne encore en elle. Une fois rentrée, elle se saisit du prodigieux tissu et s’applique à le mesurer, longueur après longueur. À son insu, chaque longueur comptée disparait dans le même silence qui l’a vu apparaitre. »

Nous vivons dans un monde obsédé par le chiffre, et derrière le chiffre, par la quantité. Cette obsession découpe le monde et tout ce qui le compose en parties mesurables, quantifiables. Le matin le réveil sonne à la minute indiquée par l’afficheur digital (de l’anglais digit, traduction de « chiffre », aucun rapport avec le doigt). L’afficheur digital présente 4 chiffres, chacun composé de 7 segments (les 7 segments allumés dessinent le chiffre 8). L’afficheur passe de 07:00 à 07:01, indiquant qu’il reste 59 minutes avant le départ. Prenons une douche, le robinet ouvert, l’eau coule et quelque part dans la maison, l’appartement ou l’immeuble, une roue tourne, sur cette roue un cadran: 0042671 m³. Pour se laver: savon solide de 73 g ou gel douche de 184 ml? Le shampooing vendu en bouteille de 497 ml était vraiment une affaire: une différence de 1,23 €/l par rapport au format de 186 ml.
Nous sommes propres, mangeons. Des tartines ? Quelques tranches de pain dans le grille-pain que nous réglons sur la position 3 sur une échelle de 1 à 5. Il reste du café d’hier? C’est moins bon mais pour gagner du temps nous le mettons au micro-onde: 800 watts pendant 1 minute et 12 secondes. Rassurons-nous, la consommation de ces appareils fait aussi tourner une roue qui nous indiquera en kW la quantité d’énergie dépensée.
Avec cette lubie quantitative, l’espace s’est découpé en m² et km², le temps en heures, minutes, secondes, millisecondes, microsecondes et picobidules, et puis on s’est mis à faire des tranches dans tout et n’importe quoi.
Comment améliorer le fonctionnement d’une usine sans mesurer le temps théorique nécessaire à la réalisation de chaque action et enjoindre les ouvrier·es à s’approcher au plus près de ce temps pour obtenir un rendement à l’heure maximal et le plus régulier possible ? Comment juger de la légitimité d’une grève sans connaitre le pourcentage de grévistes et son évolution au fil des jours, des semaines ? Comment juger de la légitimité d’une manifestation sans connaitre le nombre de participant·es? Comment s’habiller sans savoir la température moyenne extérieure? Comment écrire sans savoir le nombre de mots attendus? Combien de pages doit faire cette introduction ?

Une démarche scientifique exige de se doter d’outils de mesure fiables aptes à quantifier objectivement les phénomènes observables. Et ces outils nous rendent de grands services pour confronter des hypothèses à la réalité matérielle de notre monde, nous permettant d’accroitre grandement nos connaissances sur l’univers physique auquel nous appartenons. Ce savoir est précieux, c’est un bien commun.
Mais cette approche rationnelle de l’étude du monde physique ne doit pas se confondre avec la logique à l’œuvre dans le monde capitaliste, parce que cette logique n’a qu’un objectif qui n’existe que par le chiffre: la rentabilité. Cet objectif repose sur une culture: le chiffre pour le chiffre, partout.
Cette culture est politique, elle impacte les travailleur·es dont la rentabilité individuelle est mesurée et mise en concurrence. Cette culture est politique, elle nous impacte dans notre quotidien, dans notre intimité. Elle fait de nous les comptables de nos propres vies, de notre satisfaction. Cette culture est politique, elle imprègne l’état social via la politique des seuils. Ces seuils qui découpent les vies en couts et revenus additionnés, multipliés ou minorés au sein de complexes formules dont le résultat conditionne l’octroi ou non d’une bourse, d’une couverture maladie, d’une aide sociale avec les conséquences qui en découlent. Le chiffre est le juge de la pauvreté.

↦ Un exemple parmi d’autres : le calcul du seuil d’accès à la Gratuité Médicale et Pharmaceutique, qui permet l’obtention de soins de santé à des couts extrêmement réduits. Le CPAS qui l’octroie prend en compte le revenu du foyer de la personne qui fait la demande. Il enlève son loyer et ses charges d’électricité et de gaz. Il divise ensuite le résultat obtenu par 30 (nombre de jours dans un mois), puis par le nombre de personnes dans le foyer. Si le résultat est inférieur à 8,79 € (chiffres de septembre 2018), alors c’est bon. Sinon, ce n’est pas bon. Faites le calcul vous-mêmes, il y a peu de chance de rentrer dans les clous. Sachant qu’au moindre changement de situation, on recommence le calcul. On peut ainsi se retrouver à travailler pour un faible salaire, donc changer de catégorie, et se mettre à payer du jour au lendemain tous ces frais qu’on ne peut en fait pas absorber.

Cette culture est idéologique et son fondement est le suivant: tout ce qui compte c’est ce qui se compte.
C’est à partir de cette idée qu’il faut comprendre l’individualisme: la valeur des individus n’est pas liée à leur singularité, leur qualité ou leur nature propre, mais à leur aspect quantifiable. L’individu fantasmé est uniformisé, interchangeable contre n’importe quel autre, unité de base insécable de la production de toute chose.
À partir de ce fantasme d’un individu devenu parfaitement quantifiable, isolable, transparent, il y a le rêve d’une société algorithmique où les bonnes mesures données aux bons opérateurs logiques permettraient de prévoir tout comportement, de faire de toute cause et de toute conséquence un agencement de nombres utiles à la maximisation infinie des profits.
Redescendons un instant de ces abstractions. Nous ne sommes pas des unités interchangeables, ce fantasme n’est qu’un fantasme. Nous ne mesurons pas notre joie sur une échelle de 1 à 10, nous ressentons de la joie, point. Nous sommes inquantifiables, tout chiffre à notre propos est une approximation incapable de dire notre vérité.

HONTE ET MÉPRIS – ILOT DE LA VIOlENCE STRUCTURELLE

↦ « Maudits soient les pécheurs – Dans la langue araméenne, celle de Jésus et de ses apôtres, un même mot signifie à la fois dette et péché. Deux mille ans plus tard, les dettes des pauvres sont des péchés qui méritent les pires châtiments. La propriété privée punit ceux qui sont privés de propriété. »
(Eduardo Galeano, Les enfants des jours, p. 234).

Des auteur·es passent volontiers par l’étymologie pour examiner la manière dont la pratique de la dette façonne notre perception profonde du phénomène. Maurizio Lazzarato, qui cite Nietzsche, aime ainsi à rappeler que le mot « dette» en allemand est le même que « faute » : Schuld.
Quand on se pose la question entre nous, on se rend compte en effet qu’on n’aime pas trop s’endetter. Qu’on calcule ça avec beaucoup de précautions quand on doit malgré tout le faire. Qu’on rend très vite l’argent emprunté à un·e ami·e. On rechigne à devoir quelque chose à quelqu’un·e. On ne le crie pas sur les toits.
On ne peut pas dire que les personnes surendettées aiment particulièrement ça non plus. D’ailleurs, en général elles n’en parlent pas. Elles retardent le moment où elles vont demander de l’aide à un service de médiation de dettes. Elles finissent par ne plus ouvrir les courriers. Elles s’isolent.
Au fond, la dette non programmée, non maitrisée, c’est un échec. échec de quoi, voilà la question. Probablement d’abord l’échec de notre capacité à organiser notre foyer. À en faire l’économie (étymologiquement, l’économie c’est l’art de gérer sa maison). Il y a de la honte derrière cet échec. On n’a pas su prendre soin de sa famille. On l’a même mise en danger.
C’est d’ailleurs par ce biais-là que les services de médiation de dettes interviennent auprès des personnes surendettées. Le premier geste, c’est de calculer le budget. Puis il y a éventuellement des ateliers pour apprendre à consommer mieux, moins cher, sans se faire avoir. faire une épargne. Réapprendre à gérer son foyer, et reprendre foi en sa capacité à le faire.

À partir du moment où les dettes s’accumulent, la situation d’une personne surendettée est un enfer. Les sociétés de recouvrement sont sur notre dos. Les huissier·es viennent chez nous, nous appellent, nous laissent des SMS, fouillent notre vie sur les réseaux sociaux. Iels viennent faire des saisies en sachant très bien qu’iels ne pourront rien tirer des quelques meubles acquis tant bien que mal. Le harcèlement est permanent et n’a de cesse que quand on a fini de payer, ou quand un service de médiation de dettes fait tampon.
Ce harcèlement se traduit par un envahissement mental. Le·a surendetté·e se couche avec sa dette. Se lève avec. Il est la dette en permanence.

↦ Petit retour sur notre dette d’hôpital de 5,56 €, facturée 47,56 € au final. Ou sur une taxe régionale initiale de 133,50 € facturée 479,59 € par un cabinet d’huissier·es (et détaillée de la sorte : Frais administratifs 2014 = 44,50 €, Frais administratifs 2015 = 44,50 €, Taxe régionale 2014 = 89 €, Intérêts sur la taxe régionale 2014 = 33,17 €, Taxe régionale 2015 = 44,50 €, Intérêts sur la taxe régionale 2015 = 26,80 €, Premier courrier d’huissier·e = 145,42 €, cout de la facture = 22,82 €, main-levée = 13,48 €, droit de perception final = 14,74 €, à augmenter des intérêts à échoir : 0,66 € par mois commencé). Peu importe le montant. À chaque fois, le procédé est le même. Il s’agit de payer sa faute. Le plus cher possible. Et selon un principe complètement absurde : moins on se trouve en état de payer sa dette, plus celle-ci augmente. Avec par ailleurs le principe suivant : la dernière chose qu’on paiera au final, c’est le capital (les 5,56 € ou les 133,50 €). Le·a dernier·e à être remboursé·e, c’est le·a créancier·e initial·e.

↦ Autre exemple. L’un·e d’entre nous déménage. Iel s’y prend un peu tardivement pour organiser un suivi de son courrier. Une facture de téléphone traine. Cinquante euros et des poussières. Iel va payer, tranquille, c’est sûr, attends un peu. Puis, brusquement, c’est la lettre d’huissier·es qui arrive, pour une facture qui s’élève désormais à 150 €. Iel appelle la société de téléphonie, demande à parler au service contentieux. S’étonne de la célérité avec laquelle les huissier·es sont interpellé·es, plaide la régularité de ses paiements passés. Rien à faire. Iel est responsable. Iel doit payer et surpayer. Un point c’est tout. La personne du service contentieux y va même de sa leçon de morale.

Surendetté·es, nous voilà donc tout d’abord responsables de notre situation. face à face avec nous-mêmes, seul·es face à nos adversaires, très peu armé·es pour entamer un rapport de force qui nous soit favorable. Coupé·es du monde.
Individualisation. Responsabilisation. Ces deux termes ne sont pas juste des processus naturels qu’on peut mettre au compte d’une évolution de la société. Dans La violence des riches, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot décrivent par exemple la manière dont les patrons ont organisé le délitement des solidarités ouvrières pour mieux et plus régner.
Ce délitement, disent-iels, est à mettre en regard avec une solidarité réelle de la grande bourgeoisie dès qu’il s’agit de défendre ses intérêts. Organisée en réseau, cette caste se construit dès le plus jeune âge dans les rallyes, les salons et les clubs, en occupant s’il le faut des postes politiques, jusqu’au plus haut niveau, se servant de la sorte des institutions publiques pour faire valoir leurs intérêts privés, tout en œuvrant à garantir la plus grande confidentialité possible à leurs manigances de cour.

Dès qu’une personne est surendettée, elle doit se mettre à nu. Les grand·es bourgeois·es, elleux, peuvent à tout moment choisir ce qu’iels peuvent cacher ou laisser paraitre de leur condition. Cacher les différentes opérations financières qui leur permettent de mener leur train de vie à travers différents dispositifs légaux (par exemple, en France, la scandaleuse loi sur le secret des affaires). Laisser visible l’apparat du luxe et leur vie sentimentale dans les journaux, de manière outrageuse et insultante.

↦ Lors de nos arpentages, on propose de lire dans un numéro du Monde (du 1er décembre 2018) un article qui traite des problèmes de surendettement que les familles palestiniennes rencontrent à Gaza. On se dit chouette, ça va être intéressant. Mais ce qui saute aux yeux en feuilletant le journal et ses suppléments week-end c’est l’arrogance du luxe et la violence de l’indifférence.
On y est dès la couverture. Les trois encadrés ayant une photo, donc placés consciemment ici en vue d’attirer le·a lecteur·e, sont l’annonce d’un article sur Trump, un autre sur la ruine promise aux jeunes marié·es palestinien·nes qui perdent tout et jusqu’à leur liberté pour payer leur mariage, et une pub pour une montre suisse de luxe. Les éditeur·es ont donc jugé que ces trois sujets relevaient du même degré d’intérêt dans leur mission d’information. En plus de la légitimité de la présence d’une publicité dans un journal, on se demande aussi quel·les lecteur·es cherchent-iels à atteindre en choisissant une montre qui coute 43 210 €. On enchaine en page 5 avec une publicité exhibant des femmes montées sur des ballots de paille avec des sacs à 4500 €. À la page suivante, on nous rassure sur l’avenir doré promis aux créateur·es d’entreprise.
Puis le coup de théâtre : un article en double-page sur la rénovation des dorures de l’Élysée. On voit des photos des moulures en or fendues, le nettoyage de la serre du toit du jardin d’hiver et une pièce entièrement refaite, remplie uniquement par une petite table, 5 fauteuils et un tapis. Emmanuel et Brigitte Macron ont jugé prioritaire dans leur emploi du temps et dans les dépenses de l’État de financer des travaux de rénovation du palais qui se chiffreront en millions d’euros. Car « c’est la vitrine de la France». L’image de soi vaut donc qu’on dépense une fortune, à l’inverse de la solidarité avec les travailleur·es malades puisqu’on apprenait en page 11 que le gouvernement se penche sur la possibilité de ne pas payer les salarié·es lors de leur premier jour de maladie.
La maladie abime la vie, le temps qui passe sur les moulures de l’Élysée aussi, mais Emmanuel Macron préfère soigner les murs.
Puis l’article attendu, sur une double page : on y voit là aussi un salon vide, mais à Gaza, avec la famille palestinienne qui y habite.
« Noces ruineuses à Gaza » s’insurge de la détresse des Gazaouis qui sont incapables de payer leur mariage et mettent leur liberté en jeu pour vivre malgré tout « ces rites culturels plus nécessaires que jamais » dans leur vie en guerre.
Et le clou du spectacle, ahurissant dans tout ce contexte : le hors-série luxe qui est vendu avec le reste du journal et qui s’attarde un moment sur les fautes de gout de Carlos Ghosn, alors qu’on venait d’apprendre qu’il a fraudé des millions d’euros.
Violence d’un monde où l’extrême richesse cohabite sans état d’âme avec la pauvreté. Violence d’un monde qui ne regarde pas plus loin que son minuscule nombril privilégié. Violence d’un monde où le journalisme s’est vendu aux industriels pour endormir le cerveau de ses lecteur·es en l’abreuvant de publicités et en éludant les sujets fondamentaux qui traversent le monde aujourd’hui.

Un des effets les plus paradoxaux et les plus sournoisement violents du surendettement, c’est cette double injonction: d’un côté, nous consommons trop, mal, pas à la hauteur de nos moyens réels; d’un autre, nous ne consommons pas assez, jamais, et le seul avenir qui nous est proposé, c’est celui du crédit et de l’endettement permanent. D’un côté le principe de réalité, dur, froid, l’austérité, auquel il faut se plier. De l’autre la liberté, la jouissance tout le temps étalées sous nos yeux et dans nos oreilles.
Comment ne pas éprouver une forme de violence face à cette demande absolument schizophrénique ?

Dans nos arpentages, on a eu affaire à cette notion: le principe de réalité. C’est un outil rencontré dans certaines équipes de travail social, notamment celles qui travaillent avec l’argent. L’argent, la pulsion de dépense et toutes les théories psychanalytiques qui courent sur le sujet (voir le livre À propos du surendettement d’Arnaud de la Houghe). Loin de nous l’idée de faire voler en éclats tous ces outils parfois utiles dans un suivi individuel. Mais voilà, le grand principe de réalité, celui qui devrait guider nos actes quotidiens, ce sont les pauvres qui en font les frais, massivement, collectivement. Ne serait-ce qu’à travers le sacro-saint principe de l’austérité permanente. Est-ce qu’on demande aux plus riches de revenir au réel? De faire preuve de tempérance ? De contrôle ? Jamais.

Comme les gilets jaunes en ce moment, on se demande comment ne pas vouloir casser tout ce qui représente cette injonction paradoxale, cette prison qui définit elle-même la taille et la forme de ses barreaux: banques, restaurants de luxe, bijouteries… ? L’état français ne s’y trompe pas, qui mobilise massivement sa police, et même son armée pour veiller sur ses riches.
Là encore, la grande bourgeoisie est en lutte. Elle s’appuie sur les moyens de communication qu’elle possède pour justifier sa violence et délégitimer celle des pauvres. Dans Le Monde diplomatique de février 2019, Pierre Rimbert et Serge Halimi listent ainsi les propos que les porte-paroles de la bourgeoisie se sont autorisés à propos des gilets jaunes dans les médias les plus ordinaires : « gilets jaunes, la bêtise va-t-elle gagner ? », « Les vrais gilets jaunes se battent sans réfléchir, sans penser», « Les bas-instincts s’imposent au mépris de la civilité la plus élémentaire », « Mouvement de beaufs poujadistes et factieux», « Minorité haineuse », « Déferlement de rage et de haine où des hordes de minus, de pillards, rongés par leurs ressentiments comme par des puces, donnent libre cours à leurs pulsions malsaines », etc.

Dans La violence des riches, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot démontrent que tandis que les plus riches font preuve d’une violence permanente et parfois délictuelle, c’est bien les pauvres à qui on empêche d’exprimer la moindre colère. Même dans les mots, le mépris est là, la guerre est en cours. Et les pauvres n’en deviennent que plus honteux.

↦ Extrait d’une lettre adressée publiquement par Frédéric Lordon à Emmanuel Macron qui l’a invité à venir assister à un débat à l’Élysée :
« Vous et vos sbires ministériels venus de la start-up nation, c’est autre chose : vous détruisez le langage. Quand Mme Buzyn dit qu’elle supprime des lits pour améliorer la qualité des soins ; quand Mme Pénicaud dit que le démantèlement du code du travail étend les garanties des salariés ; […] quand vous-même présentez […] la loi anti-casseurs comme une protection du droit de manifester, ou quand vous nous expliquez que la suppression de l’ISF s’inscrit dans une politique de justice sociale, vous voyez bien qu’on est dans autre chose – autre chose que le simple mensonge. On est dans la destruction du langage et du sens même des mots. »

Lors de la lecture de La violence des riches, on a longuement discuté de nous face à cette violence. De notre endroit ou de nos endroits de lutte. face à ce langage de haine, ce mépris profond, exprimé en long en large et en travers dans nos médias, qui suinte dans nos institutions sociales, comme il peut être relayé par les travailleur·es elleux-mêmes. On a notamment évoqué l’importance de ne pas nous faire envahir et aussi de faire contre-culture.

DETTE ET POUVIR (LA PISTE DE L’INTIME) – ILOT DU CONTRÔLE

Dans l’histoire, dette et esclavagisme ont partie liée, sans être nécessairement synonymes. Selon les époques et les lieux, cette relation pouvait prendre plusieurs formes. On a pu être mis·e en prison pour dette ou amputé·e d’un membre voire exécuté·e. Un homme endetté (il s’agissait alors d’hommes) pouvait aussi mettre en gage sa famille – femmes ou enfants. Il pouvait aussi se mettre en gage lui-même – de manière volontaire ou contrainte – et se mettre à travailler pour son créditeur (il s’agissait aussi plutôt d’hommes).
Loïc Wacquant souligne par exemple qu’aux états-Unis, les ancien·nes esclaves sont employé·es comme métayer·es par les propriétaires blanc·hes auprès de qui iels s’endettent pour pouvoir cultiver leur bout de terre. Ce système se décline sous une autre forme et s’appelle péonage en Amérique latine, où il est massivement utilisé, et ce dans différentes sphères de l’organisation du travail.

↦ On trouve une belle description du péonage dans le roman La Charrette de B. Traven. On y suit l’histoire d’Andrès, qui nait dans une grande propriété foncière mexicaine dans les années 1920 – une hacienda – où son père travaille comme péon. Ce dernier est endetté auprès du magasin du propriétaire, seul habilité à lui fournir ce dont il a besoin pour vivre et faire vivre sa famille. Il travaille, touche un salaire, mais celui-ci sert avant toute chose à rembourser sa dette, qui gonfle peu à peu. Il peut partir quand il veut, mais à la condition qu’il ait payé sa dette. Il n’est donc pas esclave.
Andrès lui, est d’abord domestique. Puis la fille du propriétaire se marie et il est mis à sa disposition. Le mari possède un petit magasin dans un village des environs : il travaille pour lui. Lors d’une foire, le mari joue aux cartes, perd son argent, et décide de mettre Andrès en jeu. Il perd à nouveau. Andrès change de propriétaire.
Il travaille désormais pour un transporteur, qui possède toute une caravane de charrettes que des employés convoient de villes en villes. Andrès va enfin pouvoir toucher un salaire. Le hic, c’est qu’Andrès doit d’abord rembourser la dette de jeu que son ancien propriétaire a contracté. Le voilà coincé.
Bref, dans tout le livre, la dette gouverne le destin des ouvrier·es que l’on croise. À chaque fois, le patron est à la fois patron, commerçant et banquier. Il octroie des crédits à la consommation que ses ouvrier·es ne peuvent pas rembourser, et ils les lient à lui pour la vie (et même au-delà). Travail et dette sont intimement liés (s’engager, d’ailleurs, au fond, c’est mettre sa personne en gage).

Il n’existe pas de disposition légale qui permette de devenir esclave à cause de la dette aujourd’hui et en Belgique. Mais on peut noter, à la suite de François Athané, que : « Plutôt que de parler de servitude volontaire, peut-être peut-on parler de servitude consentie ou acceptée. Lorsqu’il n’y a pas de mots pour désigner l’esclave à proprement parler, c’est parfois parce que toute la société ne présente que des gradations dans la dépendance. »n

À partir du moment où une personne s’endette – et a fortiori si elle devient surendettée – un contrôle va s’exercer sur sa vie: via ses dépenses, via l’argent qu’elle perçoit, via la maitrise de son compte bancaire, via son attitude (on peut demander à une personne endettée de chercher du travail, de faire en sorte de trouver un CDI). Le juge du tribunal du travail va par exemple évaluer l’activité que la personne endettée va déployer pour régler sa situation et peut intervenir en faveur ou en défaveur de cette personne en fonction de son appréciation.
On ne devient donc pas – encore – esclave en s’endettant, mais on perd une partie de notre capacité d’agir sur notre environnement proche et ce faisant, une partie de notre confiance – en nous et en notre capacité à transformer notre environnement.
Une des principales mesures du Règlement Collectif de Dettes, c’est cette limite de sept ans, qui donne un terme à une situation qui, sinon, n’aurait probablement et dans la plupart des cas jamais pris fin. Pour les personnes insolvables, la situation est un peu différente. Iels vivent une espèce de moment suspendu, dans lequel il ne leur arrive rien, tant que leur situation n’évolue pas. Mais en même temps, l’épée de Damoclès de ce qui est dû est toujours là, au-dessus de leur vie, sans qu’iels ne puissent rien y faire, à part tenter de rembourser, hypothèse qui semble invraisemblable.

Partant du latin, l’étymologie du mot « endettement» n’est pas très riche: c’est ce qui est dû. Pourtant, il y a là comme une indication. L’endettement, c’est le verbe devoir qui se conjugue au passé. Être endetté·e, c’est donc vivre son présent avec, en permanence, le poids du passé qui s’exerce. Sans jamais pouvoir s’imaginer au futur.
Cet aspect de la question n’est pas sans conséquence sur le statut de la relation débiteur·e/créancier·e. Puisque ce sont bien ces dernier·es qui deviennent maitre·sses du temps des premier·es.
La dette est en effet une promesse. Et « la promesse est une gestion du temps, de l’avenir. Promettre, c’est prétendre pouvoir posséder un temps qui n’est pas encore là. La dette est un investissement: on s’endette pour un résultat qui aura lieu dans vingt ans, et il faut que cette temporalité future soit maitrisée au point d’en être dépourvue d’imprévisibilité. Promettre, c’est se rendre maitre du futur »n.

Or, notre agir, Maurizio Lazzarato nous dit qu’il dépend de notre capacité d’imagination, de projection, et pour cela nous devons disposer d’une zone d’incertitude. C’est à partir de cette zone que nous pouvons rêver à demain, sans savoir s’il aura bien lieu.

↦ C’est en partie pour ça que nous épargnons, pour un futur qu’on ne maitrise peut-être pas, et que les médiateur·es de dettes tentent d’inculquer la culture de l’épargne aux personnes qu’iels accompagnent. Faire face, au cas où. Prévoir les mois où c’est plus dur : septembre quand on est parents, ou décembre pour Noël… Avoir un peu d’argent de côté, c’est se mettre à l’abri. De manière collective, on retrouve ce même principe dans les tontines, qui sont des cercles d’épargne qui permettent à chacun·e de pouvoir faire des dépenses conséquentes à un moment de son existence.

Dans le cas d’une personne endettée – et d’autant plus dans le cas d’une personne surendettée – cette zone d’incertitude, de rêve possible donc, disparait. L’avenir ne nous appartient plus. Donc notre capacité à penser le monde et à le transformer disparait aussi.
On a souvent évoqué l’exemple palestinien dans nos multiples discussions d’arpentage, qui nous est venu du récit du frère de l’un·e d’entre nous. Il y a quelques années, le gouvernement palestinien a autorisé et encouragé la pratique du crédit à la consommation comme effet de relance économique. Le problème, c’est que les Palestinien·nes n’ont pas remboursé : ils n’en avaient pas les moyens. Iels se sont trouvé·es endetté·es. Parallèlement la lutte contre l’occupation israélienne a baissé d’un ton. Ce fait était-il une conséquence de la décision précédente ? Difficile à dire. Toujours est-il que les jeunes refusent aujourd’hui de s’enchainer par la dette pour lutter de manière plus efficace et libérée.
On trouve cet exemple assez édifiant. Cela signifie en effet que le fait de maintenir, d’encourager, de ne pas résoudre la question de la dette, c’est une question politique : c’est une manière de faire taire les plus précaires d’entre nous, de nous empêcher de nous révolter.
C’est ce qui s’est aussi passé pour la Grèce. Dont le gouvernement pourtant (presque) révolutionnaire a fini par céder. C’est aussi vrai pour la majeure partie des pays du tiers-monde. Les politiques d’ajustement structurel ne sont que des moyens de gouverner par la dette. Et peu à peu, au fur et à mesure d’une précarisation à marche forcée d’une partie de plus en plus importante d’entre nous, c’est vrai pour nous aussi.
La piste de l’intime, c’est ça. C’est la manière dont le gouvernement vient s’installer dans nos vies et les guide. Et le gouvernement, c’est à la fois la manière dont l’état exerce le pouvoir, mais c’est aussi la manière dont les dominant·es – dirigeant·es au sens large (dont les créancier·es font partie)– s’outillent pour dominer.

↦ « Des technologies d’avilissement, il faudrait faire une typologie : marquage, enfermement, punition, dette, mise en concurrence, mise sous dépendance… Il faudrait aussi préciser qu’elles sont un sous-groupe de technologies d’exploitation. Il faudrait ajouter qu’elles ne sont pas seulement discursives (dire, écrire, justifier que certaines catégories valent moins que d’autres), mais aussi matérielles : affamer quelqu’un·e pour le·a contraindre d’accepter une offre, par exemple, relève des techniques d’avilissement, tout autant que les discours destinés à le·a convaincre de sa propre infériorité. En abaissant sa puissance d’agir, on fait baisser le prix de son acquisition. Les technologies d’avilissement relèvent des technologies politiques, c’est-à-dire des technologies destinées à assurer l’exercice d’un pouvoir. »n

Cette question de l’agir, et notre capacité à transformer le monde, nous nous la posons intensément. Elle est le socle de notre envie de nous rencontrer: nous redonner le sentiment que nous possédons une capacité de transformer le réel. Nous sommes donc évidemment complètement concerné·es par cette question quand elle touche aussi les personnes endettées. Refuser cette logique d’enfermement et de gouvernement nous semble nécessaire et salutaire.

LA JOIE CRÉATRICE – FLOTTE DES BATEAUX PIRATES

Lors de nos séances d’arpentage, on se laisse toujours un temps pour imaginer ensemble ce que la lecture qu’on vient de terminer donne envie de faire, de transformer, de transmettre. C’est un temps sans contrainte programmatique : on ne sort pas de là en se disant « c’est ça qu’on doit faire ». Mais c’est une occasion de nous dire que nous trimballons du possible en nous.
En ce qui concerne la dette, le surendettement, nous sommes plutôt limité·es dans notre capacité à imaginer un profond bouleversement structurel des mécanismes qui conduisent de plus en plus d’entre nous à se retrouver coincé·es un jour ou l’autre. D’autres que nous font ça par ailleurs très bien: le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM), l’Observatoire du crédit et de l’endettement, le Centre d’Appui aux Cellules de Médiation de Dettes, Strike Debt aux états-Unis, No Pago, etc.
Néanmoins, d’avoir traversé toutes ces lectures et pris le temps des discussions qui en sont nées nous donne quelques envies, parfois brutales, parfois plus conciliantes. À partir de choses qui existent. Et parfois à partir d’idées plus générales.
D’abord dire que même s’ils sont imparfaits, inégaux et ne sont pas une solution à long terme, les services de médiation de dettes restent aujourd’hui indispensables. Les médiateur·es de dettes le disent souvent : il ne faut pas attendre la dernière minute avant d’aller les voir. En plus, c’est un service qui est (encore) gratuit.
Et puis, ici et là, des expériences voient le jour, qui tentent de créer des groupes de personnes surendettées. Rompre l’isolement. Voir ce que je vis se refléter dans ce qu’un·e autre vit aussi. échanger. Partager. Ces groupes peuvent s’avérer des lieux de ressources techniques et des lieux ressourçants.

Ce sont des lieux qui commencent à faire naitre l’idée que c’est bien un système qui agit, et que notre situation est aussi le résultat d’un choix politique.

La culture des riches est une culture prédatrice, on l’a dit. Elle s’arroge le pouvoir sur le langage et la manière d’en user, sur la manière dont on peut exercer notre colère, nos désaccords, nos espaces de sociabilité. Les riches et les puissant·es nous assignent une place (dans les journaux qu’iels possèdent, dans les lois qu’iels mettent en œuvre, dans les dispositifs de gouvernement qu’iels déploient) qui s’avère de plus en plus invivable plus on s’appauvrit. face à ça, nous disons que les totalitarismes n’existent jamais totalement, nous disons que les brèches existent et que des alliances parfois improbables sont possibles. Nous répondons contre-culture, par le mouvement, la rencontre, l’éducation, la mise en commun, l’imaginaire et la révolte.

Concernant la dette elle-même, l’histoire est pleine de leçons. On sait par exemple que les rois des cités mésopotamiennes libéraient régulièrement l’ensemble de la population de ses dettes. Les juifs et les chrétiens du début le faisaient aussi (on en trouve en tout cas la trace dans leurs textes sacrés). On ne voit pas pourquoi ça ne serait pas possible aujourd’hui: annuler de façon cyclique les dettes pour toustes celleux qui ne parviennent pas à les payer. Dans le Règlement Collectif de Dettes, c’est déjà ça qui se passe. On pourrait ne pas conditionner cette mesure. Pas de durée pour expier sa faute. Pas de moralisme sur le type de dette qu’on peut annuler ou pas. Non. On efface l’ardoise. Simplement. Les créancier·es n’en mourront pas. Iels gagneront simplement moins d’argent.
Continuons sur cette lancée. Il devrait tout simplement être impossible de contracter des dettes de santé. Des dettes de loyer. De frais scolaires. D’électricité. D’eau. Voire même de téléphone. Les dettes de vie courante ne devraient pas exister. Pour ça, on a régulièrement évoqué quelques pistes.
Celle de l’augmentation des minimums vitaux dans un premier temps. Certain·es parlent de revenu universel, certain·es de salaire à vie. Il ne s’agit en tout cas pas de détricoter la sécurité sociale mais de l’étendre de manière inconditionnelle.
Et de partager les richesses.
Et puis d’un autre côté, on doit limiter certains frais. Ce n’est pas normal que le loyer soit plus cher pour les plus pauvres (plus de 50% des revenus dans certains ménages). D’autres que nous portent ces paroles de manière plus précise et plus percutante : l’encadrement des loyers est nécessaire, tout comme l’encadrement de tous les frais de vie courante. (Comment dire notre colère face à l’augmentation permanente des factures de gaz et d’électricité ?)
En fait, ce à quoi nous faisons allusion, c’est à un redéploiement des missions de service public. fini les hôpitaux qui se comportent en créanciers. fini les écoles qui mettent la pression sur nos gamin·es parce qu’on n’a pas payé les frais de garderie du mois de novembre. fini aussi les services sociaux qui contrôlent comment et quand on dépense notre argent. Un vrai service public, envers lequel on ne se sent pas redevable, auprès de qui il est impossible de s’endetter.
D’ailleurs, il est aussi peut-être temps de se dire que l’état n’a pas forcément le monopole de la gestion de ces services. On pourrait tout à fait imaginer des espaces de soin et d’entraide à d’autres échelles que l’état. Ça existe. Communiquer ce qu’on entend par services publics. Centres sociaux ou hôpitaux autogérés, maisons du peuple et lieux d’une culture à réinventer ensemble. Les arpentages sont la prolongation historique de ce type de mouvement. Ils n’en sont aussi que l’épiphénomène.
Au fond, ce que nous cherchons notamment à réinventer, c’est un espace de sociabilisation qui échappe à la logique marchande. Sortir de la société de consommation, c’est notamment prendre le temps d’autre chose. Si nous créons une maison du peuple, nous passerons probablement moins de temps dans les magasins. Nous rencontrerons peut-être nos voisin·es autrement que par le prisme de la dernière voiture qu’iels se sont achetée. Nous éduquerons nos enfants à fabriquer un autre monde que celui qui nous gouverne.

1

Maurizio Lazarrato l’évoque brièvement dans son livre La Fabrique de l’homme endetté, arpenté ensemble.

2

Pierre Bourdieu, Sur l’État, p. 549-550.

3

François Athané, « Dettes de sexe? Remarques sur l’esclavage pour dettes», in Journal des Laboratoires d’Aubervilliers 2018/2019.

4

Maurizio Lazzarato, « La fabrique de l’homme endetté», in Journal des Laboratoires d’Aubervilliers, op. cit.

5

Grégoire Chamayou, Les corps vils : expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècle, La Découverte, p. 17.

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Neuf essentiels (études) 8
Neuf essentiels sur la dette, le surendettement et la pauvreté