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Notices bibliographiques

Dettes privées illégitimes

Robin Delobel

03-01-2019

AVP, n° 71, 2e trimestre 2017, CADTM, 108 pages.

Présentation

Les Autres Voix de la Planète, revue du CADTM (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes) a été revisitée depuis 2015. Elle se consacre désormais à élaborer des analyses, des témoignages et des réflexions par des personnes du réseau international du CADTM sur des thématiques portées par l’association: les différentes alternatives face aux dettes illégitimes, les dettes écologiques, la dette sociale, les dettes coloniales et les réparations et les dettes privées illégitimes. La revue est disponible principalement sur abonnement , mais aussi dans plusieurs endroits à Bruxelles et à Liège.n
Le dossier consacré aux dettes privées illégitimes permet de soulever une problématique qui prend de l’ampleur ces dernières années, les dettes des individus causées par les politiques néolibérales aux quatre coins de la planète. Un focus sur le microcrédit, sur lequel ATTAC et CADTM Maroc se mobilise depuis des années, permet de démythifier ce phénomène loin d’être émancipateur.

Tandis que nous aspirons à l’exercice de nos droits les plus fondamentaux, l’endettement s’impose à nous, en tant que citoyen·nes d’un état, contribuables d’une municipalité, et en tant qu’individus d’abord. Outils de spoliation et de dépossession des peuples depuis des millénaires, les dettes privées enserrent nos corps, dictent nos choix. Les dettes paysannes, les dettes étudiantes, les dettes hypothécaires, les microcrédits… les dettes privées ont un impact destructeur aux quatre coins de la planète. Ces dettes doivent être questionnées. D’où viennent-elles ? Comment sont-elles contractées? Pourquoi augmentent-elles ? À qui profitentelles réellement ? Et pourrait-on s’en passer ?

DU SUD AU NORD, L’ENDETTEMENT DE TOUTES
ET TOUS COMME PROJET POLITIQUE
Si vous gardiez à l’esprit que l’émergence de la lutte des classes remontait, en Europe, à la période de la révolution industrielle, avec le développement du salariat et des mouvements sociaux au début du XIXe siècle, et les premières organisations de travailleurs et travailleuses au milieu du siècle, c’est probablement que vous êtes resté·es arrimé·es à une réalité que vous connaissez bien, celle de l’économie moderne et de l’émergence d’une opposition d’intérêts entre patrons et salarié·es. Détrompez-vous ! La lutte des classes c’est aussi et avant tout une lutte d’intérêts entre débiteur·riceset créancier·ères. Et cela fait 5000 ans que ça dure.
L’expérience récente de la crise financière de 2007-2008 nous l’a âprement rappelé. Après avoir massivement distribué des prêts immobiliers toxiques à des millions de ménages désireux d’accéder à la propriété, la bulle immobilière a éclaté, et les banques, elles, ont été sauvées sans contrepartie.
Le sauvetage de ces banques a nécessité l’injection massive d’argent public pour en éponger les pertes, et a donc pesé sur la majorité des citoyen·nes. En a résulté une explosion des niveaux de dette publique dans l’ensemble des pays de la zone euro, et l’obligation a posteriori pour toutes et tous de subir les mesures d’austérité budgétaires imposées par la Troïka (Banque centrale européenne, Commission européenne et fonds monétaire international): coupes budgétaires dans l’éducation et la santé, privatisations, réformes du droit du travail et de la protection sociale, cadeaux fiscaux aux entreprises, etc. Ces politiques d’austérité, les mêmes qui sont appliquées dans les pays du Sud depuis la crise de la dette des années 1980, n’ont pas amélioré l’économie, ni l’emploi, mais ont bel et bien appauvri la population, coupé l’accès aux droits, délité les solidarités et creusé le lit des nationalismes et de la violence.
La mise en faillite des banques, que les dirigeant·es politiques ont tout fait alors pour éviter, s’est appliquée immanquablement aux centaines de milliers de ménages qui se sont vu confisquer leurs biens comme c’est le cas en Espagne où plus de 600 000 personnes ont été expulsées de leurs logement depuis 2008, et en Grèce où des personnes sont jetées dehors car elles ne sont plus en mesure de payer leurs factures. Pour témoigner de ces situations désastreuses, et des luttes dont elles font l’objet en Grèce, en Espagne, en Islande, en Hongrie, en Croatie et partout ailleurs, ce sont notamment filipidos filippides du Comité Ventes aux enchères STOP, Jérôme Duval du CADTM Belgique et Fàtima Martìn de la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne, qui nous éclairent dans ce dossier sur les dettes privées illégitimes.

Pendant ce temps-là, les banques, elles, ne sont pas réellement inquiétées, car rien n’a vraiment changé dans leur fonctionnement depuis la crise. La distribution de crédits toxiques a repris de plus belle et la casse des budgets sociaux, couplée à la baisse des revenus ne fait que relancer avec plus de vigueur la course à l’endettement des ménages, et de la majorité de la population appauvrie par l’austérité. Agnès Rousseaux (Bastamag) nous dépeint le portrait d’une Amérique où trois ménages sur quatre et 60% des étudiant·es sont actuellement endetté·es. Pour une majorité, il s’agit de subvenir à leurs besoins de base. Et de plus en plus, ces citoyen·nes sont soumis·es au contrôle des agences de notation personnelle, consultables par les assureur·ses, mais aussi les employeur·ses.
Comme nous l’explique éric Martin, professeur de philosophie au Québec, et Silvia Federici, militante féministe et écrivaine, l’endettement de tout un chacun est bien plus que le fruit hasardeux des relations asymétriques entre individus plus ou moins bien dotés en capital : il est un projet politique à part entière.
La privatisation de l’enseignement aboutit à un système de contraintes qui pousse les étudiant·es à élaborer des calculs économiques pour faire leurs choix d’études et maximiser les chances de rembourser leurs dettes.
De même, la récupération, par les agences de microcrédit, des initiatives d’entraide créées par les groupes de femmes, pour survivre aux effets délétères des plans d’ajustement structurel, aboutit à la destruction des solidarités et instaure des relations de contrôle, de surveillance et d’intimidation au sein même des communautés.

Ce projet politique, un système « d’esclavage partiel» pour reprendre les termes utilisés par Milton Friedman, est aussi celui d’une société où les exploiteurs sont mieux cachés et les exploités, individualisés. C’est une société dans laquelle travailleuses et travailleurs s’exploitent d’eux-mêmes, sans médiation d’un contremaitre ou d’un patron, en investissant sur leur propre capacité de travail. Cet auto-investissement en progression constante depuis l’émergence de la micro-finance au Sud, et de l’autoentrepreneuriat au Nord, permet aux capitalistes et aux banques de capter à sa source la plus-value créée par le travail.

LES INSTITUTIONS DE MICROCRÉDIT S’ATTAQUENT AUX FEMMES
Loin de permettre aux populations d’accéder de manière satisfaisante à leurs besoins fondamentaux, le microcrédit constitue une formidable opportunité pour les banques d’investissement de conquérir le marché colossal que représentent les masses laborieuses les plus vulnérables, au moyen d’une politique agressive de distribution de crédits et de recouvrement des dettes. Il aboutit in fine à la bancarisation globalisée, promue par les agences de développement, ONG, et institutions financières internationales comme c’est le cas avec la Bank Al-Maghrib au Maroc.

Fatima Zahra, au Maroc, Aurélie Kiyindon, au Congo Brazzaville, ou encore émilie Atchaka, au Bénin, nous livrent témoignages, analyses et expériences de lutte contre les pratiques mafieuses du microcrédit qui s’adressent principalement aux femmes (70% de la clientèle mondiale) et mène au surendettement, à la déscolarisation des enfants, à l’exclusion de la famille et de la communauté, voire à l’incarcération et à la prostitution. Le microcrédit prospère également sur le dépérissement des agricultures des pays dits en développement depuis le démantèlement des grandes banques de crédit rural, et accule les paysans et paysannes jusqu’à provoquer une hécatombe de suicides. En Inde, on dénombre au cours des vingt dernières années plus de 300 000 suicides de paysan·nes endetté·es et le nombre de victimes ne faiblit pas.
Accompagnant l’orientation des politiques agricoles vers l’import-export, la spécialisation des cultures, l’ouverture des marchés et la dérégulation des prix, l’endettement croissant de la paysannerie et ses conséquences sur les droits des paysan·nes et le droit à l’alimentation nous sont décrits par Sekou Diarra du CAD-Mali et Vanessa Martin, paysanne et membre de la fugea en Belgique.

DÉSOBÉIR, AUJOURD’HUI COMME HIER, AU SYSTÈME DETTE
éric Toussaint nous démontre dans son article, « 5000 ans de dettes privées », que cette histoire ne date pas d’hier. Déjà, à l’époque de la Grèce antique, la marchandisation de l’économie et l’inégale répartition des richesses ont abouti à des situations insoutenables dans lesquelles s’appauvrissait une classe d’exploité·es de plus en plus nombreuse, et s’enrichissait une classe de créancier·ères de plus en plus réduite.
Pour remédier à ces situations de mise en servage, de l’époque mésopotamienne jusqu’au truck systemn de l’ère industrielle, les annulations de dettes et les grandes réformes contre les emprisonnements, contre les saisies (voire parfois les mutilations, les exécutions) et contre l’endettement insoutenable, ont toujours été le produit de luttes menées par les débiteur·rices contre leurs créancier·ères.

Commentaire

Il est possible de combattre le projet politique du néolibéralisme et son programme d’endettement illégitime de masse, qui s’applique du Sud au Nord, crise après crise, aux états, aux municipalités, au logement, à l’éducation, à l’agriculture, à la santé, et enfin à chacun·e d’entre nous.
L’endettement privé n’est pas différent de celui qui s’applique aux entités publiques, car il en est une des conséquences d’abord, et parce qu’il répond à une même logique ensuite, dont les principaux·ales bénéficiaires restent les banques. Aussi, il nous permet de comprendre avec plus de sensibilité encore son pouvoir de contrôle, d’isolement et de destruction. Il nous fait sentir avec plus de proximité encore que seules la solidarité et l’union de tout·e·s peut permettre de combattre efficacement un système injuste et insoutenable. C’est le cas des militant·es du mouvement Strike Debt, littéralement « grève de la dette », issu de Occupy Wall Street, qui combat pour annuler les créances de milliers d’étasunien·nes endetté·es pour des frais médicaux. De même que pour les militant·es de Vente aux enchères STOP en Grèce, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne, ou encore le Mouvement des victimes du microcrédit de Ouarzazate et la Caravane internationale des femmes contre le microcrédit au Maroc.
De ces combats contre les dettes privées illégitimes, naissent parfois des alternatives locales, ainsi que nous le démontre l’expérience de microcrédit autogéré de l’Union des Travailleur·ses Sans Terres et du Mouvement National des Paysan·nes Indigènes en Argentine, ou encore la CADD au Bénin qui s’est inspirée des tontines pour créer une structure de formation et d’accès au crédit à des taux d’intérêt faibles et qui permet à ses membres de fixer eux-mêmes les modalités de remboursement. Ailleurs encore, c’est le mouvement étudiant sud-africain #FeesMustfall qui fait preuve d’une détermination sans faille face à l’augmentation des frais d’inscription dans les universités, et qui, à l’image des Carrés rouges au Québec en 2012 – plus grand mouvement social de son histoire –, s’est construit sur la revendication du droit à l’éducation gratuite et pour toutes et tous et appelle dorénavant à la convergence des luttes pour combattre dans leur globalité les politiques néolibérales, néocoloniales et extractivistes mises en œuvre au bénéfice des grandes entreprises et sous la pression des agences de notation.

C’est l’ensemble de ces combats, menés à travers le monde contre des dettes privées illégitimes et insoutenables, que vous pourrez découvrir dans ce dossier de Les Autres Voix de la Planète, avec des articles d’analyse fouillés ou proposant des alternatives concrètes: la médiation de dettes, des salaires pour les étudiant·es, l’Islande après-crise, les divers dispositifs législatifs mis en œuvre au dépens des peuples pour entretenir un marché de débiteur·rices…

Mots-clés
Dettes illégitimes – Dettes privées – Logement – Microcrédit – Dettes étudiantes – Dette dans l’histoire – Dettes paysannes – Capitalisme

Contenu
Introduction / Chapitre 1 : Dettes privées dans l’histoire et en Belgique / Chapitre 2 : Microcrédit: quand les banques et la finance avancent masquées derrière la lutte contre la pauvreté / Chapitre 3 : Dettes paysannes / Chapitre 4 : Dettes étudiantes / Chapitre 5 : Dettes hypothécaires / Conclusion

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Pour plus d’infos et consulter les anciens numéros: CADTM

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Il s’agit d’une pratique patronale qui consiste à payer, en totalité ou en partie, au moyen de marchandises ou de jetons valables uniquement dans les magasins de l’employeur·se, ou chez des commerçant·es qu’il désigne. L’employeur·se exerçait ainsi une forme de contrôle sur ses employé·es, tout en réalisant des bénéfices sur la vente des produits de première nécessité. La loi supprimant cette pratique est votée le 16 août 1887.

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Neuf essentiels (études) 8
Neuf essentiels sur la dette, le surendettement et la pauvreté