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Vents d’ici vents d’ailleurs

Deux ateliers pour une géopolitique en 7e professionnelle. Une tentative d’évaluation ?

Sébastien Marandon, professeur de français
Vincent Cartuyvels, historien de l’art

28-08-2024

Le projet « Next generation Please » organisé par Bozar a eu pour objectif de donner la parole aux jeunes sur l’avenir de l’Europe et de ses frontières. Dans ce cadre, trois classes de 7e de l’Institut Sainte-Marie ont participé au « Bozarlab » en deux immersions de cinq jours, l’une en janvier et l’autre en mai. Chacun de ces « ateliers » fut suivi d’une exposition publique.
L’objet du premier était de construire un « archipel-monde » à inventer et à négocier ensemble. Cette aventure collective est relatée dans le Journal de Culture & Démocratie n°41
(p.31-33). Pour le deuxième atelier, les élèves devaient inventer un kit de survie et son mode d’emploi pour des « nomades transfrontaliers » en tenant compte de trois « contraintes » : l’Europe, la mer et la politique. Cet exercice reposait sur des données plus mouvantes liées à la conception que chacun peut avoir de la survie, donc de la vie, du danger et de la mort ; affaire de valeurs et de choix sur l’essentiel.
Les élèves ont traversé ces deux immersions en compagnie de leurs seules ressources et en multipliant les déplacements dans plusieurs espaces avec leurs exigences et leurs règles propres : les salles de l’ISM, le Bozarlab et les salles d’expositions : nomades, eux aussi ?
Diffraction des lieux mais aussi des rencontres, puisqu’ils se sont confrontés à un artiste, Émilio López Menchero ; se sont racontés au travers d’un historien de l’art, Vincent Cartuyvels, et ont interagi avec leurs professeurs. Par le jeu, la métaphore et la construction d’un récit, ces ateliers ont essayé de provoquer une prise de conscience fondamentale : celle du lien qui relie le collectif et l’individu, le politique et l’intime.
En compagnie d’apprentissages précis liés à leur scolarité professionnelle, et par la création artistique, dans le déplacement et l’incertitude, chacun fut en prise avec son imaginaire personnel et celui du groupe, l’exigence de l’institution-école et celle d’un opérateur culturel prestigieux, pour, in fine, interroger des enjeux collectifs et sociaux. Comme une véritable traversée qui doit les mener loin du secondaire, vers une autre rive ?

Côté profs et élèves :
Ouvrir une brèche : situations, événements, épreuves

Créer des situations qui fassent événement : dans un espace performatif, inviter un artiste pour une action interdisciplinaire et collective qui, à la fin, s’expose. On découvre des savoirs inattendus, libres de toute connaissance écrite à l’avance. On partage une épreuve : « la prise de conscience de cette autonomie ensemble, vécue, incarnée, éprouvée »1. L’événement est alors une vérité nouvelle qui s’inscrit dans un corps, dans un temps et un espace particulier.
1 Alain Kerlan, Un collège saisi par les arts, Éditions de l’Attribut, Paris, 2015.

Côté profs, institutions et élèves :
Ouvrir les cases des grilles scolaires

1. Ouvrir le temps
L’atelier: un processus intense où le temps n’est ni progressif, ni linéaire mais constitué de tensions, de stases, de régressions et d’accélérations.
Par exemple le « faux bas » : le « c’est foutu, j’arrête ! » puis le « c’est quoi ton problème ? », suivi d’un rebond inattendu où l’élève sort de l’impasse.
2. Ouvrir l’espace
Quitter l’école et la retrouver. Générer de nouveaux points de vue.
À Bozar, gérer un espace intimidant.
Passer d’un endroit à un lieu : une « chambre de conversion » ?
Exposer hors de l’école, « pour du vrai ».
Sortir le soir pour un concert baroque ou une pièce au KVS : voyager dans la culture et le corps social.
3. Bouger les corps
Une épreuve qui se vit dans l’action avant d’être théorisée.
Sortir de la configuration : assis/chaise/bureau/Bic/cahier.
Dans le Laboratoire, les corps bougent : à même le sol, debout, assis, en marchant.
Des mains, des regards et des têtes : 3 intelligences en mouvement.
Devant la caméra : se tenir, regarder, se présenter, être fier de sa posture, assumer son propos, et son image.
Déplacer les corps, donc les représentations mentales.
Modifier son enveloppe corporelle en fonction des circonstances.
Enfin, sapé comme un Milord, parler au micro devant une assemblée.
4. Une construction commune
Les professeurs et les élèves ensemble face à l’incertitude.
Co-construire. Inventer des stratégies sans programme préétabli : l’apprentissage devient récursif et rétroactif.
Alterner entre consigne et création, cadre et transgression, rigueur et improvisation. La règle est faite pour être dépassée.
5. Constellations
Croiser les professeurs, privilégier l’interdisciplinarité, faire passerelle.
Mon cours, ma classe, mon programme ? Accepter un temps perturbé par les collègues et par des invités extérieurs.
Un écosystème complexe : les tensions et les crises sont inévitables mais aussi les solidarités que produit l’équipe, et la formation continuée.
Bien sûr, du bruit, des cafouillages, des malentendus et de la fatigue, mais à la fin du projet : « L’an prochain, on fait quoi ? »
La « créolisation pédagogique » : intégration des compétences et des disciplines autour d’un projet.
6. Avec l’institution
À la fois dérangée et, si elle veut bien, honorée. Aux instances de valider ces expériences, d’encourager et de subsidier.
7. Au retour
Gérer l’atterrissage. Gare à la « descente » pédagogique !
Digérer, dans l’ordinaire retrouvé, les acquis d’une action extra-ordinaire ?
Métaboliser dans le temps long ce qui a été vécu dans la compression temporelle par des ateliers d’écriture et des prolongements dans les différentes disciplines.

Les 7e
professionnelles

En professionnelle, on trouve des élèves issus d’immigrations multiples qui se mélangent dans la diversité des cultures, des langues et des niveaux sociaux. Leurs parcours scolaires, souvent vécus dans la difficulté, produisent chez eux un sentiment de fragilité qui freine leurs capacités à se projeter dans le futur. Le défi de l’école est, dans cette 7e année terminale, de parvenir à les réconcilier avec leurs histoires, leurs compétences et leurs avenirs. Là plus qu’ailleurs, le prof s’adresse à des corps, des émotions et des affects. Et pourtant, c’est la maîtrise des gestes et des mots – les leurs et ceux de l’école – qui les aidera à sortir des déterminismes et des assignations.

Côté élèves :
Gérer l’immersion

1. Une situation inédite : s’adapter
Écouter le groupe. Y prendre sa place. S’auto-former avec ses pairs.
Gérer l’agenda. Maîtriser les étapes de son travail, inventer sa méthode jusqu’à l’autonomie ?
2. Une situation incertaine : réagir et anticiper
Écouter plusieurs interlocuteurs mais savoir prendre ses distances lors de la décision finale.
Gérer ses émotions, son stress. Accepter les obstacles imprévus. Se faire confiance.
3. Une situation complexe : élaborer des stratégies
Mettre des mots, faire récit, donner sens, s’approprier.
Dire, communiquer, transmettre, expliquer ses intentions.
Croiser des outils théoriques et des compétences professionnelles.

Côté invités :
L’artiste, un catalyseur
L’artiste intervenant est au centre des projections, et ce n’est pas toujours facile. Il est ce tiers qui ouvre des portes, apporte sa notoriété et son expérience. Le projet se construit autour de sa présence. Catalyseur, il donne corps et structure à ce qui était au départ à l’état gazeux. Il est un pivot et un point de fuite, mais aussi un miroir et un moteur. Il incarne un futur, une possibilité et une envie. Un attracteur étrange ?

Côté profs et élèves :
Évaluer/s’autoévaluer ?
Transformer l’aventure en savoir-faire et savoir-être objectivés ? Les « socles de compétences » du ministère : un cadre de références ? Quels critères pour le professeur, l’équipe, l’institution ? Et pour l’élève ? Comment mesurer, avant/après, régression/progression ? L’évaluation peut prendre la forme d’un problème non résolu mais qui fissure et nous embarque vers de nouvelles pratiques et de nouvelles représentations.

Côté détracteurs
Une imposture ?
Une aventure démagogique ? Des récits embellis ? Le professeur se fait plaisir ? Ça sert l’école plus que les étudiants ? Instrumentalisés, ils sont encore plus déstructurés, largués ? Et quid du « back to the reality ? » : il y a encore des retards, des bavardages. Certains dorment au cours, l’absentéisme subsiste, l’orthographe est toujours massacrée. Une initiative chronophage et inexportable ? Une action liée à des professeurs passionnés mais un jour épuisés ?

Une usine du savoir-être ?
À travers un projet de culture, on accompagne des personnes sur le chantier de la démocratie. Dans l’action, les élèves font l’expérience de la complexité des mondes, de l’entrelacement des logiques qui articulent nos sociétés. Ils découvrent la beauté d’avoir un mobile pour se mettre en projet et avancer : sortir des certitudes glacées et endosser de nouvelles enveloppes physiques et mentales.

Se raconter des histoires
Jacques Rancière, dans Le partage du sensible, souligne que l’historien et le romancier partagent un savoir-faire commun : ils racontent tous deux des histoires. Pour lui, fabriquer de la fiction et expliquer des faits historiques, c’est rendre compte de la réalité : les deux actes se mélangent au point qu’il est difficile de les distinguer. La poésie, la fiction n’équivalent pas à des mensonges ou des illusions platoniciennes, mais à ce que Rancière nomme « une mise en forme des registres du sensible » : l’aïsthesis.
Cette fraternité sous-jacente entre « ce qui pourrait se passer » et « ce qui s’est passé » signifie que les activités quotidiennes de notre rapport au monde que constituent le voir, le toucher, le dire, l’entendre, le faire, ou être sont enveloppées dans des narrations, conformées par les mots que nous y adossons, sont tissées de phrases. Se raconter des histoires, et même les histoires à dormir debout de nos enfances, structurent et articulent le monde en significations habitables. Nous sommes des êtres métaphoriques et nous pensons le monde à travers des « images » qui percolent dans le flux du réel, une réalité stable et intersubjective. C’est pourquoi, il est très important de permettre aux élèves de mettre des mots, de coudre des phrases sur ce qu’ils ont senti, vu, entendu, touché, fait ou dit.
L’élève élabore, construit « un agencement entre ses actes ». Sinon, il risque de voir son aventure confisquée par les mots des autres, fussent-ils des mots de spécialistes ou des mots bienveillants. Et « se faire traiter » par des mots qui ne sont pas les siens constitue toujours une forme d’aliénation et d’insulte… L’atelier d’écriture et l’évaluation autorisent les élèves à produire leurs ordres propres et à travers leurs choix, leurs façons de raconter, de choisir les significations et les directions qu’ils souhaitent donner à cette expérience.
Rancière ajoute : « Se raconter des histoires, c’est affecter du sens à l’univers des actions obscures. » Une manière pour nos élèves de transformer le maelstrom des émotions et des impressions en un trajet ponctué de bornes symboliques.

« Faire image et se raconter des histoires », c’est littéralement fabriquer du sensible afin d’inventer de nouvelles manières d’être, de dire et de sentir ensemble, et par conséquent de faire de la politique autrement. Parce que cela « permet de remettre en question la distribution des rôles, des territoires et des langages », dit-il. Notre monde commun est tissé de mots et d’images, et cette enveloppe se nomme culture. Nous devons apprendre et pousser nos élèves à inventer les narrations et les images de demain, les poèmes qui casseront les assignations afin de filer de nouvelles métaphores, d’imaginer d’autres façons de sentir en commun, d’ouvrir des brèches vers l’inconnu.

PDF
Journal 42
Culture et lutte contre la pauvreté
Édito

Sabine de Ville, présidente de Culture & Démocratie

La face cachée de la fabrique des pauvres

Nicolas De Kuyssche, Le Forum – Bruxelles contre les inégalités

De la pauvreté de notre culture statistique à l’égard de la pauvreté*

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Richesses et pauvreté : la redistribution comme rêve nécessaire

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, administrateur de Culture & Démocratie

La pauvreté, une conséquence de la culture des riches

Francine Mestrum, sociologue, administratrice du CETRI

Enrayer la fabrique des pauvres ?

Baptiste De Reymaeker, coordinateur de Culture & Démocratie

L’aveugle et le paralytique. Depuis vingt ans, une démocratie en cécité croissante

Paul Biot, administrateur de Culture & Démocratie, membre des commissions Culture et travail social et Droits à la culture

Participation culturelle : dans quelle mesure ?

Inge Van de Walle et An Van den Bergh, Dēmos vzw

À travers l’écran de fumée

Christopher McAll

L’action culturelle et citoyenne comme brèche dans la lutte contre la pauvreté

Laurence Adam et Céline Galopin, Article27 Bruxelles

Changer d’oreille : revisiter notre manière de parler de la grande marginalité

Rémi Pons

L’art est pour moi une manière d’exister

Olivier Vangoethem, expert du vécu détaché au SPP Intégration sociale

Art contemporain en Afrique : parodie et esthétiques du rebut

Toma Muteba Luntumbue, artiste et enseignant

Deux ateliers pour une géopolitique en 7e professionnelle. Une tentative d’évaluation ?

Sébastien Marandon, professeur de français
Vincent Cartuyvels, historien de l’art

Fugilogue : circuit ouvert

Mathilde Ganacia, directrice des programmes de l’IHEAPn

Les Ateliers de la Banane

La rédaction