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Notices bibliographiques

Dictionnaire des inégalités et de la justice sociale, Patrick Savidan (dir.)

Christian Ruby

03-01-2019

Presses Universitaires de France, 2018, 1727 pages.

Présentation

Conduits par Patrick Savidan, professeur d’éthique et de
philosophie politique à l’université Paris-Est Créteil et cofondateur de l’Observatoire des inégalités (2002), ce sont 170 chercheuses et chercheurs qui se partagent la tâche de rédiger ces 250 articles autour de la notion d’inégalité et de ses corrélats majeurs (discriminations, revenus, patrimoines, relations, diplômes, etc.). Ces notions, on le sait, ne sont pas uniquement spéculatives. Elles renvoient à des dynamiques concrètes. Et d’ailleurs, il n’existe pas d’inégalité en soi, seulement des inégalités entre. Ces dernières engagent à la fois la perception de l’insupportable, de l’inacceptable et de l’intolérable dans une société – mais aussi entre les sociétés et entre les cultures –, des connaissances et des manifestations de rue ou des luttes sociales et culturelles destinées à leur opposer des parades si possibles collectives, une ténacité à la mesure du désespoir suscité, bien loin de céder au fatalisme des « crises» ou des défaites.
En ce sens, les articles publiés dans ce Dictionnaire forgent la possibilité d’un autre monde commun qui relierait les humain·es autour d’une mutation potentielle des agencements sociaux. Ils renvoient autant à de la méthodologie d’approche des inégalités à une époque qui n’est plus celle des Trente Glorieuses et des politiques de répartition qu’à des explorations et des prospections philosophiques, historiques, littéraires, artistiques, politiques, etc. Même si, dans ce compte rendu, nous ne pouvons citer l’ensemble des rubriques, concepts et auteur·rices, il est aisé de constater qu’ils portent sur des familles de pensée dans la réflexion sur la justice sociale (communisme primitif, conservatisme social, émancipation, limitarisme, marxisme, néolibéralisme…), sur des chercheur·ses contemporain·es et leur contribution aux débats sur les inégalités (étienne Balibar, Pierre Bourdieu, Judith Butler, Milton Friedman, André Gorz, Robert Nozick, Jacques Rancière, Philippe Van Parijs…), et sur des objets judicieux d’attention de la part des citoyen·nes (art social, disqualification sociale, droits-liberté et inégalités, emploi, insécurité, liberté, mondialisation, précarité, solidarité…). Si la lectrice ou le lecteur accepte d’excuser des réductions nécessaires de notre part, il est encore possible d’ajouter ici que les rédacteur·rices des rubriques sont sociologues (Julien Damon, Federico Tarragoni…), psychologues (Jean-Claude Croizet…), géographes (Michel Lussault, Chloé Vidal…), philosophes (Serge Audier, Dominique Bourg, Will Kymlicka, Michael Walzer…), juristes (Diane Roman…), économistes (Denis Clerc…), moralistes (Juliana Bidadanure, Alain Policar…), analystes (Bertrand Garbinti…), … et viennent du Québec-Canada, de Belgique, du Royaume-Uni, de France, etc. L’ensemble est accompagné d’une « Sélection de sites de données d’analyses sur les inégalités et la pauvreté », ainsi que d’une liste d’organismes associatifs dont l’objet est d’autant plus central que les inégalités ont souvent pour premier effet de monter les humain·es les un·es contre les autres.
Afin de s’attacher à formuler la question de l’inégalité entre, il fallait évidemment trouver une forme éditoriale qui renforce en chacun·e des lecteur·rices le pouvoir de s’adonner à la critique des conditions d’existence actuelles en prouvant n’être pas « passif·ve», de faire intervenir dans sa lecture du social la référence à l’égalité, de se muer d’agent·e en acteur·rice qui exerce un certain poids sur le devenir du monde, en engageant, avec les autres, des dialogues sur les inégalités susceptibles d’éviter à chacun·e l’isolement ou le repli sur soi. Une forme qui soit d’un réel secours dans des échanges, et n’impose pas le surplomb d’un·e expert·e, poussant plutôt chacun·e à rendre plus juste une expression, à entreprendre une démarche plus ample ou à éclairer mieux des processus et des colères à partager. Une telle forme imposait une sorte d’abécédaire (définitions, développement, références et corrélats) permettant à chacun·e de construire ses propres phrases, et donc de renverser le discours qui attribue les inégalités à la nature ou se contente de convoquer les « nécessités » du moment pour les légitimer. Un tel Dictionnaire permet non seulement de performer soi-même le social, mais encore de renouveler sa phrase à l’adresse des autres, au fur et à mesure de la mutation des rapports interhumains.

Commentaire

Il n’est évidemment pas nécessaire de traverser ce Dictionnaire pour constater qu’il y a de l’inacceptable ou de l’intolérable dans l’existence sociale et politique des humain·es. Pour autant la question n’est pas de l’éprouver, de le réfléchir ou de le faire savoir sans médiation, car on risque alors de le réduire à des formules qui restent celles du pouvoir et des institutions. Elle est de le formuler dans des phrases qui montrent que l’on peut refuser ce qui parait aller de soi dans le système de domination fondant les injustices, et que l’on peut établir un autre sens commun visant à éviter et écarter les inégalités sociales susceptibles d’être jugées alors comme illégitimes. La lucidité à l’égard des inégalités entre consiste à en parler sans recours à une essence ou à une nature humaine porteuse de discriminations. Plutôt en dégageant les ressorts qui les produisent, afin de transformer les cités qui les propagent ou, actuellement, les formes de la globalisation qui les entretiennent ou les renouvèlent.
Ce Dictionnaire cadre la réflexion, portant notamment sur les inégalités entre citoyen·nes, sur le contexte démocratique – les inégalités entre sociétés et cultures appelant des considérations spécifiques –, présupposant que ses lecteur·rices ont toujours les moyens de mettre en cause l’évidence des grandes catégories dans lesquelles s’organisent les rapports politiques. Les inégalités, chacun·e en vit les désagréments et les décrit ou pense à sa manière. Les femmes par rapport aux hommes – mais on pourrait à la fois remplacer la perspective du sexe et du genre et ajouter les Noir·es par rapport aux Blanc·hes, les migrant·es par rapport aux hôtes, les colonisé·es par rapport aux colonisateur·rices… en rapport avec d’autres faits, parce que les inégalités et les vulnérabilités se cumulent – savent bien que leurs salaires sont inférieurs et que le machisme domine la société. Les discriminations sont publiques. Chacun·e sait même que, de nos jours, elles se creusent, que la croissance de la richesse des riches est constante, etc.
Mais aussi que les inégalités ne se réduisent pas à cela. Concernant les inégalités entre les un·es et les autres, l’ouvrage affirme que le plus grand risque demeure d’en penser la manifestation dans les conceptions d’une rationalité instrumentale invertie de toute imagination – évaluer des inégalités en soi ou (seulement) excessives, déterminer un seuil de pauvreté à partir des seuls revenus (sans tenir compte de l’isolement, de la ségrégation, de la santé, de l’éducation, etc.), imputer l’inégalité à des individus inauthentiques, désigner un secrétariat d’État destiné uniquement à réduire les inégalités par la « protection sociale» ou des systèmes de « redistribution», se contenter d’affirmer que les inégalités nuisent aux projets climatiques… –, dans des figures de la politique néolibérale habillées de la rhétorique de la « nécessité inéluctable », en légitimant les mépris nouveaux envers les solidarités et les hospitalités requises par le monde des « sans» (sans domicile, relégué·es et désaffilié·es) et des migrations.
Mais alors si les citoyen·nes savent bien ce qui mine leur existence et l’expriment dans des affects – « Il n’y a plus de justice ! » – sans attendre que les discours de l’État le leur apprennent – les un·es ne finissent pas le mois avec leur salaire, les autres délaissent les dépenses de santé pour survivre, les dernier·ères se privent de jouir des accès possibles à la culture, etc. –, quel est le problème que recouvre la notion d’inégalité entre, a fortiori en démocratie? Il est le suivant: par quel biais ou instrument construire une compréhension, à la fois plus ample que celle tirée du vécu mais aussi en écart par rapport aux discours officiels portant sur les enjeux des inégalités et les ressources d’une critique sociale ? Comment, de surcroit, rendre à la notion d’inégalité entre des humain·es – dans une société et entre les sociétés et cultures – une instabilité conceptuelle de telle sorte qu’on en puisse penser les dimensions historiques en référence à l’esclavage, les dimensions culturelles en référence à la pauvreté, l’exclusion, la colonisation, l’exploitation, et les dimensions politiques en référence à l’injustice, aux discriminations, aux minorités? Y a-t-il de bonnes et de mauvaises raisons de se plaindre des inégalités? L’intérêt de ce Dictionnaire, sur ce plan, est de nous aider à considérer l’inégalité comme une notion complexe, variable en compréhension et en extension, qui ne peut se plier à être seulement commutative (référée par conséquent à des quantités dont tel·le ou tel·le est (dé)pourvu·e, à des distributions inégales à compenser) ou comparative (entre individus, sociétés, cultures), uniquement descriptive ou normative. Si inégalité et égalité sont à placer en rapport, ce qui est décisif, ces notions ne se contentent pas de référer à de telles quantités (de biens, de propriétés…). Elles fonctionnent dans un rapport social et politique et mettent les citoyen·nes en rapport dans une société (ou entre elles) qui ne cesse de faire varier ces rapports soit pour les déplacer au fur et à mesure de leur mise en cause, soit pour les transformer quand des forces sociales s’en emparent.
Que cette question des inégalités concerne chacun·e a depuis longtemps été remarqué. Dans Les Politiques, Aristote souligne que le langage est une fonction spécifique aux humain·es en ce qu’elle leur permet de différencier le juste et l’injuste, de dépasser le sentiment de l’injustice et son corrélat l’excitation d’un sentiment de compassion, afin de conduire à l’établissement d’un esprit commun et d’une cohésion de la cité. L’idée de justice, ici de légitimité, qu’il ne faut pas confondre avec l’institution du même nom, celle-là seulement légale et attachée à la valeur de la régulation des échanges (commutation), exige une réflexion sur les rapports entre les citoyen·nes dans la cité (distribution). Néanmoins, Aristote justifie l’esclavage – ces esclaves qui ne feront pas partie du corps politique durant longtemps même après que l’égalité des droits des humain·es ait été proclamée –, la minoration des femmes, etc. De ce fait, qu’elle concerne chacun·e ne signifie pas qu’il ait été aisé de la formuler dans des termes universels. Cette question, en effet, fut aussi longtemps liée à la théologie et à la manière religieuse de concevoir la politique (judaïsme, chrétienté, islam), en impliquant la soumission de l’humain à une dette irrémissible, aggravant de ce fait les inégalités d’une certaine vacuité.

Il faut attendre le monde modernen pour que l’inégalité soit rapportée au seul ordre des conventions sociales décidées par les humain·es (sans confusion avec des différences naturelles qui méritent des prises en charge par la société dès lors qu’on veut éviter les stigmatisations dues à sa manière de privilégier une typicité standard ou de les muer en inégalités) ainsi qu’à la division du travail laissant émerger la propriété privée qui pousse à l’appropriation de manière coercitive du produit du travail d’un autre ; et pour que l’inégalité devienne une oppression et une atteinte à la dignité des personnes. Si les inégalités sociales (droits, fonctions, positions, conditions) sont aveugles, à défaut d’être subordonnées à un ordre transcendant, ce sont bien les humain·es, seul·es , qui doivent les éclairer et les dissoudre. L’ordre légal est souvent inhumain. Celui que le mal pique le plus volontiers, c’est la cible non avertie dont il peut s’approcher à loisir. Posons donc le problème d’un ordre légitime et universel (mais pas nécessairement « mondial» au sens de la globalisation), prohibant les discriminations et les inégalités.
Une dernière chose est à retenir de ce Dictionnaire. Il faut non moins extraire la question des inégalités du seul registre de la pauvreté, des déshérité·es, ou des malheureux·ses que cela concerne bien évidemment aussi. Il convient de la rapporter plus politiquement à celles et ceux qui tentent d’incarner une égalité voulue en partageant des mots sur les inégalités. Au sortir de cette lecture, chacun·e comprend fort bien qu’il importe aussi de poser d’autres actions, visant à faire de l’égalité un principe. L’ouvrage porte à mettre en route l’intelligence de l’égalité sans se soumettre aux cartographies des mots officiels sur les inégalités, nous l’avons écrit. Le possible est inséparable d’un juste énoncé des faits. D’ailleurs, dans ce même Dictionnaire, des rubriques sont consacrées à l’action culturelle à l’endroit des inégalités et aux arts et artistes qui associent les pratiques artistiques au refus des inégalités.
C’est à quelques philosophes contemporain·es, dont la pensée est exposée dans l’ouvrage, qu’est confiée la tâche de souligner en fin de parcours qu’égalité et inégalité constituent des formes de partage social et politique : entre riches et pauvres, entre dominant·es et dominé·es, entre celles et ceux qui possèdent les moyens de l’éducation et celles et ceux qui en sont dépossédé·es, etc. égalité et inégalité ne se calculent pas. Ne relèvent pas du chiffrable. Il y a du non-négociable en elles. C’est là le ressort de la politique, puisque celles et ceux qui luttent contre les inégalités créent une forme de subjectivation de celles et ceux qui ne sont pas compté·es dans les structures officielles. Il·elles créent ainsi une scène de parole, et donc de la politique, et une politique d’émancipation, au sens où l’entend Jacques Rancière.
Nous ne vivons pas dans des sociétés dans lesquelles les personnes sont incapables de… (réfléchir, parler, lutter) ! Pourtant, dans les manifestations contre les inégalités, on voudrait qu’elles se rallient à des programmes traditionnels de réduction des inégalités. En s’emparant de cet instrument, ce Dictionnaire, les lecteur·rices pourront s’appuyer sur d’autres lectures du monde des inégalités et des résistances à leur endroit. Il·elles se confronteront à la distance à entretenir avec les discours académiques, ainsi qu’avec les mots/maux et les formulations qui servent de véhicule aux institutions. Par exemple: on dit que la société est inégalitaire. Non! Elle s’est construite de cette manière, nous y pouvons quelque chose! Par exemple: on dit qu’il y a des pauvres. Non! La société fabrique de tels rapports sociaux que certain·es deviennent pauvres ! Mais cela pourrait changer. Il·elles prendront la mesure de l’écart à construire entre ce que les politiques et les économistes appellent les inégalités (les dégâts et les destructions apparents), résorbées dans des calculs de croissance mesurables et démontrables et les inégalités sociales, culturelles et politiques réelles. Entre les prétentions de la démocratie à engendrer l’égalité et la tolérance pour des inégalités constamment renouvelées. Gustave Flaubert, dans son registre propre et pour son époque, s’était essayé à un Dictionnaire des idées reçues (1850). Cela n’a guère suffi. L’exercice est à reprendre, si émancipation et solidarité doivent advenir grâce à nos débats et dialogues à propos du rapport égalité/inégalité.

Mots-clés
Discrimination – Disparité – Domination – émancipation – Endettement des ménages et inégalités – Hiérarchie – Justice – égalité – Genre – Ghetto – Luttes de classes – Maltraitance – Reconnaissance – Redistribution – Sans-papiers/domicile – Seuil de pauvreté – Stigmatisation – Universalisme – Vulnérabilité

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En particulier Jean-Jacques Rousseau, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’ inégalité parmi les hommes, 1755, dont la publication veut répondre à la question mise en concours par l’Académie de Dijon : « Quelle est la source de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la Loi naturelle ? »

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Neuf essentiels (études) 8
Neuf essentiels sur la dette, le surendettement et la pauvreté