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Atelier 3 - Arts de la scène et droits culturels

Dignifier

Jean-Pierre Chrétien-Goni
Metteur en scène et auteur, directeur du théâtre Le vent se lève !

01-12-2020

[GD: dignificacion ; *FEW III, 78b : dignus]

dig·ni·fi·cation | \ dignəfə̇kāshən \

plural -s

Prononc. : [diŋifje], (je) dignifie [diŋifi]. Étymol. et Hist. Fin 13e-début 14e s. dignifie (Gloss. rom., ms. Bibl. royale, 9543 ds T.-L.) Empr. au b. lat. dignificare « rendre digne ; juger digne ». Fréq. abs. littér. : 6.

Étymol. et Hist. 1. 1155 « charge qui donne à quelqu’un un rang éminent » (Wace, Brut, éd. I. Arnold, 11114) ; 2. d. « situation éminente, grandeur (d’une chose) » (ibid., 9644) ; 3. 1265 « valeur, caractère d’une chose » (Brunet Latin, Trésor, éd. J. Carmody, I, 2) ; 4. ca 1370 « grandeur, qualité des personnes » (Oresme, Ethiques, éd. A. Menut, 285, 95a) ; 5. 1690 « manières empreintes de gravité» (Fur.). Empr. au lat. class. dignitas, –atis « mérite, estime, considération ; charge, dignité publique ; honorabilité », d’où l’a. fr. deintié « seigneurie, puissance » (Roland, éd. J. Bédier, 45) et
« morceau d’honneur, de choix ; friandise », spéc. « testicules du cerf », v. G. Tilander,
Nouv. Mél. d’étymol. cynégétique, Lund, 1961, p. 291 sqq.

Dignifier : un mot qui ne semble pas exister. Inusité. N’est pas intelligible dans notre langue. Faut-il faire tant d’effort pour en parler, de la dignité ? Un terme dont on hésite à préciser ce qu’il désigne, tout en ayant le sentiment de le savoir parfaitement. La dignité, dans le travail artistique que je mène dans les lieux de la difficulté, est devenue peu à peu un point focal majeur. Pour démasquer ce qui me semble indigne, mais surtout pour en produire, de la dignité. Qu’est-ce à dire? À mon sens, la dignité constitue moins un état qu’un mouvement (un soulèvement ?). C’est pourquoi dignifier me convient malgré son étrangeté. Augmenter, nous augmenter en dignité. Et c’est de ce point de vue que les droits culturels doivent pour moi fondamentalement être interprétés. Je crois que la question de la dignité en représente le cœur ardent. Voir la Déclaration de Fribourg (2007) : « Les droits culturels sont à l’égal des autres droits de l’homme une expression et une exigence de la dignité humaine.» (Préambule 2)

« Les droits énoncés dans la présente Déclaration sont essentiels à la dignité humaine. » (Article 1)

« L’expression “identité culturelle” est comprise comme l’ensemble des références culturelles par lequel une personne, seule ou en commun, se définit, se constitue, communique et entend être reconnue dans sa dignité. » (Article 2b)

Dignifier : s’appuyer sur les droits culturels, c’est, pour le dire sans détour, s’inscrire dans ce mouvement ; parfois à peine un « bougé » tant la difficulté est grande. Un geste qui consiste aussi bien à « produire de la dignité » qu’à la reconnaitre dans toutes ses façons d’être. « (Se) faire digne », « (se) rendre digne » ? En aucune façon digne de « quelque chose ou quelqu’un » (souvenir d’une ancienne prière de soumission : dis un seul mot et je serai digne de toi.) … Je ne sais plus trop comment le dire ; inconditionnelle, peut-être.

Dignité : quelque chose qu’on possède « essentiellement » de notre humanité, quelque chose à constamment, gagner, produire, conquérir. Pour soi et pour les autres. Simple comme humain. Dignité : quelque chose à rendre possible pour chacun·e. Et ce faisant, qu’on élève, qui se dresse, qui se met debout. Dignité : quelque chose qu’on réclame comme allant de nous et dû à l’autre. Les deux, chaque fois. Je vais hasarder ceci : les droits culturels humains sont dignifiants. Mon écran vient de souligner le mot en rouge : pas dans le lexique… « Impression d’autant plus dignifiante qu’elle nous vient de celui qui est notre ami, notre frère et la lumière du monde », écrivait pourtant Robert de Montesquiou (Mém., t. 3, 1921, p. 268). Je retourne cette phrase dans tous les sens. Sa portée est immense.

Dignifiant : faire l’effort de la mettre au travail la dignité, en soi chez l’autre, la reconnaitre comme projet fondateur de toute action vers l’autre. Mais j’ai assez fait état des embarras de ma pensée. De quoi retourne-t-il quand on se livre concrètement à ce souci majeur ? C’est le sens de la suite de mon propos, et c’en est l’essentiel : exercer la dignité, s’exercer à l’augmenter.

Exercices : je tente depuis quelques années, à partir de mes pratiques artistiques avec des personnes vulnérables, de consigner en « exercices » ce qui me semble représenter le cœur de mes tentatives. Je les nomme « exercices de dignité » parce que c’est une tâche sans fin que de s’y engager. Ma rencontre avec les droits culturels humains a donné un horizon éthique à mon travail comme « artiste in extremis »n, ainsi que je l’ai nommé voilà longtemps. Lieux de l’enfermement, lieux de l’affaiblissement (partout où l’on précarise, abandonne, invisibilise, anéantit) : de la prison aux quartiers populaires, de l’hôpital psychiatrique aux foyers de travailleurs migrants ou d’accueil de réfugié·es. Faire théâtre, images, récits, gestes, avec tou·tes ceux·celles-là, gens de tous les voyages parfois même les plus immobiles. Faire œuvre, toujours.

Œuvrer : Qu’est-ce donc qu’« œuvrer » avec ces gens, avec ces personnes-là ? Quel est le sens non pas du « projet », mais de la tentative, pour reprendre le terme de Fernand Deligny ? « Une tentative n’est pas une institution, c’est un petit ensemble, un petit réseau très souple qui se trame dans la réalité comme elle est, dans les circonstances comme elles sont… Une tentative c’est une démarche, ce n’est pas l’application de principes… Une tentative est un espace d’initiative. » (Œuvres, p. 705) Ce même Deligny qui se serait bien diverti de mes soucis pour justifier cet usage de la « dignification »… « Quand on se met du côté des délinquants, des fous, des lycéens, la justice, l’école, l’asile, ont une drôle de gueule ; et bien, de la même façon, quand on se met du côté des mutiques, c’est le langage qui a une drôle de gueule. » (ibid. p. 691). Une tentative est une prise de position concrète dans une situation de vie précise. Comment s’y prendre, ici, maintenant, dans l’espace de vie que nous partageons ensemble avec tous ceux et toutes celles qui naviguent aux bordures de nos ordinaires ? Faire œuvre d’art, faire preuve de dignité, faire place, laisser place, tenter, entendre, renoncer, tout recommencer, tenter encore d’y être.

Exercices de Dignité. Droits culturels : il s’agit là précisément, pour moi, de ce dont parlent les droits culturels humains, ce qu’ils demandent de chacun·e et pour chacun·e, à chaque rencontre, à chaque instant de ce que nous faisons ensemble. Rien ne va de soi. Le retour de la domination est toujours possible, même probable tant nous avons été nourri·es à la toute-puissance. La vague violente revient presque toujours, après avoir reculé. Alors, il convient de se munir, de se préparer à résister à son retour. De s’exercer à demeurer dans la dignité acquise, dans les droits de l’autre à être autant sujet que soi.

J’ai conçu cette pratique à la lecture des poètes et de l’un d’entre eux en particulier : Abdellatif Laâbi et ses Exercices de Tolérance (1993), dont le projet consiste à élaborer des possibilités éthiques concrètes dans les tourments du réel. Si facile à énoncer et si difficile à réaliser. Pas étonnant qu’il ait pensé aux Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola – en tout cas je l’ai imaginé lisant cet étrange livre d’une autre culture que la sienne – pour y chercher des horizons envisageables à nos situations humaines, détournant l’idée de la méditation morale solitaire vers le travail pour la conscience de l’autre.

Je voudrais plus encore. Partager mes « Exercices de dignité » avec d’autres, ce que je vais faire dans la suite de mon propos ici, mais surtout nous inviter à ce travail que proposent les droits culturels, de nous inviter sans détour à l’exercice de la dignité. Les formes qui suivent ont été élaborées dans le cours de mes « mises en scène », ou d’autres gestes d’écriture, de fabrication d’images, avec ces autres tellement autres parfois et tellement les mêmes que nous. Ce sont vraiment des « exercices », des espaces où j’ai le sentiment d’avoir expérimenté l’exercice de la dignité, et donc l’exercice des droits des personnes à être reconnues dans ce qu’elles sont et comme elles entendent l’être. Je vous convie à quelques tentatives. À vous de les achever, si vous le voulez, pour votre propre compte.

EXERCICE NUMÉRO 1

L’invention d’un spectacle avec Rosa, poly-handicapée, silencieuse, toujours. Le Vent se Lève… !, Paris, 2012.

Sur la scène, un corps. Sur la scène, un fauteuil. Sur la scène, un corps dans un fauteuil. Sur la scène, un corps en ligne brisée, tête en arrière, bouche entrouverte qui me regarde ainsi, comme par-dessous. Sur la scène, un fauteuil de métal, un instru- ment aux angles durs et aux roues presque démesurées et les cercles d’acier brillants plus petits pour diriger les roues et où sont posées les mains. Sur la scène, un corps qui cherche à frayer son chemin vers le mouvement que lui souffle une musique assourdissante. Presque rien. Mouvement de fauteuil. Le corps-fauteuil tourne à peine sur la scène. Esquisse d’une danse possible.

Je suis tendu. Ai-je le droit de regarder ça ? Mes yeux le fixent. Au pied de la lettre, je le ressens ainsi. Je le fixe, je l’assigne, je ne laisse malgré moi aucune place au doute sur ce que le corps-fauteuil me montre. Je baisse la tête, en forme d’échappatoire. Et de la sorte, lui ôte toute reconnaissance de lui, de ce qu’il affirme, ce corps, sur la scène ; c’est injuste.

Dans ma poche, un carnet. Je le saisis et me mets à écrire comme un automate, ce que je crois voir, cet invisible qui se montre. J’écris sans discontinuer, sans réfléchir. Je ferai « l’auteur » après, plus tard, au chaud de ma solitude d’écriture. Peu importe. J’écris ceci, sans lever la main, regardant moi aussi, en coups d’œil furtifs « par- dessous », l’infime danse qui se livre. J’écris quelque chose à lire sans respirer: « Se lever, se lever encore se lever sans cesse, avancer le buste vers l’avant, appuyer fortement sur les jambes, simultanément, reprendre la séquence ne pas se décourager, mettre ses deux mains sur les oreilles si nécessaire pour ignorer les petits rires qui commencent à venir; ne pas demander d’aide, car c’est indigne, et rien d’indigne n’a de place dans cette tentative, tentative effrayante pour l’homme assis couché pas debout, que vous êtes à force, la leur pas la vôtre, devenu ; au bout de sept tentatives, ou un multiple de sept en fonction de vos aptitudes et de votre préparation, s’autoriser un bref répit, une absence à vouloir se dresser, une courte pensée de renoncement, un délaissement en bordure de néant, ne plus y être, mais plus du tout ; puis au détour d’un tressaillement organique involontaire, soupir, crispation faciale, démangeaison soudaine, ou tout autre, issu de l’entrebâillement sur la vibration des chairs, donc par voie de soubresaut, réinstaurer l’idée de la levée, la levée encore, la levée sans cesse, la levée droite, mère de tout élan possible ; avancer le buste vers l’avant, en évitant toute grimace, appuyer dans le même temps et avec détermination sur les jambes, sans émettre aucun son de la gorge, ni même de sifflement des lèvres, de sorte à n’attirer l’attention de personne sur votre tentative… recommencer sans tarder, afin de bien entamer la série à venir ; la situation peut être réévaluée dans le cas où aucun mouvement n’est décelé par vous même, ou un proche attentif ; dans le cas où toute l’action s’avère imaginaire ; et que rien ne distingue l’effort de son abandon ; en tirer les conséquences possibles : vous n’existez pas, ou plus, l’attraction terrestre a connu une augmentation imprévisible, vous ne disposez plus des commandes appropriées de votre corps ; ne pas s’affoler, ne pas prononcer de mots irréparables vis à vis de soi même – bon à rien, carcasse inutile – faire un point rapide sur vos dernières heures et sur les convictions qui vous ont conduit dans ce projet de vous lever…

Se lever pour imaginer l’audace de se dresser, avoir l’audace d’imaginer de se lever pour se dresser, se dresser d’audace afin d’en lever l’imagination, ou toute autre combinaison acceptable dans une telle tentative. Les convictions qui vous ont conduit. Comprendre qu’un fragment du mot “victoire” est contenu dans le mot “conviction”. Se rassembler tant que faire se peut dans la défaite qui vous a assis là, à cet endroit précis d’où vous cherchez à surgir; se représenter la force de l’homme debout que vous n’êtes pas – pas debout, et probablement pas homme, si, oh que si ! – vous dites entre vos dents serrées : “Oh que si !” et le répétez en rythme comme pour absorber du carburant. Votre essence, n’est-ce pas, votre essence… un mot inflammable qui siffle et souffle là, même recroquevillé dans le plus petit de vous-même ; “Pas homme ? Oh que si !”. Du rien du tout, à homme, il y a cette flèche qui part vers allez-savoir-où- et-quoi. Oh que si !, se lever, ni redressement, ni dressage, oh, que non! mais lever, comme une levée de lune, une levée de soleil, une levée d’armée à l’aube du combat, une levée de bouclier devant les hontes ; ne pas s’enflammer, le mouvement est toujours à naitre du corps replié dans son début, rapetassé, apitoyé, englouti dans le peu. Le peu. Le peu. S’appesantir encore sur cette idée très inconsistante, mais, mais, mais. Accepter que tout ce qui vous manque est là pour l’arrachement au minimum. Peu, mais… Homme, oh que si ! Oui ce fut de peu! D’être rien en soi. Tout ce que vous exigez est dans ce presque rien, toute dignité, voilà bien la chose dite.

Lever la tête, dignement, et d’un. Dresser le dos, dignement, et de deux. Ouvrir les yeux, dignement, et de trois. Tout cela est bien peu, et tant. Prendre une ample respiration et observer le peu se gonfler au dedans. Qui demande ce qui lui est dû. Comme pas rien. Comme autre chez les autres qui ignorent ou détestent ou sourient de votre tentative de vous mettre debout. Comme droit de se mettre droit. Droit sans maitre. Se le permettre debout. Oh que si ! Vous ne demandez alors rien que l’élan de quitter le désastre. Tout devient plus net. Et donc digne. Et ce mot que vous ne comprenez pas, c’est lui qui fait appel, de toutes les injonctions à rester dans le peu de l’homme flétri. Le reste devient presque simple.

Être digne, c’est regarder autour de soi. Se dire soigneusement à soi-même, quelques lignes d’un poète. N’importe, tous feront l’affaire. Regarder à nouveau, mais un peu plus loin que précédemment, si cela est possible. Répéter à haute voix les mots qui viennent de cette attention nouvelle que vous portez à ce qui vous entoure. Tenter de faire aussitôt silence indéchiffrable au dedans de vous-même. Considérer ensuite quel geste simple pourrait être approprié à votre état nouveau d’éveil et d’attention. Ne pas négliger d’y inscrire l’énergie d’une colère ou d’une émotion si c’est cela qui vous vient de votre regard sur le monde. Envisager ce que ce geste porte de danse ou de théâtre possible. Se préparer à ce geste. Donc inviter à la danse ou au théâtre. Se mettre debout et s’élancer vers le ciel. »

Je vous laisse achever cet exercice numéro 1, où s’interroge la place du tiers-artiste, l’autre que j’ai figuré dans ce processus infime de dignification. Car c’est devant un tiers, toujours que s’exprime la dignité, dans la demande d’être reconnu·e pour ce que l’on est. Reste à savoir ce qui incombe à ce « tiers », témoin-acteur·rice, à ne pas parler pour, ni à propos, ni se taire, alors quoi… ? Vous serez juge. Rosa le fut.

Luis Sepùlveda écrivait : « La littérature est un espace pour mettre en relief la dignité humaine car la dignité humaine se construit avec l’addition des souvenirs qui l’élève. […] Je suis d’abord un citoyen, et après un écrivain. Et comme citoyen j’ai de nombreux devoirs à accomplir. Une fois mes devoirs accomplis, j’ai le droit moral de m’asseoir comme écrivain et me mettre à la tâche. » (Interview France Culture, 2016). Je vous laisse achever l’exercice numéro 1.

EXERCICE NUMÉRO 7

Un foyer de travailleurs migrants. Construction d’un musée éphémère des vies migrantes avec les résidents et des artistes. Ile-de-France, 2018-2020.

Ouajdi a plus de soixante ans. Il est aujourd’hui le gardien de la salle de prière d’un foyer de travailleurs migrants en région parisienne. Long visage triste à la barbe grise effilée. Don Quichotte du désert égaré dans la ville, toujours pressé, toujours occupé à arranger quelque chose pour sa mosquée improvisée dans les anciennes douches collectives du foyer. La même djellaba chaque jour, dont sortent des sandales de plage en plastique. Et il arpente son territoire, nettoyant ici, rangeant là, transportant des objets récupérés dans les encombrants sur le trottoir du foyer, ça peut servir, ça peut aider quelqu’un dans la communauté. Il y a plus de trente ans, son métier c’était la boxe. Il devait être fort, il n’a aucune marque sur le visage. Aujourd’hui serviteur solitaire de son dieu.

Quand j’arrive ce matin-là, avec mon appareil photo, au foyer, je le découvre en train de creuser la terre avec d’étranges outils : un marteau et un pied de biche… Il a du mal, son dos est douloureux, faible, très faible. « Ouajdi, je peux te donner un coup de main ? » Il se relève, souffle. « Oui, oui… si tu veux… » Je pose l’appareil, je m’y colle, la terre est sèche et dure… presque inattaquable. D’ailleurs rien ne pousse par ici, sauf la tristesse. « Au fait, Ouajdi, on creuse pour quoi faire ? » « Pour planter ! » « Mais planter quoi ? » « Les arbres, là… » Il désigne deux petits arbustes complètement desséchés couchés sur le sol. Plus une feuille vaillante depuis l’hiver… Je m’arrête de creuser. « Ouajdi, ils sont morts tes arbres. » Il me répond agacé : « je sais » et il me reprend les outils des mains pour continuer. Je me tais. Je reprends mon appareil, je photographie. Je fais mon travail. Les arbustes sont morts. Il le sait. Il les plante. Je me tais. Il s’acharne, j’aide comme je peux à cette œuvre obscure, moi l’incroyant, lui le jardinier céleste. Je lui propose à nouveau de m’y mettre. Il accepte. J’ai mal aux mains. Je serre les dents. Il me corrige quand je creuse au mauvais endroit pour planter le second vestige végétal. « Là, c’est mieux… » Je ne sais pas pourquoi c’est mieux. Mais j’obtempère car il n’a pas hésité une seconde dans son injonction : il a un plan. Nous ne parlons plus. Les deux arbustes sont dressés. Il a calé les racines avec des cailloux, parce qu’il n’y a pas assez de terre meuble pour les faire tenir. Et soudain après avoir contemplé son installation, comble du comble, il se saisit du vieil arrosoir et il verse de l’eau en abondance sur les pieds des arbustes; longuement, presque paternellement. Ceci doit être fait, alors il le fait. Il ne me regarde plus. Je photographie.

Puis il prend un peu de recul pour contempler son œuvre avec la distance du créateur… tout est parfait. Je me tais et ne dirai plus rien à Ouajdi. Même si le retour à la vie eut été miraculeusement possible pour les deux pauvres troncs morts, aucun avenir ne pouvait leur être promis par le jardinier : il savait qu’ils seraient écrasés, balayés par un engin lors de la destruction du foyer prévue six mois plus tard…

Geste vain ? Folie douce ? Errance d’un esprit dévot ? Peut-être… ou rien de tout cela : un geste de dignité – c’est de cela dont je parle, ici. Son sourire, les mains sur les hanches à la fin de l’installation en disait long. Quelque chose de parfait avait eu lieu. Ouajdi avait dressé deux formes s’ébouriffant vers le ciel, devant la salle de prière, vouée elle aussi à une proche destruction.

Pendant tout ce temps passé avec lui, j’ai pris des photos de la fabrication de son œuvre. Comment la nommer autrement? Pas de souci pour lui avec mes prises de vue. Pas d’intérêt non plus. Il lui importait peu d’avoir à témoigner de quoi que ce soit. Les arbres morts parlaient pour lui. Pour tous les vivants de ce foyer promis à la destruction. À vrai dire, une sorte d’action d’artiste. Acharné à l’inutile, dupe de rien ni de personne, rêveur symboliste, en un geste de résistance à l’inéluctable avancée du monde qui efface les humain·es de sa surface, des sociétés qui plongent dans l’oubli leurs invisibles. Œuvre de poète dont mes photographies ont à peine réussi à garder souvenir. Droits culturels à l’œuvre ? Dignité retrouvée ?

Dignification. Mélange de dignité et de signification ? Pourquoi pas. Non pas ce qu’on nous donne, mais ce qu’on exige pour soi et de l’autre qu’il·elle le reconnaisse. Je vous laisse achever l’exercice numéro 7.

EXERCICE NUMÉRO 10

« Les droits culturels, ce sont des cailloux dans vos chaussures ? » Cet exercice a été rédigé pour une rencontre organisée sur « Le Théâtre du Réel, les droits culturels, un rempart contre le hold-up de la misère », Réseau Culture 21, l’Étincelle – Théâtre de Rouen, l’ODIA Normandie, le Collectif Culture & Citoyenneté et La Renaissance, Caen, 2020, à l’invitation de Christelle Blouët et Anne Aubry.

Les cailloux ah ça j’en ai plein les chaussures c’est bien trouvé de poser la question / vous demandez ce qui empêche de marcher qui blesse une de nos plus délicates chairs / les humain·es ont porté les premières sandales faites de sauge il y a environ 10 000 ans / Ils et elles voulaient chasser plus vite fuir plus vite vaincre la faiblesse la leur celle des proies / le problème des cailloux – déjà – à résoudre pour conquérir le monde / Moi ? Les cailloux ? / il y en a de plus en plus dans mes pompes et comme en plus il faut marcher sur des œufs là où je me déplace ça devient vraiment compliqué / mais je commence à avoir une idée j’y pense de plus en plus / l’idée elle est simple et idiote mais aux conséquences considérables : enlever les foutues chaussures et marcher pieds nus /enlever les godasses d’artistes et parvenir à marcher pieds nus / je sais d’avance que ça va faire mal mais au moins les cailloux ils seront à leur place, sur le sol et moi à la mienne à faire avec / j’avancerai en faisant attention où je mettrai les pieds attention au réel mon coco prends soin de la terre que tu foules attention à ta peau meurtrie si facilement / non oh non pas que tu foules mais qui te portes / les deux ! / je vais m’habituer j’en suis sûr finir par devenir plus léger mais sans jamais voler ça non / Hermès aux sandales ailées dieu de la communication et des voleurs / jamais perdre le toucher des cailloux du monde que j’arpente en fait la seule condi- tion pour l’arpenter vraiment ne pas désirer ni voler ni fouler-écraser les cailloux / ça te rappelle ça / qu’il faut trouver un truc / ni fouler au pied ni décoller /

Artiste poussé dans ses extrémités / c’est le moins qu’on puisse dire / de la prison à l’hôpital psy du quartier abandonné aux foyers « bouts-du-monde-au-coin-de-ta- rue » / j’aurais dû faire cet exercice plus tôt pour me soulager / Nommer les cailloux dans mes chaussures leur coller des étiquettes et des numéros / si je les avais examinés comme un collectionneur de cailloux ça aurait peut-être fait de moi un éminent pétrophiliste – ça s’appelle comme ça c’est pas une perversion / avec une spécialité le gars qui a le savoir des cailloux dans les chaussures : j’aurais fait d’autres articles des conférences des débats / j’aurais montré avec satisfaction quelques belles pierres / j’aurais parlé de la prison / comment tu fais du théâtre dans un espace de privation de liberté ? comment tu fabriques de la liberté sans liberté ? / vas-y, j’écoute… / comment tu fais semblant de pas savoir la peine, les peines, comment tu ne veux pas en connaitre quelque chose qui te secouerait vraiment? / vas-y, j’écoute… / Comment tu sais ce que chacun·e comprend y trouve y retrouve dans le geste de l’art ? Geste de qui ? Geste pour qui ? / vas-y, j’écoute… / j’aurais parlé de Ville-Evrard et de l’HP / j’aurais montré les œuvres de Judith Scott femme trisomique sourde et muette qui fabriquait des enchevêtrements de laines et de fils exposés partout dans le monde / J’aurais demandé Judith tu voulais quoi toi tu espérais quoi toi / silence bien sûr silence toujours sur les cailloux les plus pointus on fait juste aïe et on avance le pas suivant ? / vas-y, j’écoute… / ah tu fais des spectacles la bonne idée dis-moi comment tu échappes à la monstration des fous ? Tu sais que la traduction française du film Freaks c’est « la monstrueuse parade » ? / Vas-y, j’écoute… / Et comment tu te bouches les oreilles au « c’est formidable ce qu’ils font ! » du gentil couple de cinquantenaires à la sortie du spectacle ? / Vas-y, j’écoute… / J’aurais parlé des migrant·es, des réfugié·es / Comment tu écris pour ceux et celles qui ne parlent pas parce qu’on ne les écoute pas ? Qui sont pure demande, pur désir rien d’autre et à la fin de l’exil pur silence fatigué ? Tu crois quoi ? Que tes mots sont des toits des habits d’hiver des passeports pour la suite du voyage ? Que fais-tu de plus que la fête à ta façon ? / Vas-y, j’écoute… / Et qui fixe les règles, les règles du théâtre, du « bien-dire », les règles du danser, les règles des usages ? Toi petit capitaine de scène ? / Vas-y, j’écoute… / Et surtout, caillou de tous les cailloux pratiques-tu ce théâtre vorace / d’art mangeur d’hommes / nouvelles violences et si anciennes dominations où tu as mis la main ? Tout ce que tu fais c’est l’histoire de qui racontée à qui ? /

Bon… / aurais pas dû écrire tout ça / mais sans doute c’est le travail le plus juste à faire cette parabole des cailloux / on va les considérer ensemble / et après arrêter de se regarder marcher / enlever ses chaussures c’est vraiment clair / et le plus tendrement possible continuer la route pourvu qu’elle soit bonne et qu’on y soit plusieurs / et ces cailloux sortis des chaussures après les avoir soigneusement lavés examinés les cailloux se les mettre dans la bouche comme le vieux Démosthène pour apprendre enfin à parler sans faire taire /

Je vous laisse achever l’exercice numéro 10. À chacun·e ses cailloux.

Image : © Anne Leloup

1

« Artistes in extremis », in Les Hors-Champs de l’Art, Co-éd Noys, Mars 2007, réédité in La Place, Corps, Psychose, Psychanalyse, Juin 2007.

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