Dire mot, pour un cessez-le-feu

Le Conseil d’administration de Culture & Démocratie

13-11-2023

Culture & Démocratie est solidaire des prises de positions des différentes associations d’éducation permanente qui se sont exprimées sur la tragédie israélo-palestinienne et toutes les dérives vécues aux quatre coins du monde.

Même si comme le déclare récemment Salman Rushdie, « La paix, en ce moment précis, a l’air d’être un fantasme dans le rêve d’un drogué » (Le Monde, 6/11/23), nous restons attaché·es aux valeurs culturelles et démocratiques dont l’objectif est d’instaurer un gouvernement de la paix pour tous et toutes, partout. Nous sommes atterré·es par l’indifférence générale que récoltent les condamnations du conflit et les appels au cessez-le-feu de l’ONU, ainsi que les alarmes de Médecins Sans Frontières, et ce y compris de la part des belligérants principaux. C’est inquiétant aussi quant à la capacité des pouvoirs politiques en place à faire respecter le droit international et à s’investir dans une gouvernance du monde digne, raisonnable, équitable, basée sur la Déclaration des droits humains.

Face au nœud inextricable de haines qui débouche sur toutes ces horreurs, il est difficile de s’engager sans avoir l’air « partisan·ne », « manipulé·e », tant la masse de rhétoriques manipulatrices, d’éléments de langage désinformants est omniprésente, en provenance de tous les camps. Difficile d’appeler au respect des vies palestiniennes sans être soupçonné·e d’antisémitisme, de tolérance à l’égard du terrorisme. Tout aussi impossible de revendiquer la protection des vies israéliennes sans être taxé·e de sympathie pour le régime peu démocratique de Netanyahou, des politiques coloniales israéliennes. Difficile de s’engager là sans être entrainé·e dans l’instrumentalisation des émotions contre la démocratie, pour reprendre le thème d’un ouvrage d’Eva Illouzn. Quel espace existe-t-il encore pour les appels à la raison, l’exercice de la controverse raisonnée, simplement pour la possibilité élémentaire de (re)commencer à « se parler » ?

Revenir à des fondamentaux, faire prévaloir les concepts originaux du « bien gouverner » – que la plupart des gouvernant·es semblent avoir oublié dans leurs prises de position –, même dans leur dimension parfois abstraite, peut servir de boussole, comme le fait par exemple Judith Butler dans ses derniers ouvrages sur les notions de non-violence et le principe que toute vie mérite d’être protégéen. Il n’y a pas de hiérarchie de valeur entre les êtres, toute existence a droit aux mêmes protections et secours. Accepter qu’ici ou là, à l’intérieur de nos États occidentaux où les inégalités et la pauvreté sont endémiques ou ailleurs, sur le terrain des multiples conflits médiatisés ou non, des vies soient considérées comme négligeables, ruine toute possibilité du « bien gouverner » autant nos pays que ceux déchirés par les guerres. Cela entraine une fragilisation globale des idéaux démocratiques. Or, tous les régimes en place, ici ou là-bas, à des degrés certes divers, entérinent le fait que d’innombrables êtres humains comptent pour rien, sont « sacrifiables ». C’est une condition considérée comme naturelle qui conduit à rendre évident, « normal », le choix de l’arbitraire et de la violence comme mode opératoire principal.

Culture & Démocratie s’associe à toutes les demandes pressantes de cessez-le-feu. Mais pas seulement pour raison humanitaire momentanée, le temps de compter les mort·es, d’évacuer des victimes, de distribuer quelques colis permettant aux sacrifié·es de survivre dans leur enfer. En priorité pour les personnes exposées aux armes, aux bombes, aux ruines, aux manques, aux angoisses, aux pertes, aux blessures, à l’abandon, à l’absence de vie réelle au fond, mais de façon beaucoup plus large, un vrai cessez-le-feu durable est plus que nécessaire, un réel sursaut de la diplomatie mondiale pour engager un réel processus de pacification, remettrait la culture de la démocratie au centre des politiques, nationales et internationales.

Si la complexité des imbrications semble rendre la tâche impossible, de multiples productions culturelles ou travaux de chercheurs et chercheuses contribuent à instaurer un terrain d’approche respectable, digne, propice à l’émergence d’un écosystème du dialogue, de l’attention et de l’écoute de l’autre. C’est un tel écosystème du soin et de la politique réparatrice qu’il faut à présent encourager.

Il ne s’agirait pas d’activer quelques bons principes pour calmer le jeu sur un des fronts les plus atroces de la folie humaine, mais d’entamer la refondation de la diplomatie mondiale pour une autre vision de la mondialité, s’attaquer ainsi aux raisons profondes qui multiplient les conflits meurtriers connus et inconnus qui minent la possibilité d’une gouvernementalité juste et raisonnable de la planète. Pour cela, un attachement radical à la démocratie est plus que nécessaire, basé sur une égalité totale entre toutes les vies, comme l’écrit encore Judith Butler, une « pleurabilité » égale de toute existencen. Dans quel monde voulons-nous vivre ?

Culture & Démocratie

Parmi d’autres prises de positions des différentes associations d’éducation permanente :
« Gaza Maintenant ! », de Ogarit YOUNAN, Agir pour la paix, 31/10/23
« Israël/Palestine : priorité à un cessez-le-feu, à la protection des populations civiles et au respect du droit international », MOC, signé par plusieurs associations 11/10/23

De nouveau parmi beaucoup d’autres productions culturelles ou travaux de chercheurs et chercheuses :
– Les films du Palestine cinema day 2023 : The Tale of the Three Jewels de Michel Khleifi (1995), Gaza surf club de Mickey Yamine and Philip Gnadt (2016), One more jump d’Emanuele Gerosa (2019), The Time that remains d’Elia Suleinman (2009), Ghost Hunting de Raed Andoni (2017), Curfew de Rashid Masharawi (1994), Stitching Palestine, de Carol Mansour (2017) et Farha de Darin J. Sallam (2021)
– « Eva Illouz, sociologue : “Je crois qu’après les attaques terroristes, pour la société israélienne, le Hamas est devenu le nazi” », Luc Bronner, Le Monde, 17/10/23
– « Conflit Israël-Hamas : vous n’aurez pas notre haine, par Wajdi Mouawad », Libération, 09/11/23
Breaking the silence
– La pièce de théâtre The Jewish Hour, de Yuval Roman

L’occasion de (re)lire l’article paru en 2020 dans le hors-série « Chez-soi ? » de Culture & Démocratie : « Gaza, de l’enclave au continent », de Ziad Medoukh, professeur de français et chercheur en sciences du langage à l’Université Al-Aqsa de Gaza.

1

Eva Illouz, Les émotions contre la démocratie, Premier Parallèle, 2022.

2

Judith Butler, Dans quel monde vivons-nous ?, Flammarion, 2023.

3

« Tout se passe comme si nous recevions certaines vies comme des vies qui ne seraient au fond pas comme tout à fait vivantes ; tout se passe comme si l’on considérait certains genres de vies ; ainsi que le dit Judith Butler “déjà comme des non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d’avance, avant même toute forme de destruction ou d’abandon”. » Marielle Macé, Sidérer, considérer, Verdier, 2017.

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