- 
IV - Les frontières symboliques expériences sensibles

Dites à ma mère que je suis là !

Amanda Carolina Da Silva
Chercheuse au CEDEM (Centre d’Études de l’Ethnicité et des Migrations), membre de la compagnie État d’Urgence

18-12-2018

L’expression « Dites à ma mère que je suis là » transcrit le lien entre lieu d’origine et lieu d’arrivée, la nécessité de communiquer avec la famille, l’attachement à une vie d’avant, ou encore ce qu’Abdelmalek Sayad appelle « la double absence ». Mais c’est aussi le nom d’un spectacle de la compagnie État d’Urgence qui place au cœur de la création la question : comment l’artiste peut-il transcrire ou représenter les espaces de campements ? L’histoire racontée est celle de la rencontre entre l’art et la recherche autour du thème de l’immigration.

Dans le Nord-Pas-de-Calais, les conflits entre villes et campements de migrants sont un problème récurrent depuis la fin des années 1990. Les constantes frictions entre les espaces des citoyens et les espaces construits pour mettre à l’écart ceux qui ne le sont pas – tels le hangar de Sangatte ou la Jungle de Calais – sont représentatives des rapports entre la ville et les immigrés. En tant qu’espace de socialisation entre les citoyens, la ville se distingue des camps ou des campements. Comme illustré par Michel Agiern, un camp est, par son exceptionnalité, un espace d’exclusion des populations présentées comme indésirables. Nous percevons cet écartement, cette fracture entre camp et ville dans le cas de Calais, mais aussi à Bruxelles où le parc Maximilien fait office de campement. Ces lieux sont aussi des espaces de rencontres, le plus souvent entre les migrants, les associations et les citoyens.

Selon le sociologue Marco Martiniello : « Les arts peuvent aider à construire des ponts […] entre différentes populations vivant dans un espace urbain partagé. [Ils] peuvent devenir un moyen de communication et de dialogue entre différents individus ou groupes d’une même ville ou d’un même quartier. Certaines formes artistiques, comme la musique, ont un énorme potentiel de rassemblement émotionnel et de communication au-delà des barrières linguistiques et culturelles. »n De fait, les pratiques artistiques peuvent susciter des rencontres, plus émotionnelles que culturelles – une perspective intéressante dans le cas de l’immigration, à l’heure où des chercheurs suggèrent que les approches de « démystification » sont de plus en plus inefficaces pour lutter contre l’hostilité, le rejet ou l’incompréhension.

On peut supposer que ces attitudes négatives reposent principalement sur un manque d’information sur les flux migratoires, leurs conséquences et les politiques attenantes. Des enquêtes menées dans de nombreuses régions montrent que les répondants surestiment systématiquement le nombre d’immigrants dans leur paysn. On peut donc penser que s’ils étaient informés correctement, ils changeraient peut-être de point de vue sur la question. Mais la désinformation n’est pas le seul vecteur de l’hostilité et de la fragmentation qu’elle produit dans les villes européennes. Si elle alimente bel et bien les inquiétudes, le manque de compréhension du public et son impact sont un problème qui dépasse de loin celui de la désinformationn (Crawley, 2009).

De nombreuses études montrent que les préoccupations économiques, culturelles et de sécurité concernant les réfugiés et les migrants prennent une place importante dans l’esprit de la population parce qu’elles rencontrent une vision du monde où les étrangers sont perçus comme une menacen (Esses et al., 2017). Les menaces supposées peuvent être d’ordre matériel lorsqu’elles touchent à l’économie ou au bien-être personnel, mais aussi d’ordre symbolique lorsqu’elles se forment autour du maintien des valeurs et des croyances. La formulation de celles-ci passe par ce qu’on appelle des « actes de discours », des formules reprises par l’extrême droite dans de nombreux contextes et utilisées pour décrire les réfugiés et les migrants comme un péril pour les valeurs et la culture locales, une source de terrorisme et de criminalité et une menace pour le niveau de vie et les services publicsn (ODI, 2017). Toutefois, il est important de se rappeler que la plupart des gens ont des opinions complexes sur les réfugiés et les migrants, qui reposent sur des émotions et des valeurs individuelles.

Si la démystification n’est pas une réponse efficace, comment nous, chercheurs, pouvons-nous toucher les citoyens ? Et si l’art permet de construire des ponts entre les différents groupes de population, comment mettre en place des dispositifs ou des représentations artistiques plus « réflexives » afin de promouvoir des moments de partage émotionnel sans pour autant distinguer, catégoriser ou représenter les migrants d’une façon binaire, comme menace ou comme victimes ?

Si on observe les productions artistiques proposées en Europe sur l’immigration, on constate que celles-ci vont souvent dans une seule direction : celle de la distinction et de la victimisation. Depuis 2015, les représentations artistiques sur le sujet se multiplient, ainsi que les visites, de plus ou moins longue durée, de personnalités artistiques dans des camps – tels l’acteur britannique Jude Law, l’auteur-compositeur britannique Charlie Winston ou encore l’artiste Banksy et tant d’autres auteurs, réalisateurs, musiciens ou peintres. Cette « crise des réfugiés » est la plus photographiée de l’histoire. Par exemple, l’artiste chinois Ai Weiwei a reproduit, en se mettant en scène, l’image du petit garçon kurde Alan – une image déjà très médiatisée et emblématique de l’immigration en Europe. Par cette œuvre – qui invite à l’empathie comme antidote à l’inhumanité du politique –, il met l’accent sur la dimension tragique de l’immigration, une perspective peu différente de celle exploitée par les médias qui repose aussi essentiellement sur l’empathie. Cela a amené Jerome Phelps, directeur de l’association britannique Detention Action, à se questionner dans un article « Pourquoi déplorer la multiplication des œuvres d’art sur la “crise des réfugiés” ? ». Pour Phelps l’omniprésence des représentations de la « crise » est un des problèmes auquel les artistes doivent faire face dans leurs créations. Par ailleurs, il soulève aussi la question du geste de l’empathie qui tend à omettre le sujet d’empathie. Tout se déroule à partir d’un seul point, la victimisation, qui souligne l’absence d’une méthode de création artistique prenant en compte le terrain et le positionnement artistique lui-même.

C’est précisément pour essayer de répondre à ces questions et à ces défis que la compagnie État d’Urgence a été créée. Ce projet particulier revendique une production artistique plus réflexive et place artistes et collaborateurs au centre de la création. Pour H. Becker, la production artistique est en premier lieu le résultat d’une interaction constante entre l’artiste, ses pairs, son public, ses critiques, ses collaborateurs techniques, ses distributeurs, ses sponsors, etc. Becker insiste sur la manière dont ces interactions se perpétuent en réseaux, se construisent autour de conventions et agissent progressivement sur un système appelé « les mondes de l’art ». Il montre que la dimension collective de la création et de la diffusion des œuvres provient du partage des mêmes valeurs et des mêmes conventions et donc de l’appartenance au même « monde vécu ». Si tout commence avec l’artiste, sa conscience, son positionnement sur le sujet – dans notre cas l’immigration –, il est alors le pilier de la création, et ce quelle que soit sa position dans « les mondes de l’art ».

Par ce travail d’aller-retour entre les méthodes artistiques et ethnographiques, l’artiste prend conscience de sa position sur le terrain pendant la création artistique, mais aussi de l’importance de ces représentations en tant que construction de l’image des migrants en dehors de la ville.

L’idée de la compagnie État d’Urgence repose sur une synergie entre artiste et chercheur. L’artiste apporte des méthodes de création spécifiques à son art – théâtre, danse, acrobatie – et le chercheur met à disposition ses méthodes pour explorer les terrains. Pour Dites à ma mère que je suis là !, nous avons essayé de donner à voir et à réfléchir collectivement sur la dimension émotionnelle de l’art et l’objectivité de la recherche, en juxtaposant des disciplines différentes – du travail avec le corps en passant par la scénographie, l’image, le son, l’écriture. Pendant le processus de création, nous nous sommes basés sur la rencontre de ces deux axes – l’art et la recherche –, l’utilisant comme une boîte à outils. La transparence fait partie intégrante de ce projet : sur le plateau on retrouve l’intégralité de la démarche artistique.

Martine Cendre, la metteuse en scène du spectacle, évoque son expérience à la naissance du projet : « Cela a été un challenge. Au début je ne voyais pas comment organiser et “m’approprier” tous ces questionnements, juxtapositions de spécialités artistiques, de parcours et d’expériences individuelles, de témoignages et d’écrits scientifiques, sans un texte théâtral sur lequel m’appuyer. Je ne voyais pas comment les artistes, le plateau pouvaient recevoir cette masse d’informations et la mettre en pratique. Il nous a fallu tout casser et apprendre à utiliser d’autres codes pour passer de l’existentiel au politique, du terrain de recherche au plateau. Il nous a fallu déconstruire pour reconstruire, créer un cycle permanent entre l’art et la recherche scientifique, puiser dans la boîte à outils, complexe, certes, mais infiniment riche. »

Nous avons passé ensemble plus d’un mois dans la Jungle de Calais pendant la première phase du projet, puis nous y sommes revenus six mois plus tard. Être dans un contexte de camp questionne le positionnement des artistes, ce qui est essentiel pour leur recherche de matière artistique et permet de prendre du recul. D’un autre côté cela questionne aussi leur légitimité en tant qu’artistes, que porteurs de paroles de migrants dans l’espace de la ville, visibles dans les espaces culturels, symbolisant la réalité observable sur le terrain. Pour Martine, être dans le camp de Calais était « un point d’interrogation sur la légitimité d’être sur le terrain » : « Cependant j’étais là, avec un propos. Nous devions réaliser ce projet et le but était de parler, “d’explorer” cette réalité autrement, au-delà de la victimisation. Les clés de compréhension partagées par la recherche et la prise de distance essentiellement acquise après des réflexions collectives sur nos positions nous aidaient dans cette traversée artistique et sociale. Nous ne sommes pas dans la tragédie journalistique, nous sommes dans des instants percutants de vie, des instants de vie simples. En revanche, le “mécanisme ”de pensée de l’artiste n’est pas le même que celui du chercheur, ni l’engagement, l’échange, la compréhension. Il n’y a pas de personnage, nous sommes nous-mêmes sur le plateau. Le cirque, la danse, le théâtre, la recherche : nous sommes dans tout cela à la fois car nous voulons parler du monde, du monde dans lequel nous vivons, du réel. Notre but est de contester la légitimité des lieux et des codes car nous travaillons pour les gens et non pas pour “un” public. Dans ce sens, le collectif donne une priorité absolue à la rencontre des habitants du quartier, de la ville, des associations en amont de toute présentation du spectacle. »

Par ce travail d’aller-retour entre les méthodes artistiques et ethnographiques, l’artiste prend conscience de sa position sur le terrain pendant la création artistique, mais aussi de l’importance de ces représentations en tant que construction de l’image des migrants en dehors de la ville. Il peut donc faire la différence entre les constructions dramatiques et distinctives en observant le discours porté par leurs représentations artistiques – ce qui lui fait aussi contester les méthodes de diffusion de ses œuvres. Martine rappelle que ce projet amène l’artiste à rencontrer les citoyens et les acteurs sociaux qui ne font pas partie du public des lieux d’art et de culture, au-delà de la simple diffusion. L’œuvre et l’artiste sont là pour produire des espaces de rencontre entre ces différents groupes parce que l’artiste est capable de se positionner et qu’il est en mesure de contester le système de diffusion des œuvres et des réseaux, donc la logique du monde de l’art.

Sur le rapport dialectique entre art et recherche, Martine explique : « Nous n’avons pas refusé l’émotion mais nous avons essayé, après chaque passage sur le terrain, de donner la priorité à la réflexion, à la prise de conscience. Travailler sur la rigueur du constat. C’est tout ce travail d’échange qui nous a permis de distancier, de nous emparer de quelques clés pour comprendre, de ne pas s’arrêter à l’indignation. Ce travail artistique devrait être celui d’une vie, car nos sociétés sont en train d’atteindre le paroxysme de l’inhumanité. »

Le projet nous a conduits à créer une nouvelle démarche par l’engagement de tous ceux qui, à un moment donné, ont fait partie de la création (son, lumière, image, technique, danseurs, acrobates, lieux de résidence, associations, citoyens). La rencontre avec les habitants des quartiers, qui nous ont motivés par leur curiosité, et l’échange quotidien, exigeant et complexe, entre art et recherche a donné forme au projet. La démarche de création, imposée par la pluridisciplinarité du projet et de ses acteurs, les temps de réflexion sur et hors terrain, ont permis de dépasser la représentation particulière des camps du nord de la France, d’aborder les maux sociétaux et leurs répercussions sur les habitants des villes, en particulier les exclus et les invisibles, en tant qu’individus. Ce processus complexe de constant dialogue entre les différentes disciplines ouvre non seulement de nouvelles approches à la création artistique, mais surtout au chercheur, qui peut alors envisager de nouvelles possibilités pour la diffusion et l’élaboration de ses recherches. L’art comme remède à la fragmentation des groupes dans les villes est possible, mais seulement si l’artiste est capable d’envisager l’existence et la diffusion des œuvres au-delà du cadre imposé par sa discipline et les réseaux artistiques.

 

Image : ©Élisa Larvego, Iba, hébergement des femmes, Calais. Série Chemin des Dunes, 2016

1

Michel Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Flammarion, 2008.

2

Marco Martiniello, « Immigrants, ethnicized minorities ans the arts: a relatively neglected research area. » , in Etnic and racial studies, volume 38, 2015.

3

Helen Dempster, Karen Hargrave, « Understanding public attitudes towards refugees and migrants. » in Chatman house: Working paper 512, 2017

4

Heaven Crawley, Understanding and Changing Public Attitudes: A Review of Existing Evidence from Public Information and Communication Campaigns, Diana, Princess of Wales Memorial Fund, 2009

5

Victoria M. Esses et al., « Uncertainly, Threat, and the Role of the Media in Promoting the Dehumanization of Immigrants and Refugees », in Journal of social issues, 2013

6

ODI Chatham House Forum Summary, Changing public perceptions of refugees and migrants: the role of politicians, the media and civil society, London, ODI, 2017