Du théâtre pour déconstruire les représentations

Entretien avec le Nimis Groupe

18-10-2016

Donner voix aux sans voix est une entreprise délicate. Les écueils à éviter sont nombreux pour ne pas reproduire les mécanismes qui maintiennent inaudibles les paroles des exclus. La pièce du Nimis Groupe ne tombe pas dans le piège. En parcourant avec les fondateurs du collectifn les différentes étapes de création, en nous intéressant à la genèse du projet plus qu’à sa thématique, nous avons mis en lumière les ingrédients qui ont fait de ce spectacle un objet honnête et cohérent.

Propos recueillis par Maryline le Corre, Hélène Hiessler, Philippe Delvosalle, Nimetulla Parlaku et Baptiste De Reymaeker

Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu, le nom de la pièce de théâtre créée par le Nimis Groupe est extrait du poème « Mauvais sang » d’Arthur Rimbaud, paru en 1873 dans le recueil Une saison en enfer. Dans ce texte, le narrateur, que l’on peut aisément identifier à Rimbaud, évoque sa fascination pour la figure du forçat, du hors-la-loi. « Encore tout enfant, j’admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne […] » Il s’en rappelle, lorsque, vagabondant, il est pris par la faim, le froid, la peur. « [U]ne voix étreignait mon cœur gelé : “Faiblesse ou force: te voilà, c’est la force. Tu ne sais où tu vas, ni pourquoi tu vas, entres partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre.” Au matin j’avais le regard si perdu et la contenance si morte que ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu. »

Nous voulions déconstruire les représentations communes, nous voulions contre-informer, nous opposer à « la manipulation de l’incertitude ».

Rimbaud raconte ses errances, ses exils, ses insuccès, sa solitude. Il ne sait où aller. Il ne se sent pas chez lui dans la civilisation occidentale. Il en est exclu. « Je n’ai jamais été de ce peuple-ci. […] Je suis une bête, un nègre. » Il exprime sa volonté de s’enfuir d’Europe. « Le plus malin est de quitter ce continent où la folie rôde […] » Dans cet exil réside son salut. Il s’imagine en Afrique. « J’entre au vrai royaume de Cham. » Là, il perd la parole, la connaissance. « Cris, tambour, danse, danse, danse, danse. »

C’est une histoire inverse que nous raconte, dans sa pièce, le Nimis Groupe. Celle d’Africains qui cherchent à rejoindre l’Europe et désirent s’y réfugier. Rimbaud errait sur les routes de France et de Belgique, rêvant du continent noir et de disparition; les réfugiés, quant à eux, ont parcouru l’Afrique jusqu’aux portes de l’Europe et s’ils sont parvenus à franchir les barbelés et la mer, ils errent, rêvant de papiers, de régularisation.

Si dans le poème « Mauvais sang », la disparition est souhaitée par l’auteur, dans la création du Nimis Groupe, elle semble au contraire faire référence à ce contre quoi il faut lutter : l’effacement des visages des morts, l’étouffement de la parole des réfugiés, la transparence de leur présence parmi nous.

Résister à l’oubli. C’est l’objectif de cette pièce. « Nous l’avons montée pour ne pas pouvoir dire que nous ne savions pas. Nous pourrions faire nôtre le sous-titre de Rwanda 94 : “tentative de réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants” », disent les comédiens du Nimis Groupe que nous avons rencontrés. Ils ajoutent toutefois que Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu est aussi « un signal d’alarme pour protéger les vivants ».

Comment votre collectif est-il né?
Nimis Groupe : Au départ, nous étions douze acteurs/comédiens à vouloir travailler ensemble. La moitié sortait de l’École supérieure d’art dramatique du Théâtre natio- nal de Bretagne (Rennes), l’autre de l’École supérieure d’acteurs du Conservatoire royal de Liège (ESACT). Nous nous sommes rencontrés lors du projet de coopération européen Prospero entre, notamment, le Théâtre national de Bretagne et le Théâtre de la Place de Liège. Ce qui nous réunissait était une envie commune de créer un spectacle sur l’Europe.
Assez vite des divergences sont apparues au sein du groupe quant à la manière de traiter ce sujet. Certains désiraient partir des diverses conceptions que chacun avait de l’Europe : la création à concevoir serait une sorte d’évocation poétique et introspective d’une Europe multiculturelle. D’autres, plus engagés, voulaient s’emparer de l’actualité. À l’époque, en Europe, on expulse les Roms ; on retient des candidats à l’asile dans des camps en Grèce ; l’agence Frontex fait parler d’elle: des rapports très sévères sont publiés par Human Rights Watch. C’est pourtant cette même Europe qui encourage la mobilité et la circulation de ses citoyens, via des programmes comme Erasmus, ou celui qui a permis la naissance du projet Prospero. Il y avait là une contradiction sur laquelle nous voulions travailler.
Ces deux propositions de travail étaient difficilement conciliables. Lors de la rédaction d’un dossier pour obtenir des soutiens, c’est le projet plus politique et engagé qui fut développé. Il était plus concret. Cela a provoqué le départ de la moitié du groupe initial. Ainsi, le Nimis Groupe était né. Un collectif de sept acteurs/metteurs en scène.

Qu’est-ce qui explique cette séparation?
Dans le projet, une période importante de travail documentaire était prévue. Il s’agissait de se confronter à des textes législatifs, juridiques, sociologiques, historiques dont la théâtralité n’apparaissait pas de façon évidente et attrayante. Le travail sur le plateau n’était pas immédiat. Sans doute que les comédiens qui se sont retirés avaient envie de se retrouver plus rapidement sur les planches. Le temps préalable de l’enquête devait leur sembler trop long, prenait une place trop importante.

Quelle méthodologie avez-vous suivi pour réunir vos sources, les analyser, les partager?
Aucun de nous n’avait une expertise préalable sur les politiques migratoires européennes. Nous avions chacun nos opinions, plus ou moins informées. Mais aucune connaissance. Ce vide a créé un appel et nous nous sommes mis à enquêter, sans jamais perdre de vue que la finalité était de déposer ce que nous récoltions comme information sur scène. D’ailleurs, nous partagions entre nous le résultat de nos enquêtes sur les planches. Le premier acte de transmission de nos recherches documentaires était donc un acte théâtral. La dramaturgie s’élaborait de la sorte en même temps que le travail de documentation. Le processus d’écriture de plateau s’est ainsi tout de suite mis en marche. D’emblée nous faisions entrer le document dans l’espace de la fiction, du traitement subjectif.

L’enquête n’était pas simple. Elle fut longue. Trois ans à accumuler de la matière. En lisant des textes, des articles, des livres (Xénophobie business, de Claire Rodier, Les Chasses à l’homme de Grégoire Chamayou et Partir et raconter de Bruno Le Dantec et Mahmoud Traoré) ; en regardant des documentaires.

À un moment, s’est révélée la nécessité d’aller nous-mêmes sur le terrain, de nous confronter au réel, de puiser une matière documentaire qui ne soit pas que livresque. Nous sommes allés à la rencontre de migrants en centres ouverts, de militants, de chercheurs, de membres du personnel du CGRA. Nous nous sommes rendus à Lampedusa, à Calais. Il était important d’entendre des voix, des récits, de voir des visages: ne pas en rester à la froideur des lettres, des chiffres, des flux, des analyses.

L’investigation fut laborieuse. Plus nous creusions, plus cela semblait compliqué. Plus nous creusions, et plus, derrière cette complexité, apparaissait clairement un scandale, une absurdité. Quelque chose de sordide.

À un moment, quand nous avons compris le principe, nous avons arrêté de creuser, nous nous sommes extirpés de la spirale et nous sommes mis à chercher la manière de mettre en une forme théâtrale notre parcours d’enquêteur, nos « découvertes ». Comment transmettre ce double langage, ces interrogations laissées sans réponses?

Comment?
Nous avons été confrontés à une masse considérable d’informations: des chiffres, des cartes, des témoignages, des photos, des vidéos, des récits d’expériences. Il s’est avéré nécessaire de déterminer un fil conducteur. C’est le travail de Claire Rodier qui nous y a aidés. Nous avons donc choisi de mettre le focus sur la dimension économique des politiques migratoires.
Nous voulions éviter la victimisation des migrants et voulions montrer que derrière les catastrophes, les souffrances et les injustices que vivent ces personnes, il y a des choix économiques et politiques.

Il nous importait de ne pas verser dans l’émotionnel, le sensationnalisme ou le misérabilisme. De nous distinguer clairement du traitement médiatique qui un jour attise les peurs et un autre fait appel aux bonnes consciences et à la charité. Nous voulions déconstruire les représentations communes, les clichés qui circulent sur les migrants. Nous voulions contre-informer, nous opposer à « la manipulation de l’incertitude ».

En même temps, nous cherchions à ne pas faire une pièce trop didactique de 4 h 30. Nous cherchions à toucher un public large et avons opté pour quelque chose de dynamique, d’éclectique et de ludique.

Nous avions découvert tellement de facettes, tellement d’angles d’attaque qu’il nous semblait impossible de développer un discours monolithique. Nous voulions éviter la mise en scène d’un discours édifiant. Nous voulions relater notre propre cheminement d’enquêteurs.

Plus nous creusions, plus cela semblait compliqué mais, derrière cette complexité, apparaissait clairement un scandale, une absurdité.

Autour de notre fil rouge – l’aspect économique des politiques migratoires européennes –, nous avons agencé un certain nombre de saynètes, déclinées en divers registres. Ainsi, la forme du spectacle est celle d’un puzzle, d’un patchwork. Un patchwork de scènes – de blocs –, mais aussi de registres. Il y a de la danse, du chant, de la forme « télévisée », des témoignages « directs », de l’explicatif, du grotesque, de la dénonciation.

Nous pensons toutefois avoir évité le côté « zapping », qui est le travers de ce genre de mise en scène. Tous les tableaux ne prennent pas le même temps. Des durées plus longues ont été accordées à des scènes centrales – telle l’interview du docteur Bartolo.

Comment des personnes réfugiées sont-elles arrivées dans le projet?
Nous ne nous sommes pas contentés de ressources livresques. Nous avons rapidement eu un besoin de nous rendre sur le terrain, d’aller à la rencontre de témoins directs. Il nous a semblé que la seule façon de créer une véritable rencontre avec les demandeurs d’asile était de leur proposer de faire du théâtre ensemble. Nous n’avions alors pas encore l’idée de les intégrer au projet. Nous avons organisé une semaine d’ateliers de théâtre pour les primo-arrivants du centre ouvert de Bierset. Nous nous sommes vite aperçu que ce n’était pas évident comme rencontre. D’abord ils nous suspectaient d’être des enquêteurs du CGRA. Ensuite nous avons découvert en nous une forme d’autocensure qui nous empêchait de travailler trop frontalement la thématique des politiques migratoires et de l’instrumentalisation du phénomène migratoire à des fins d’intérêts financiers.

(Claire Rodier cite ce constat alarmant que fait Peter Burgess : « Ceux qui ont le plus intérêt à ce que l’Europe soit mal surveillée sont aussi ceux qui fournissent les équipements de sécurité. ») Enfin, pour certains demandeurs d’asile, la possibilité de faire de la contestation au théâtre ou de dire des choses qu’on ne pense pas n’était pas évidente.

À un moment, nous avons proposé de travailler sur une scène d’Aiat Fayez, tirée de sa pièce Les Corps étrangers. La scène racontait un renouvellement de carte de séjour.

Cela a été le déclic qui nous a guidés de façon déterminante dans la conception de cette pièce. Il nous manquait quelque chose de simple. Pendant l’exercice, alors que nous étions sur le plateau, ce sont les demandeurs d’asile que se sont mis à nous mettre en scène : « Non, ça ne se passe vraiment pas comme ça, c’est pire ! Non, l’attitude de l’enquêteur est plus comme ça. »

Grâce à cette session de travail, nous avons établi que les confrontations demandeurs d’asile/fonctionnaires du CGRA constitueraient l’ossature de la pièce. Nous avons eu envie que les personnes avec lesquelles nous avions travaillé pendant une semaine continuent le projet comme comédiens. Ils ont été six à accepter.

Au fur et à mesure de la création, les demandeurs d’asile sont passés du statut de témoins (initialement nous les avions rencontrés dans une démarche documentaire) à celui d’acteurs. C’est-à-dire que leur parole – celle d’un témoignage, celle d’un récit, d’un revécu – est devenue texte travaillé, modifié, appris et joué. Il est donc clair qu’ils ne se présentent pas sur scène comme des « documents vivants », mais comme des comédiens.

Les demandeurs d’asile, pour espérer obtenir leur permis de séjour, sont presque obligés de créer de la fiction sur leur propre histoire, et ce pour entrer dans les catégories absurdes qui permettent de décrocher l’asile. Est-ce qu’il vous importait qu’à vous la vérité soit racontée?
Les agents du CGRA, pour juger de la véracité des récits d’exil, en vérifient la cohérence, posent des dizaines de fois les mêmes questions… Ainsi, le demandeur d’asile répète inlassablement son récit. Plus qu’il ne l’apprend par cœur, il l’incarne et commence à y croire dur comme fer. La frontière entre fiction et vérité s’estompe. C’est une question de survie.

Au départ, par souci d’objectivité et de confiance mutuelle, certains d’entre nous souhaitaient connaître les « vrais » récits des demandeurs d’asile. Plus tard, cela ne leur est plus apparu comme déterminant. L’important étant de dénoncer ensemble au plateau l’absurdité des critères et des procédures administratives.

Dans Autochtone imaginaire, étranger imaginé, le philosophe Alain Brossat, au sujet de films ayant comme figure centrale le réfugié, met en garde contre la culture, qui serait un dispositif général d’apprivoisement. « Par le biais du film, écrit-il, un fait polémique historique […] trouve ses possibilités de résorption en étant soumis aux conditions de la culture. Il cesse en entrant dans le monde fluide et apaisé de la culture, d’être associé au pur effet de choc, de suffocation. » Brossat parle d’un retraitement culturel qui soulage, allège le fardeau de la culpabilité – la salle noire de cinéma est comparée au confessionnal. Qu’en pensez-vous?
Brossat adresse sa critique au cinéma. S’applique-t-elle au théâtre où le contact est plus direct avec le public? On ne peut pas, en outre, mettre toutes les productions culturelles dans le même panier…

Lors de la présentation d’une première étape de travail, deux choses se sont passées, alors que le public était composé pour moitié de demandeurs d’asile et pour moitié d’étudiants de l’ESACT. Tout d’abord, les rires n’avaient pas lieu au même moment – par exemple, nous entendions des rires du côté des demandeurs d’asile lors des scènes d’interrogatoire qui s’apparentaient pourtant à de la torture psychologique. Ensuite, lors du débat, les échanges furent vifs, animés…

Nous avons décidé qu’après chaque représentation un temps d’échange et de débat serait proposé au public afin de pouvoir répondre à cette question récurrente: et main- tenant, que faire ? Parfois des membres d’associations sont aussi invités pour apporter un éclairage sur une question particulière. Lors de notre passage au Théâtre national en janvier 2016, dans le cadre du Théma, nous avons mis sur place un gros dispositif de médiation culturelle. En marge des représentations, nous avons programmé des projections de documentaires, organisé une exposition et des débats/conférences.

Nous avons aussi choisi de travailler nous-mêmes à la composition du public afin qu’il soit toujours composé d’une part significative de demandeurs d’asile invités, et ce dans le but de créer une véritable rencontre, pour que ça bouillonne lors des débats!

Pour ces raisons, nous pensons que nous avons su éviter le côté confessionnal que peut être une salle de théâtre, que nous avons su parer la critique selon laquelle notre pièce permettrait de se donner bonne conscience.

Sonja Buckel, lors d’un entretien accordé à la revue Vacarme, répond à la question: Que faire? « Travailler avec ceux qui fuient vers l’Europe et les appuyer à chaque étape de leur lutte, c’est une modalité exemplaire d’activisme. Ces initiatives tendent à considérer les demandeurs d’asile impliqués moins comme des objets nécessiteux que comme des sujets politiques. Ces actions politiques s’inscrivent dès lors, et au risque de paraître trop ambitieux, dans un projet collectif européen: le pro- jet de construire une Europe différente et plus juste. » On retrouve dans cette invitation formulée par la chercheuse allemande l’action et l’ambition européenne du Nimis Groupe. Bravo!

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Anne-Sophie Sterck, Yaël Steinmann, Jérôme de Falloise, David Botbol, Romain David, Sarah Testa, Anja Tillberg. Olivia Harkay, que nous avons aussi interviewée, s’occupe de la médiation auprès des publics.