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Notices bibliographiques

D’un retournement l’autre : Comédie sérieuse sur la crise financière en quatre actes, et en alexandrines, Frédéric Lordon

Paul Biot

03-01-2019

Éditions du Seuil, 2011, 137 pages.

Présentation

Frédéric Lordon est un sociologue, philosophe et économiste français, membre des économistes atterrés, collectif défendant une pensée économique hétérodoxe. Il est l’auteur de nombreux essais dont Capitalisme, désir et servitude, La Société des affects : pour un structuralisme des passions ou encore La Condition anarchique. Écrire du théâtre n’est dans pas son habitude, ce serait même sa seule tentative.
Le sous-titre dit l’essentiel de cette œuvre écrite en 2011. Il s’agit d’un texte théâtral original, en alexandrins, « qui se diront sous les conventions de l’élision à l’hémistiche et de la synérèse ». Une injonction qui annonce le ton provocateur de la pièce, auquel la versification alexandrine « bouffonnise à souhait et fait les Précieux ridicules » mais peut aussi « se charger d’une nuée plombée et annoncer les orages».
Des orages dont le dernier alexandrin sonne comme un avertissement à toute autorité politique vassale du capitalisme – car le texte se veut aussi pamphlet : « fuyez quand il est temps, le goudron se réveille. » Si les personnages sont français et agissent sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le propos garde sa pertinence prémonitoire alors que « les ronds-points se soulèvent ».
Les quatre actes de la pièce constituent des chapitres que nous parcourons dans un déroulement chronologique dérivant inexorablement vers une issue tragique. La chute, annoncée d’entrée de jeu, en parait inévitable. Mais l’œuvre de Lordon est aussi une tragédie comique, parfois désopilante, tant ses personnages y frisent le grotesque. Une farce vaudevillesque certes… mais grinçante, voire révoltante, tant il est éclatant que cette déroute financière et cette faillite bancaire qui ont saisi le monde en 2008 n’avaient rien d’une fatalité.

L’acte 1 avance d’emblée l’élément central de l’équation : le crédit.

« [Le marché s’est retourné]
Or les gueux sont fauchés, ils n’ont plus un radis, Submergés d’échéances, ils deviennent faillis, Endettés jusqu’au cou, ils cessent de payer.
Même vendre le bien ne peut plus rembourser. »

Les banques savaient a priori que quantité de prêts hypothécaires accordés à tout-va ne seraient pas remboursables. Qu’importe, les maisons seraient revendues dans un marché prédit en croissance. Sauf que cette bulle immobilière, dans un marché subitement saturé par les défauts de paiement qui s’accumulaient, a implosé. Une explosion qui fit fondre le beurre et l’argent du beurre, dont les banques comptaient s’accaparer, sur la tonte de milliers d’emprunteur·ses nourri·es au même fétichisme de la croissance infinie.
Entretemps s’était mis en place le second acte de cette farce financière: une transformation des créances en titres négociables, dénommée titrisation, tout aussitôt vantée par un banquier, personnage d’une perverse béatitude:

« Considérez les charmes de la titrisation.
De ces crédits pourris transformés en créances,
Nous sommes soulagés et surtout des plus rances.
C’était bien là d’ailleurs le but de la manœuvre –
Si belle innovation est un très grand chef-d’œuvre. »

Les ferments de la tragédie sont opérationnels : des créances douteuses ou pourries sont transformées en produits financiers promis à une rentabilité d’autant plus faramineuse que les risques encourus sont importants. La finance casino-spéculative s’excite et les vend et les revend dans le marché mondial des « investisseurs institutionnels » – dont les banques dans le monde entier. Souffrant d’une obésité de ressources collectées auprès de millions d’épargnant·es, elles se montrent avides d’une source de profit que sa haute rentabilité potentielle aurait à tout honnête personne paru tout aussi hautement suspecte. Mais la goinfrerie étouffe la prudence de nos banques:

« Les crédits titrisés sont actifs négociables,
Il s’en mange au marché comme foin à l’étable.
Notre banque pauvresse, j’ose à peine, monsieur,
S’en est gavée si bien, s’en est mis jusqu’aux yeux,
Que nous voilà chargés près de l’indigestion »

La tragédie est sur orbite. L’aveuglement délibéré des opérateurs financiers appelle les exploits des traders confits en bourse. Chacun croit repousser sur les autres la gangrène qui déferle :

« Il n’y a rien du tout, nous sommes à l’abri.
Les crédits sont au loin et aussi les faillis.
Ailleurs il est certain que d’autres font des pertes,
Ça n’est pas notre affaire, n’ayez aucune alerte.
[…] des traders surpayés […]
Affairés à construire ces produits biscornus,
Ils nous laissent sans tache et les autres cocus. »

La machine devient infernale. Avec l’aide de la presse financière, on tente à la va-vite de jeter l’opprobre publique sur le trader « saboteur». Dérisoire et minable esquive de banquiers « à la ramasse». Panique à bord! Que faire alors? Se concerter, se rassembler, dépasser les égoïsmes ; et nous assistons à une scène inénarrable de banquiers s’invectivant dans un bac à sable infantile. Quand soudain, une idée de génie: l’appel à l’ennemi éternel ! Qui? Mais l’état, voyons. folie? Non. Le raisonnement est perfide:

« Imaginez nos banques sur la fatale pente,
Sans un sous de crédit, voyez l’économie:
Toutes les entreprises jetées dans l’anémie. […]
Qui peut penser ici, penser un seul instant,
que l’état resterait stupide et bras ballants […]
Pour nous sauver l’état mettra tout sur la table. »

Acte 2 : l’Élysée. Le président de la République reçoit les banquiers. Ah, il est fâché! Il vitupère contre leurs « phrases contournées » et leur « fausse science » qui met à mal ses promesses électorales. Toute impuissance avouée, résigné devant le désastre, le président conclut qu’« après tous vos clients, c’est moi que vous braquez».
Pour tenter d’en sortir vivant, il supplie la Banque centrale européenne. Superbe, son gouverneur accepte de « très vite des banques soulager le bilan» et de « libérer la création monétaire » pour acquérir leurs actifs irrécupérables. Devant cette magnanimité historique, un conseiller qui ne manque pas d’audace – l’auteur, évidemment – suggère une autre porte de sortie:

« Quitte à faire la recapitalisation,
La formule s’impose: nationalisation ! »

Le gouverneur et le président s’étranglent. Le conseiller persiste et signe : sans quoi au prochain désastre, les banques,
« cette maudite engeance », repartiront:

« Et tourne le manège une nouvelle fois […]
Voyons, l’état est là, pourquoi donc se gêner ? »

Et s’adressant au président une dernière fois, avant d’être chassé:

« Ayant vu ce que le privé vient d’accomplir,
que peut vous retenir d’entrer au capital ? »

Une hypothèse « félonne » à la doxa libérale qui, Lordon l’affirme, permettrait de transformer un échec en solution. À tout le moins, si renverser l’impudente irresponsabilité de l’économie capitaliste est complexe, un premier retournement à l’intérieur du système est aisé.

L’acte 3 est éclaboussant dès l’abord: à nouveau, le manège virevolte, les banques exultent:

« Il n’a pas pris trois mois après la dégringole
Pour qu’enfin à nouveau la Bourse caracole […]
La salle des marchés à plein régime tourne,
Vous verriez les milliards qu’à chaque heure elle enfourne… »

Voici revenu le nirvana des profits jetés en pâture à la spéculation. Les prêts de la Banque centrale à « presque zéro pour cent» sont juteux:

« Les marges sont somptueuses, les encours épatants,
Jamais profit ne fit retour si promptement »

Ces prêts sont pour les banques, les banques seules. Les états en sont bannis. Si ceux-ci veulent emprunter qu’ils s’adressent aux banques qui savent les marchés et ses risques, qui savent comment prendre et faire rendre gorge aux débiteur·rices.
Cette manne est sacrée. Pas question d’encadrer ce pactole inespéré, les banques le claironnent : « C’est la régulation qui conduit au marasme». Foin de:

« Nous voulons de l’éthique affirmer le modèle
Lois et régulations toutes oppressives […]
Les élans de conscience sont vraiment admirables.
Si le marché ne veut pas la régulation,
Il appelle en revanche la moralisation. »

Le public – rappelons que nous sommes au théâtre – rit toujours beaucoup de ces déclarations de bonne foi des requins en chasubles dorées.

L’acte 4 s’ouvre sur l’aveu piteux du Premier ministre « à la mine déconfite » : « Ah! Je suis à la tête d’un état en faillite », l’auteur ne résistant jamais au plaisir d’une rime jubilatoire.
Un nouveau conseiller – ils défilent, dès que, suite à un afflux de conscience, ils déplaisent au prince : du temps de Shakespeare, ils eussent été pendus – explique que la manne déposée généreusement et sans contrepartie aux pieds des banquiers l’a été par prélèvement sur les ressources de l’état. Ce sont donc les peuples soumis à l’impôt qui, ici, sont braqués et dépouillés. Et c’est ainsi qu’une dette privée, fruit de malversations bancaires, se transforme en dette publique. faussement contrit, mais en vraie déroute le ministre bat sa coulpe :

« Oui, soulager les banques de leurs pertes toxiques
A méchamment mouillé les finances publiques! […]
La réduction des prêts à la portion congrue
Met l’investissement tout d’un coup en carafe,
Et la consommation prend même une baffe… »

La fin de la scène 1 de ce dernier acte annonce un retournement d’une autre nature:

« L’état, de sauveteur, devient un accusé, […]
“l’état est le problème” c’est ce que tous crieront,
Et savez-vous le pire : les banquiers s’y joindront. »

Ceux-ci, toute impudence bue, diront au président :

« Mais c’est notre devoir de vigies impartiales
D’alerter le pays quand les choses vont mal. […]
Que vos finances sont tout au bord de l’abîme. […]
L’état est incapable, il ne sait pas gérer, […]
Les marchés sont inquiets et légitimement :
De votre dette ils redoutent l’emballement,
Ils craignent de vous voir devenir insolvable. »

Et voilà que, sur les marchés de la grande escroquerie, on se rappelle à point nommé qu’on ne prête qu’aux riches:

« Plus notre dette monte, plus les marchés s’inquiètent,
Plus les marchés s’inquiètent, et plus cher ils nous prêtent »

Procès d’intention? Sauf que le vrai faux procès, le palpable, il sera fait à la Grèce dont le peuple a l’audace de regimber devant l’endettement constitué à son insu dans des alcôves bancaires. Une telle révolte, il convient de l’écraser comme l’œuf en sa coquille et annoncer la rigueur pour éviter « le naufrage de l’Europe».
Une rigueur dénoncée par Lordon – par la voix d’un conseiller plus intègre:

« L’obsession de rigueur à si mauvais escient
Vous conduit au désastre, et le peuple d’abord »

Les propos semblent, dix ans plus tard, s’adresser aux dirigeants de 2019 :

« À qui le politique a-t-il à s’adresser?
Est-ce à des créanciers ou à ses citoyens ?
Où sont ses vrais devoirs, à qui doit-il le bien ? »

La rés(v)olution est en vue:

« Et comme d’habitude à qui va l’addition ? […]
Le peuple a le dos large, la chose est entendue »

(Ce dos qu’aujourd’hui certains couvrent d’un gilet jaune)
« Attention tout de même qu’accablé il ne rue», car « la masse est anarchique ». Sur les grands boulevards ils s’en prennent aux banques:

« C’est l’insurrection qui vient…
D’un retournement l’autre, l’histoire a ses relèves.
Fuyez tant qu’il est temps, le goudron se soulève… »

Commentaire

Il est assez rare de disposer, dans une même publication, et de l’œuvre et d’un faux modeste post scriptum qui justifie la forme choisie. Car le choix du théâtre et particulièrement de l’alexandrin n’est pas anodin. « Il faut, écrit l’auteur, toute la cécité socio-centrique des demi-intellectuels […] pour ne pas voir que les idées pures – en tant qu’elles sont une connaissance vraie – n’ont jamais à rien mener sauf à être accompagnées, et soutenues, d’affects qui seuls peuvent les doter de force extrinsèque. »
Pour avoir participé à plusieurs lectures théâtralisées de ce texte dans des lieux militants comme dans des espaces accessibles au tout public, je puis attester de la force que la forme et le jeu théâtraux apportaient à la perception du texte par les spectateur·rices, à l’intérêt du débat et à la mobilisation des esprits.
« C’est l’art, poursuit Lordon, qui dispose constitutivement de tous les moyens d’affecter parce qu’il s’adresse d’abord aux corps auxquels il propose immédiatement des affections : des images et des sons […] L’art peut aussi avoir envie de dire quelque chose.» Et ce n’est pas le Théâtre des Rues – compagnie de théâtre-action en fédération Wallonie-Bruxelles dont ce fut pendant plus de deux ans un des spectacles militants – qui dira le contraire.

« Il y a des choses en attente d’être dites.» Lordon fait partie de ce groupe auto-nommé économistes atterrés qui, dans leur Manifeste et dans des articles qui paraissent dans la presse, dans des périodiques et sur les blogs engagés, persistent à démontrer que d’autres politiques sont possibles. Dans D’un retournement l’autre, l’écrivain poursuit son travail de chercheur en quête à la fois d’analyse, mais aussi de sensibilisation militante.
Le risque de s’exposer à la critique tant du Landerneau théâtral que du monde des sciences humaines, comme étant de moindre légitimité qu’un ouvrage publié sous des formes plus habituelles à ces savoirs, est de peu d’importance devant l’enjeu d’une salutaire dénonciation des faits. De plus, une telle œuvre, lorsqu’elle est jouée, provoque, tant par l’évidence de l’analyse que par le rire, l’éveil d’un « art engagé» intelligent et intelligible.
« On pourra analyser la crise financière sous toutes ses coutures, raffiner l’argument autant qu’on veut, démonter les systèmes, exposer les rouages, tout ça ne vaudra jamais une image bien choisie qui fait bouillir les sangs […] la crise capitaliste, il faut la montrer ou bien la faire entendre […] d’autant plus qu’elle a pour allié le temps de l’amnésie. »
L’expérience montre combien le théâtre engagé « remet bien ensemble les enchainements, recentre ce que le temps social avait dilué et démembré, rétablit les liaisons perdues et donne une nouvelle densité à ce qui est ressaisi dans l’unité d’une idée affectante ».
Avec ce texte théâtral librement confié à maintes compagnies militantes, Lordon a pris « le parti de faire saillir la réalité de la crise». Quant aux alexandrins, cette forme rendue ici tragicomique, ils font apparaitre d’autant mieux « l’absolue vulgarité du capitalisme contemporain» et sa tragique et risible dictature.

Mots-clés
Art engagé – Tragédie comique – Alexandrins – Crise financière – Création monétaire – Faillite bancaire – Bulle immobilière – Titrisation – Créances pourries – Actifs irrécupérables – Traders – Salle des marchés – Presse financière – Banque centrale européenne – Nationalisation – Régulation – État en faillite – Insurrection – Retournement – Économistes atterrés

Contenu
Acte I / Acte II / Acte III / Acte IV / Post scriptum – Surréalisation de la crise

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Neuf essentiels (études) 8
Neuf essentiels sur la dette, le surendettement et la pauvreté