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Dossier

D’une lecture, l’autre

Jean Delval
éditeur aux Éditions du Cerisier

25-05-2021

Depuis 1985, les Éditions du Cerisier publient une littérature populaire qui parle des préoccupations sociales contemporaines. Donner une place aux voix du monde populaire face à celles d’une « artistocratie omniprésente, sûre d’elle, monopolisant le verbe […] et les canons de la qualité » est un combat politique. Pour Jean Delval, il s’agit d’un enjeu de démocratie culturelle, mais aussi d’intérêt général.

Savoir lire s’impose, à presque tous et toutes, comme une nécessité. Savoir lire… et compter : les deux piliers de l’école élémentaire. Mais à l’usage compter est sensiblement plus prisé que lire. Peut-être parce que compter c’est avoir et lire c’est être. Et que dans une société hypnotisée par la réussite, la possession et la consommation, le boulier compteur est préférable au raconteur·se d’histoire(s).

Ceux et celles qui ne lisent pas expriment souvent une profonde aversion pour la lecture qui, à leurs yeux, ne génère qu’ennui, futilité, fadaises, heures gâchées, inaction. Lire leur est un pensum. Et quand la lecture leur est imposée, quasiment une torture.

Que faire pour inverser cette appréciation ? Dans les milieux ouvriers, le sentiment est que lire est affaire de bourgeoisie, occupation stérile de nanti·es. Cela se sédimente sur cette vieille division entre cols blancs et cols bleus.

Comment inverser la tendance ? Cela dépend-il beaucoup des politiques publiques ? Oui, mais pas que. De l’enseignement ? Oui, mais pas que. De l’éducation populaire ? Oui et avant tout parce qu’après elle il n’y a plus rien. Or, on sait combien elle est suspecte aux yeux des pouvoirs publicsn qui ne lui accordent ni dénomination, ni budgets publics significatifs. Et comme l’on sait aussi que dans toutes ses expressions la culture est sous-estimée, on imagine aisément le peu qui est attribué à ce qui est qualifié par les bien-pensant·es de sous-culture. Normal, direz-vous, de la dévaloriser à ce point puisque l’avoir, la productivité et l’accumulation de la plus-value sont les piliers des sociétés occidentales des XXe et XXIe siècles. Favoriser l’analyse critique qui est le creuset de l’éducation populaire revient donc pour les détenteur·ices du pouvoir à se tirer une balle dans le pied. Rappelez-vous cette diatribe d’un ministre français dénonçant « ceux qui viennent avec une sébile dans une main et un cocktail Molotov dans l’autre ». Raccourci qui en dit beaucoup.

Mais les politiques publiques ne sont pas seules responsables. Alors qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale le pouvoir législatif jetait les bases de la sécurité sociale et que, dans la foulée, les premiers pas vers la démocratie économique – avec la loi structurant les organisations syndicales – auraient pu s’esquisser, les revendications populaires se sont engouffrées dans l’accroissement du pouvoir d’achat. Délaissant les aspects culturels et structurels considérés comme périphériques dans un climat d’expansion de la production matérielle. Erreur, loin d’être complètement réparée aujourd’hui. Heureusement l’absurde sujétion au capitalisme (succédané de l’esclavagisme) se fissure sous l’effet de ses crises répétées. Cela incite à et facilite de nouvelles prises de conscience. Mais il faut repartir de presque zéro, bouleverser des idées solidement ancrées, affronter des diversités ethniques et culturelles d’un monde où plus personne ne peut être ignoré·e. C’est beaucoup et c’est une raison de plus pour défendre le livre, la lecture et mettre à cet effet les moyens nécessaires à son expansion.

La première publication des Éditions du Cerisier fut Chili 70-73 ou Allende ou les infortunes de la vertu, écriture collective du Théâtre des Ruesn. Il y était exprimé une grande empathie pour l’Unité populaire chilienne qui, au-delà de grandes réformes économiques, s’était inventée une joyeuse folie : mettre le prix du livre au prix du pain, et organiser la vente sur les marchés alimentaires. Impossible bien sûr d’y proposer tous les livres passés, présents et à venir. Seuls quelques grands titres du patrimoine littéraire mondial pouvaient en faire l’objet. L’affaire était fabuleuse et surtout symbolique, mais elle eut des effets : les étagères à livres se multiplièrent dans les chaumières.

Je ne pense pas rêver en écrivant qu’il ne doit pas se trouver d’éditeur·ice qui ne souhaiterait un engouement populaire pour la lecture. Il y a ceux et celles qui y verraient simplement une croissance bienvenue du chiffre d’affaires. Et ceux et celles qui y trouveraient la raison de leur engagement dans cette profession, hautement périlleuse, parce qu’ils ont la conviction que le livre est un accès à la connaissance, un levier de l’analyse distanciée, un ferment de l’imaginaire, un gage de lucidité, un amoncellement incessant d’interrogations. Et donc, le limon de l’innovation. Et donc une clé de la recherche d’une humanité toujours et encore plus humaine. Et, in fine, le sentier de la contestation de l’ordre établi et des dominations. Dans le monde occidental, la maitrise du langage accompagne le pouvoir. Dario Fo a intitulé une de ses pièces L’ouvrier a trois cents mots, le patron en a mille, c’est pour cela qu’il est le patron. La formule est un peu à l’emporte-pièce, mais elle traduit bien l’avantage d’autorité sociale et d’indépendance intellectuelle que la richesse langagière procure. Et comment se la construire mieux que par la lecture ? La pièce de Fo se déroule d’ailleurs dans une bibliothèque que l’on ferme et que l’on vide, chaque livre qui s’en va, de main en main, emporte avec lui un moment d’histoire tantôt anodin, tantôt essentiel.

Le monde populaire, comme toutes les autres classes sociales, vit dans une histoire dont nous parions qu’il peut faire le récit par lui-même. Nous parions qu’il est nécessaire pour avancer vers une organisation sociale un peu moins encombrée de privilèges, d’attribuer à ce récit une place significative à côté de celle d’une aristocratie omniprésente, sûre d’elle, et monopolisant le verbe, l’esthétique, l’artistique et les canons de la qualité.

Encore une fois, si la monnaie, que les peuples devraient maitriser, parce qu’elle est le moyen d’échange qui autorise cette merveille qu’est la division du travail est un moyen d’échange indispensable ; l’écrit et le verbe (dont la variété se nourrit et se conforte par la lecture) gouvernent quantité de relations humaines. Pour rester quelques instants de plus au Chili, sachez qu’au lendemain du coup d’État militaire, des résistant·es chilien·nes écrivaient mots d’ordre et slogans sur des billets de banque parce que leur volatilité échappait à toute identification.

Et pourtant, lire n’est pas populaire. Et pourtant, neuf Français·es sur dix (je n’ai pas d’information sur les autres francophones) déclarent avoir lu au moins un livre dans l’année écoulée. Par contre on n’a pas de statistique sur le nombre des consultations annuelles de leur compte bancaire. Cette dernière opération étant, vraisemblablement, une manutention naturelle, récurrente, sinon quotidienne, elle ne nécessite aucune enquête. À l’opposé, se dire voire se revendiquer lecteur ou lectrice, ça intrigue. Pourquoi lisez-vous ? Qui lit ? À quel rythme ?

Disons d’emblée qu’un livre lu par année, c’est bien. À ce rythme, rien qu’en France, on devrait approcher les cinquante millions annuels de livres lus ! Est-ce plausible ? Il y a quelques temps, un commentateur s’enflammait sur l’exceptionnelle vente du dernier prix Goncourtn : 800 000 exemplaires ! Du jamais vu. C’est en soi énorme et… peu en regard des cinquante millions annuels, alors que le Goncourt est dans l’opinion publique l’expression par excellence de la littérature.

Ce qui nous amène à poser la question : qu’est-ce qu’un livre ? Combien de pages ? Y a-t-il un minimum ? Matin brun de Franck Pavloff ou Le Catéchisme du Peuple d’Alfred Defuisseaux, sont-ils des livres ou des opuscules ? Y a-t-il une hiérarchie ? Un palmarès (les prix littéraires en font-ils fonction) ? De meilleures lectures que d’autres ? Des livres plus édifiants que d’autres ? Quels critères pour en juger ? Si oui qui les établit ?

Répondre à cette question est bien malaisé. Je m’y risque. Il y a ce qu’on appelle aujourd’hui la chaine du livre (un euphémisme pour désigner le marché), soit un ensemble de ramifications qui se développent, se concoctent entre des enjeux économiques et des conceptions idéologiques et/ou artistiques. Créant ici et là des courants, des cénacles, voire de véritables concentrations d’intérêt ; les uns s’appuyant un moment sur les autres, puis les alliances se défaisant dans un incessant jeu de chaises musicales désopilantes pour peu qu’on les observe avec sympathie… Ainsi va le monde : il tourne.

L’engagement d’une maison d’édition se mesure à sa manière de naviguer dans cet imbroglio constitué de règles factuelles souvent objectives (un franc c’est un franc) et de comportements humains toujours subjectifs. Bref d’adopter et d’exprimer des points de vue à partir de ses choix manufacturiers, de ses responsabilités intellectuelles et… de ses gouts personnels. Rude tâche à mener au jour le jour en cherchant à maintenir cohérence, crédibilité intellectuelle et équilibre financier.

Souvent qualifier une maison d’édition d’engagée, veut dire la cantonner dans un créneau politique discréditant. Un lieu frappé d’intolérance dans lequel le totalitarisme de la pensée règne en maitre – alors que nombre d’hommes et de femmes éditreur·ices de ce monde-là se reconnaissent de gaieté de cœur dans le ni dieu, ni maitre – et dévoie de fait la bonne littérature qui est synonyme de liberté, d’ouverture d’esprit, de pluralisme idéologique et d’arc-en-ciel esthétique. La distinction entre la bonne et la mauvaise ? Ce n’est pas trop compliqué, un mot revient fréquemment et semble recueillir l’unanimité : la qualité ! Voilà, la qualité… La qualité avant toute autre considération. Mais oui, la qualité, je vous dis.

Ah certes, le critère de la qualité s’inscrit dans la très généreuse idée d’une démocratisation culturelle qui met les belles œuvres à la disposition de toutes et tous et qui participe à l’édification du bon peuple. C’est indéniablement très louable, mais, hélas, expérimentalement très insuffisant en termes de démocratie et d’intérêt général.

Un peu à l’image du pacte culturel qui lie la bienséance politique à la bienséance culturelle. Tout ce qui y déroge contrarie le pluralisme et ne peut trouver d’autre place que dans la marginalité. Le constat « il n’y a pas d’alternative » n’est pas la conviction la moins partagée au monde et comme on le voit par ci, par-là, la social-démocratie n’assure pas toujours la meilleure protection des minorités.

Sauf qu’ici, je veux parler des Éditions du Cerisier – mais il en est bien d’autres du même acabit –, en assumant un engagement éditorial, nous nous posons en termes de démocratie culturelle, comme en termes d’intérêt général. Le monde populaire, comme toutes les autres classes sociales, vit dans une histoire dont nous parions qu’il peut faire le récit par lui-même. Nous parions qu’il est nécessaire pour avancer vers une organisation sociale un peu moins encombrée de privilèges, d’attribuer à ce récit une place significative à côté de celle d’une aristocratie omniprésente, sûre d’elle, et monopolisant le verbe, l’esthétique, l’artistique et les canons de la qualité. En fait, nous portons une attention privilégiée aux productions culturelles qui proviennent, évoquent et s’adressent au premier chef…à la majorité…
Majorité qui, dans son immense majorité, les snobent ou les ignorent. Comment prendre ce paradoxe à bras-le-corps ?
Pour cela le combat politique est déterminant.

D’un côté, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Province de Hainaut créait une « Commission pour les huit heures de loisirs des ouvriers »n chargée de réfléchir à l’occupation du temps libéré par la réduction du temps de travail : huit heures de travail, huit heures de loisirs, huit heures de sommeil. Curieusement, ses fondateurs plaçaient leur commission sous l’égide de l’éducation populaire. Ou comment tenter d’instruire.

De l’autre, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Léon Blum, dans le plan Marshall, octroyait la plus grande part de la distribution cinématographique aux maisons de production américaines. C’est ainsi que plusieurs générations ont été amenées à considérer les Indiens comme un peuple de barbares et les cow-boys comme des messies de la civilisation. Ou comment réussir à abuser.

 

Image : © Marine Martin

1

Franck Lepage, L’Éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu…, Éditions du Cerisier, 2007.

2

Le Théâtre des Rues est une compagnie de théâtre-action.

3

Hervé Le Tellier, L’Anomalie, Gallimard, 2020.

4

Béatrice Agosti, Roland de Bodt, Michel Host, Raoul Piérard, Daisy Vansteene, 100 ans d’épopée culturelle en province de Hainaut, Éditions du Cerisier, 2021.