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Écoféminismes

21-02-2024


  • Écoféminisme, Maria Mies et Vandana Shiva, trad. Edith Rubinstein avec la collaboration de Pascale Legrand et Marie-Françoise Stewart-Ebel, L’Harmattan, 1999 (1993).

  • Reclaim, recueil de textes écoféministes choisis et présentés par Émilie Hache, trad. Émilie Noteris, Cambourakis, 2016.

Il n’y a pas un mais des écoféminismes, voilà ce qui ressort des deux ouvrages dont il va être question maintenant. Ou plus exactement, il y a des mouvements de femmes en lutte contre les problèmes environnementaux, d’inspirations diverses (anticapitaliste, spiritualiste…) qui ne se qualifient pas nécessairement d’écoféministes mais ont tous en commun de s’ancrer dans le vécu des femmes, de répondre à des problèmes concrets de leur environnement quotidien (déchets nucléaires, installation de missiles, construction de barrages, dépôts de déchets, inondations ou sécheresses, etc.). C’est à partir de leur expérience que les militantes se mobilisent, réagissent, résistent, pensent et c’est pour créer et maintenir la vie qu’elles développent leur combat et leur réflexion faisant de la sphère de la « reproduction », du care, un lieu politique, un lieu de création d’alternatives.

Écoféminisme

Maria Mies et Vandana Shiva, trad. Edith Rubinstein avec la collaboration de Pascale Legrand et Marie-Françoise Stewart-Ebel, L’Harmattan, 1999 (1993).

Maria Mies est une sociologue allemande qui a séjourné en inde où elle a étudié la condition des dentellières à domicile dans le contexte d’économie globale, soit une forme spécifique d’exploitation du travail féminin. Professeure à l’Université de Cologne, elle milite d’abord contre les centrales nucléaires puis dans les milieux féministes en créant un centre d’accueil pour femmes battues. Avec Veronika Bennholdt-Thomsen et Claudia von Werlhof, elle va développer une théorie du féminisme de la subsistance, critiquant les thèses marxistes classiques sur le travail productif/reproductif et proposant de repenser l’économie à partir du travail de reproduction.

Vandana Shiva est une physicienne et philosophe indienne engagée dans le mouvement écologique. Très active dans le combat contre les grands barrages menaçant les écosystèmes et les OGM promus par les multinationales de l’agro-alimentaire, elle est devenue l’une des figures de proue des écologistes et des altermondialistes, récompensée par divers prix. Elle a publié nombre d’ouvrages sur les questions d’éthique, de démocratie et de justice dans le domaine de l’agro-industrie. L’ouvrage propose une vision croisée, globale, internationale de ce que les autrices ont expérimenté et analysé séparément, l’une dans le Sud, l’autre dans le Nord, et qu’elles appellent le système mondial du capitalisme patriarcal. Celui-ci repose sur trois piliers : l’exploitation des femmes, des colonisé·es et de la nature. Féminisme, anticolonialisme et écologie sont donc étroitement liés. Mies et Shiva sont aussi des militantes engagées dans des combats sur le terrain pour la survie et la préservation de la vie sur notre planète.

Aucune des deux ne croit possible ni souhaitable que tous les pays atteignent la richesse matérielle et les niveaux de vie des riches nations du Nord. Le rattrapage est un mythe, dénoncent-elles. Avec détermination, elles sortent du cadre de pensée dominant dont Mies dénonce la violence structurelle accompagnant le processus de modernisation (la colonisation des trois piliers et la destruction des relations interconnectées vivantes). S’appuyant sur tout ce que notre culture moderne a nié, occulté ou déprécié, elles en font un levier pour développer un potentiel d’invention et de résistance : la sphère du care pour Mies, le lien des femmes à Gaia, la Terre sacrée, pour Shiva. Pour la première, le travail gratuit, non reconnu des femmes fournit un modèle d’interdépendance et d’empathie par rapport aux valeurs d’autonomie et de neutralité socialement valorisées; un modèle de respect contrastant avec la volonté de pouvoir. Pour la seconde, l’expérience des femmes du tiers-monde, pour lesquelles la semence a un caractère sacré, constitue un exemple de production, reproduction, consommation et conservation de la biodiversité en agriculture en opposition à la marchandisation et à l’homogénéisation résultant des processus industriels.

La question centrale pour les deux autrices est celle de la reproduction, car elle met en jeu le contrôle qu’ont les femmes de leur corps, de leur vie. D’où la critique virulente des politiques reproductives menées dans toutes les parties du monde : politiques qui encouragent les nouvelles technologies de la reproduction en Europe mais visent à contenir la soi-disant « fertilité » des femmes dans les pays du Sud en limitant les naissances par la contraception et la stérilisation forcées. Elle conteste l’idée sous-jacente à ces politiques qui fait découler les problèmes environnementaux de la croissance démographique dans les pays du Sud. Mies et Shiva plaident pour une nouvelle écologie de la reproduction nourrie de la réflexion et de l’engagement féministe. Il s’agit de ne plus considérer la reproduction isolément mais « à la lumière des relations hommes-femmes, de la division sexuelle du travail, des relations sexuelles et de la situation économique, politique et sociale globale qui toutes, pour le moment, sont influencées par l’idéologie et les pratiques patriarcales et capitalistes » (p. 325). Cette nouvelle écologie de la reproduction doit répondre à deux exigences. D’abord, il faut que les femmes retrouvent une plus grande autonomie à l’égard de leur sexualité et de leur capacité reproductive et qu’elles surmontent leur aliénation vis-à-vis de leur propre corps (surtout les femmes du Nord). Ensuite, il faut des changements radicaux dans la division sexuelle du travail : les hommes doivent partager à égalité avec les femmes les tâches domestiques. Ce n’est qu’à ces conditions que les rapports sexuels sortiront des rapports de force pour devenir une « interaction attentionnée et aimante avec la nature, la (sienne) et celle de (son) partenaire». À partir du moment où la sexualité perd son caractère de « pulsion » égoïste et agressive pour se transformer en « une capacité humaine de relation à soi-même, mutuelle et par extension à la terre et à tous ses habitants » (p. 325), hommes et femmes devraient alors être capables aussi de trouver les méthodes de contrôle des naissances qui ne soient pas nuisibles pour les femmes.

Dans la conclusion écrite à deux voix, Shiva et Mies proposent une nouvelle perspective qui émerge des luttes pour la survie des mouvements de femmes sur le terrain. Elles l’appellent « perspective de subsistance ». C’est celle du travail informel producteur et préservateur de vie, effectué en majeure partie par des femmes dans l’ensemble de la planète. Quels que soient les combats menés (mouvement contre les barrages et la déforestation en inde, organisation autour des déchets ou contre les centrales atomiques aux États-Unis), adopter cette perspective implique un changement qualitatif dans l’économie. Ici, le but de l’activité économique n’est pas de produire mais de créer et recréer la vie. L’économie de subsistance repose sur un rapport à la nature fait de respect pour sa richesse et sa diversité, de coopération et de réciprocité. Elle s’oppose donc à toute tentative de privatiser et de commercialiser les biens communs (eau, air, déchets, ressources du sol). Comme dans le cas du travail domestique des femmes, le loisir et la culture ne s’opposent pas au travail : tout travail est aussi bien fardeau que plaisir. Mais cette économie exige un changement radical dans la division du travail (homme/femme, manuel/intellectuel, urbain/rural, etc.). Elle rend responsables les hommes comme les femmes de la création et la perpétuation de la vie. Ils « doivent partager le travail de subsistance gratuit: partage dans le ménage, avec les enfants, avec les vieux et les malades, partage du travail écologique pour guérir la terre, partage des nouvelles formes de production de subsistance. » Et les autrices de conclure : « Si les hommes s’impliquent dans ces tâches, ils n’auront plus le temps ni la tentation de se livrer à leurs jeux guerriers destructeurs. » (p. 354)

Reclaim

Recueil de textes écoféministes choisis et présentés par Émilie Hache, trad. Émilie Noteris, Cambourakis, 2016.

Émilie Hache est philosophe, membre du GECO (groupe d’études constructiviste de l’ULB). Autrice de plusieurs ouvrages sur l’écologie politique, elle s’est intéressée à l’éco-féminisme et a publié le recueil de textes écoféministes présenté ici. Hache propose à la lecture des francophones quelques textes féministes classiques des années 1980, principalement états-uniens. Écrites par des militantes, la plupart des contributions retracent leurs combats pour réparer, guérir, soigner les blessures environnementales. D’où le titre Reclaim qui signifie s’approprier, se réapproprier, réhabiliter, régénérer « quelque chose de détruit, de dévalorisé, et de le modifier comme d’être modifiée par cette réappropriation » (p. 23). Le corpus présenté polyarticule, pour reprendre l’expression de Hache, le politique, le scientifique, le spirituel et la fiction. Le mot fiction peut sembler étrange a priori, mais il qualifie fort bien les récits qui, loin de nous décrire d’apocalyptiques catastrophes, font surgir de nouvelles images régénérantes et, comme disent les Canadiennes, empouvoirantes.

Deux thématiques traversent les différents chapitres du livre. La première concerne les ressources dans lesquelles puisent les activistes pour mener leurs combats et la seconde a trait à leurs modes d’action. Les autrices sont unanimes à considérer que ce qui donne aux femmes la force et l’inspiration, c’est la réappropriation de leur lien en tant que femmes avec la nature. Une nature, fait remarquer Hache, « dont on a été exclue ou dont on s’est exclue parce qu’on y a été identifiée de force et négativement ». Alors que la modernité patriarcale avait dévalorisé la nature et les femmes en construisant cette nature comme inerte et passive et en « naturalisant » les tâches de reproduction, les militantes se réapproprient une vision positive de la Terre mère et de la « féminité » qui restaure leur fierté d’être des femmes et renforce leur désir d’émancipation. C’est ainsi que le combat des femmes de milieu populaire contre les déchets toxiques aux États-Unis s’enracine dans leur expérience de femme et de mère : elles se sentent concernées parce que les déchets toxiques menacent la vie de leurs enfants. La maternité et la famille s’avèrent des leviers qui ont permis d’enclencher un processus politique. La nature avec laquelle les femmes renouent est une nature vivante et sacrée mais la spiritualité dont se revendique une partie des militantes « écoféministes » a moins à voir avec une croyance religieuse (toutes critiquent la structure patriarcale des religions) qu’avec des rituels, des danses, des pratiques magiques qui célèbrent la déesse mère et se réapproprient son culte. Cette figure séculaire personnifiant la puissance et l’énergie, nourrit l’imaginaire des femmes. Non seulement elle symbolise «le corps féminin et le cycle de la vie qui s’y exprime » mais elle atteste aussi de « la légitimité et [d]es bienfaits du pouvoir féminin » (p. 94-95). Dans le même ordre d’idées, Shiva développe le concept indien de Prakriti, la nature, l’énergie, le principe qui fonde le monde dans toute sa diversité. La vision du monde de civilisations anciennes, souligne-t-elle, «[était] fondée sur une ontologie du féminin comme principe de vie, et sur une continuité ontologique entre la société et la nature » (p. 187), à l’opposé de l’ontologie de la dichotomisation qui génère la domination sur la nature et les personnes.

Cette valorisation d’un féminin mythique n’a pas échappé, on s’en doute, aux accusations d’essentialisme portées à l’encontre de certaines militantes écologistes accusées de transphobie. Plusieurs contributrices à l’ouvrage reviennent d’ailleurs sur cette critique pour la juger non fondée en faisant valoir que les militantes sont unies non par une vision essentialiste mais par un combat politique commun qui n’exclut pas les divergences. Aujourd’hui, les écoféministes réévaluent la portée du spirituel dans le combat écologique. Elles acceptent cette dimension parce qu’elles en reconnaissent la puissance performative: la réappropriation du culte de l’ancienne déesse apparait donc désormais comme une ressource qui libère les forces des femmes et leur pouvoir.

La deuxième thématique transversale à l’ouvrage recouvre les modes d’action développés par les écoféministes. Ceux-ci tranchent par leur innovation par rapport aux luttes sociales classiques. Trois exemples en témoignent. Après la catastrophe nucléaire de Three Mile islandn, les militantes de la Women’s Pentagon Action ne se sont pas contentées de mettre sur pied une organisation non-hiérarchique (elles ne voulaient ni leader ni théorie), elles ont simultanément conçu des manifestations dont la mise en forme esthétique redoublait la force de frappe. Performances, chants, danses, affiches, peintures, sculptures, toutes ces productions artistiques faisaient apparaitre au grand jour, avec plus d’éloquence que des mots, « les connexions entre la guerre, la pauvreté, la dévastation écologique et l’oppression des femmes » (p. 113). Le « travail du désespoir », tel est un deuxième exemple de mode d’action imaginé par des écoféministes pour conjurer l’état d’« engourdissement psychique » dans lequel nous plonge la crise climatique. Des ateliers ou d’autres cadres de rencontre sont organisés afin que les participantes apprennent, à l’aide de rites et de pratiques, à explorer leur expérience personnelle de la souffrance. C’est au cœur de cette expérience qu’elles pourront développer leur capacité d’attention et d’empathie dans des situations collectives et par là comprendre « l’interconnexion avec la vie et avec tous les autres » (p. 175). Enfin, troisième exemple, cette fois d’un nouveau mode de vie écologique totalement radical : celui des communautés lesbiennes rurales en Oregon. Ces communautés se caractérisent par « une idéologie séparatiste utopique et une pratique quotidienne de la culture de subsistance » (p. 249). Utopie ? Je l’appellerais plutôt révolution car ces femmes ne rêvent pas, elles agissent : la propriété est collective, la production est démarchandisée, l’architecture du territoire est féminisée (jardin en forme de vulve par exemple), les rôles genrés sont dépassés (elles font des « boulots d’homme »), le dissensus est pratiqué (elles acceptent d’être modifiées en permanence par l’environnement comme de le modifier) et la nature est perçue comme une partenaire érotique. C’est tout un programme politique de queerisation de l’écologie qui s’expérimente au sein de ces communautés quand elles relèvent « le défi qui consiste à envisager et vivre différemment les relations de sexualité, de genre, et avec la nature, sur lesquelles la tradition fonde ses principes et ses pratiques » (p. 266). Elles nous offrent un exemple de séparatisme qui a politisé la ruralité et l’identité rurale lesbienne.

Conclusion

Quand ces écoféministes proposent de renouer le lien avec la nature, de privilégier la subsistance au profit, elles ne font pas machine arrière ! Ni réactionnaires ni nostalgiques, elles sont simplement mues pas l’urgence d’agir pour résoudre ce qui ne va pas, tout de suite, ici et maintenant, au niveau le plus local, en n’excluant personne, en cultivant les différences et en puisant leur force dans le combat politique, qu’il s’enracine dans la conscience féministe ou dans la perception collective d’un féminin sacré. Leurs pratiques sont restées jusqu’à présent des expériences minoritaires qui devraient être intégrées au combat et à la réflexion écologiques parce qu’elles donnent des pistes pour changer radicalement le système politico-économico-social. Elles nous disent que la solution ne peut être adaptative. Elle doit être radicale, viser la transformation totale des modes de vie qui ne peut se réaliser sans l’abolition des rapports sexués inégaux ni sans remise en question de la coupure entre travail de production et de reproduction. Les écoféministes ont le mérite de complexifier le débat en y ajoutant leur questionnement de genre et les réponses pragmatiques qu’elles apportent au problème de notre planète dévastée.

Autre ressource

À lire aussi le numéro intitulé « Androcène » des Nouvelles Questions féministes, 40/2, 2021, éditions Antipodes, qui explore les relations entre modernité industrielle, destruction environnementale et patriarcale via des thématiques comme la colonisation de l’espace, la masculinité hégémonique, la dimension genrée des réponses managériales, technophiles et scientistes actuelles et plaide pour des figures alternatives du faire science.

Nadine Plateau, membre de Culture & Démocratie

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NDLR : Accident survenu le 28 mars 1979 dans la centrale nucléaire de Three Mile Island située sur une ile de la rivière Susquehanna, près de Harrisburg, dans l’État de Pennsylvanie aux États-Unis.