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Mots-clés

Économie | Évaluation | Non-marchand

21-02-2024


  • La tyrannie de l’évaluation, Angélique Del Rey , La Découverte, 2013.

  • Cent ans d’associatif en belgique… Et demain ? Ouvrage coordonné par Mathieu Bietlot, Manon Legrand et Pierre Smet. Agence Alter/Collectif21, 2022.

La tyrannie de l’évaluation

Angélique Del Rey, La Découverte, 2013.

Angélique Del Rey enseigne la philosophie dans un centre de postcure pour adolescent·es en banlieue parisienne. Cet ouvrage sur l’évaluation fait notamment suite au titre À l’école des compétences. De l’éducation à la fabrique de l’élève performant, également édité à La Découverte en 2010. La quête de performance est aussi au centre de cette réflexion sur l’évaluation, qui, de façon diffuse, insidieuse, s’est peu à peu imposée dans toutes les sphères de la société, de l’école à l’entreprise et jusque dans nos loisirs. « L’évaluation est devenue, dans notre monde néo-libéral contemporain, un très puissant instrument de pouvoir. » L’incipit de ce court essai critique pose clairement les termes de la réflexion. Angélique Del Rey nous propose de comprendre les mécanismes historiques, sociaux et philosophiques qui ont rendu l’évaluation si puissante et omniprésente dans l’organisation de nos sociétés modernes. L’ouvrage est composé de trois grandes parties. La première revient sur les différentes évolutions de l’évaluation, du principe de méritocratie récupéré par le capitalisme à l’évaluation managériale contemporaine, en passant par l’évaluation « bureaucratique » et l’évaluation « technico-économique ». Ici l’autrice revient sur les concepts de vérité et d’objectivité largement mis en avant lorsqu’il est question d’évaluation et nous donne à voir le caractère éminemment construit de ces normes imposées. La seconde partie analyse notre servitude volontaire et la manière dont nous avons intériorisé les modes de l’évaluation managériale au point de les appliquer à nous-mêmes dans toutes les sphères de notre vie. Enfin, la dernière partie pointe l’échec de ce modèle rationaliste et linéaire et plaide pour un nouveau paradigme qui valorise les conflits et la complexité du réel pour une re-territorialisation de l’évaluation.

L’évaluation, une construction capitaliste

« Comment peut-on avoir l’idée de critiquer une pratique aussi universelle et naturelle à l’homme que celle d’évaluer ? » (p. 8) Si l’évaluation fait aujourd’hui partie intégrante de nos comportements, l’autrice nous apprend que celle-ci n’a pas toujours existé. C’est avec la naissance du capitalisme que « se met en place un mécanisme de sélection et de reconnaissance des capacités individuelles, et de l’effort qui leur est sous-jacent : l’évaluation moderne » (p. 13). Dans les entreprises s’installe tout d’abord une vision tayloriste du travail, basée sur la parcellisation des tâches et le contrôle du temps de travail. Ce qui n’est encore que du contrôle – plus que de l’évaluation – est doublé d’une augmentation de la rémunération « au mérite » pour qui parvient à suivre les cadences. L’idée de « mérite » est alors largement validée dans cette société où il apparait normal qu’un individu ayant fait un cursus scolaire plus long « mérite » une meilleure place dans la société et un meilleur salaire.

« Il faudra attendre le développement de l’ergonomie, dans les années 1960, pour que l’on s’intéresse vraiment à la nature du travail, au sens des caractéristiques singulières de l’effort. » (p. 20). À partir de ce moment-là et avec l’arrivée de nouvelles technologies, la nature du travail se complexifie, s’intellectualise, évolue vers une société de services. La mondialisation des marchés des années 1980 modifie considérablement les objectifs des entreprises : « il s’agit d’être compétitif dans une économie-monde où “il n’y en a plus pour tout le monde” (de travail comme de richesses). » (p. 21) L’évaluation est alors un élément clé de cette course à la compétitivité. « Elle devient continue, individuelle et centrée sur les performances de l’employé ou de l’ouvrier, plaçant ce dernier sous tension permanente. » (p. 21) Dans un marché en voie de dérégulation, les travailleur·ses deviennent entrepreneur·ses d’eux·elles mêmes et veillent à augmenter leur « somme de compétences » pour rester compétitif·ves sur le marché de l’emploi.

L’(auto-)évaluation au Service de l’employabilité

Cette nouvelle forme d’évaluation des individus a pour objectif l’employabilité de ces derniers. Cela commence dès l’école où « les enseignants sont incités à passer d’une logique de “transmission de savoirs” à une logique de “formation des compétences” » (p. 24), et se poursuit dans l’entreprise où les (tout nouveaux) services de gestion des ressources humaines (GRH) capitalisent sur la « somme des compétences » de leurs salarié·es, et en particulier leur « savoir-être ». Quand des lacunes sont identifiées, le ou la salarié·e se voit proposer une formation dont le principe change lui aussi du tout au tout, passant d’un acte collectif à un « acte individualiste d’“investissement sur soi”. […] Dans cette vision en effet, l’investissement est censé être un auto-investissement par lequel chacun d’entre nous tente de se rendre plus compétitif sur le marché du travail : il est donc censé s’harmoniser parfaitement avec l’exploitation capitaliste. Si par exemple vous êtes licencié par votre employeur, ou encore qu’on vous change de poste ou de lieu de travail en permanence, c’est “pour votre bien”: vous développerez des compétences différentes, vous “monterez en compétences”. » (p. 25) Ainsi s’opère un tournant décisif pour les travailleur·ses qui ne sont plus désormais évalué·es pour ce qu’ils et elles font mais pour ce qu’ils et elles sont et leur capacité à s’adapter à ce qu’il faut être.

L’évaluation des politiques publiques

L’autrice retrace ensuite l’histoire des différents modèles d’évaluation des politiques publiques depuis la naissance de l’état social. Dans un premier temps apparait l’évaluation « bureaucratique », « évaluation a posteriori, mais qui se cantonne à la vérification de la régularité des pratiques administratives quant à la moralité, à la légalité et au respect des instructions et des règles. » (p. 34) Ce mode d’évaluation a des avantages, tels que sa légitimité démocratique ou encore le respect des « libertés professionnelles ». Toutefois il entraine aussi la « déterritorialisation » des problèmes sociaux. On voit apparaitre nombre d’institutions s’occupant de la même chose mais dont chacune poursuit individuellement un objectif d’augmentation de son financement comme de son territoire, s’éloignant ainsi des finalités sociales pour lesquelles elles ont été crées.
Ce mode d’évaluation laisse peu à peu la place à une évaluation « technico-économique » qui va davantage questionner l’efficacité des politiques sociales, « et donc aussi la “pertinence” des investissements dans les programmes d’action sociale ». (p. 36). Pour ce faire, on définit des objectifs qui sont la « norme de référence à laquelle doivent être confrontés les résultats des mesures de changement […] ». (p. 37) Or, comme le souligne l’autrice, l’action sociale est complexe et ne saurait être définie de façon linéaire. Ce mode d’analyse s’avère donc tout aussi inefficace que le précédent. Enfin l’évaluation managériale nait de la critique du modèle « technico-économique » et de son impuissance à « conduire le changement ». La pierre angulaire de cette méthode est la performance. Cette adaptation des logiques de marché aux individus et aux structures sociales a pour effet de mettre les institutions en concurrence les unes avec les autres. Elle réduit l’évaluation à la seule dimension économique, sans prendre en compte la complexité de la société dans son ensemble. Ce mode d’évaluation produit donc lui aussi « son lot de souffrances, d’injustices et… d’inefficacités : tel chercheur se détourne de sa recherche au profit d’objectifs chiffrés, tel haut fonctionnaire se suicide parce qu’il ne reconnait plus son engagement dans ses nouvelles “missions”, tel enseignant passe son temps à rédiger des “fiches d’évaluations” […] au lieu d’enseigner des choses à ses élèves. » (p. 42)

Statistiques et objectivité

L’évaluation managériale ou Nouveau Management Public (NMP) s’est pourtant imposé dans notre société. Face aux critiques de la méthode, il sera systématiquement mis en avant la valeur d’objectivité de cette dernière. Le recours récurrent à la statistique achève d’asseoir la prétendue neutralité de ce mode d’évaluation. Pourtant les instruments d’évaluation ne sont pas si neutres et « cette idée d’une objectivité des statistiques est trompeuse au sens où toute statistique repose sur une interprétation des résultats: une interprétation qui sera différente selon l’obédience de l’évaluateur. » (p. 47) Le recours aux chiffres ne suffit donc pas à faire l’économie de l’analyse du point de vue choisi. Pour Angélique Del Rey, « ce point de vue de nulle part » (p. 48) tend à masquer l’existence de points de vues multiples et irréductibles les uns aux autres. La statistique standardise un réel social complexe en choisissant ce qui doit être gardé comme critère d’évaluation et en évacuant ce qui ne lui convient pas. « La “norme statistique” impose non seulement des comportements normalisés, mais aussi le fait même d’aplanir la vie et de la réduire à une série de modules collables et décollables à merci. » (p. 60)

Servitude volontaire et individualisation

La puissance de cette évaluation tient aussi à son caractère diffus qui rend difficile la prise de conscience des individus. invisible, l’évaluation produit pourtant « des effets de pouvoir quand un élève se croit “nul” parce qu’il est orienté en lycée professionnel, quand un autre tourne le dos à sa passion pour les mathématiques parce qu’il a une mauvaise moyenne […] » (p. 68). En effet, nous avons tant intériorisé les mécanismes de l’évaluation qu’elle s’impose à nous sans violence. Ces mécanismes ont d’ailleurs pris aujourd’hui une ampleur extraordinaire avec le développement des réseaux sociaux où l’évaluation est omniprésente: combien de mentions « j’aime » pour ma publication? Combien de nouveaux « ami·es » sur mon compte? « L’important est partout de se montrer, de s’exhiber, de s’extérioriser et de se rendre visible au maximum, comme s’il fallait absolument se débarrasser de tout secret, de toute profondeur, de toute potentialité non immédiatement visible, non immédiatement évaluable. » (p. 88) L’individu contemporain est plus que jamais un investisseur de lui-même, qui telle une entreprise, mise sur son « capital immatériel » pour être concurrentiel sur le marché de « la vie réussie ». Pour Angélique Del Rey, cette tendance est telle que « l’idéal du sujet postmoderne est d’être lisse, sans qualités et flexible, autrement dit de n’être rien afin de pouvoir tout devenir en fonction des impératifs extérieurs d’adaptabilité » (p. 93).

Éloge de la complexité et re-territorialisation

Ce lissage de l’individu va de pair avec la tendance à la simplification induite par l’évaluation. Le système capitaliste valorise des modes d’évaluation qui refusent la conflictualité et standardisent un réel pourtant multidimensionnel. « Lorsque les normes et les standards technico-économiques ne tiennent plus compte que du quantitatif, lorsque les individus ramènent tous les aspects de leur vie à un calcul lié à leur “intérêt”, non seulement donc ils réduisent une réalité multiple à une seule des ses dimensions, mais ils nient ou refoulent des conflits pourtant constitutifs de cette même réalité. » (p. 101) Face aux dérives de ce modèle et aux violences qu’il génère, Angélique Del Rey nous enjoint de changer de paradigme pour inventer une nouvelle forme d’évaluation qui accepte la complexité du réel, ses territoires et ses interdépendances. Il s’agit de passer d’un « paradigme rationaliste, linéaire, à un paradigme complexe, impliquant, entre autres, l’acceptation de l’incertitude et de l’aléatoire (l’imprévisible), la revendication des conflits, ainsi que celle de la variabilité, de l’écart avec la règle, la recherche d’une efficacité situationnelle plus que globale, le refus d’une “justice” mettant les individus et les organisations en concurrence les uns avec les autres, la réinscription de l’homme (individu) dans son environnement. » (p. 145) Ces pistes vont dans le sens d’un « cheminement culturel salutaire » dont il est question dans cette publication. Un changement de point de vue nécessaire pour inverser le rapport de force.

Maryline Le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie

 


 

Cent ans d’associatif en Belgique… Et demain ?

Ouvrage coordonné par Mathieu Bietlot, Manon Legrand et Pierre Smet. Agence Alter/Collectif21, 2022.

Présentation

De 2019 à 2022, le Collectif21 a regroupé des associations en vue d’interpeller autour des enjeux de l’associatif en Belgique : son histoire, sa culture, ses combats, ses fonctions, ses spécificités, son avenir et ce qui le menace. Il se voulait temporaire pour marquer le coup en 2021, donc sans structure formelle. Le Collectif21 n’est même pas une association. Si la mobilisation escomptée n’était pas au rendez-vous, celles et ceux qui l’ont rejoint ont beaucoup débattu et réfléchi. Il en résulte pas mal d’archives sur le site collectif21.be, le film 2121, hypothèses, associations et ce livre. Il en ressort aussi la nécessité d’un tel espace d’observation et de prospection du devenir associatif. On explore dès lors les modalités de sa pérennisation.
L’intention du livre était de répondre au désintérêt pour la démarche mémorielle voire aux objections suscitées par l’idée de penser le centenaire de la loi de 1921 sur les associations sans but lucratif (asbl). Dans la foulée, il voulait réagir à l’indifférence générale dans laquelle, en Belgique, les asbl ont été assimilées à des entreprises avec l’adoption du Code des sociétés et des associations en 2019. L’ouvrage collectif est donc animé par le souci d’esquisser l’histoire des associations et de se situer dans l’histoire, c’est-à-dire de transmettre et de faire l’histoire. Les deux parties du titre ont autant de poids l’une que l’autre: les cent ans d’histoire passée et le demain, compromis ou prometteur. En parcourant ce vaste volume, on découvre ou on se remémore l’évolution de la vie associative et ses transformations en fonction du contexte. L’attention est portée sur des questions ou écueils récurrents qui la vivifient ou la divisent (cf. contenu). Le rapport aux pouvoirs publics et les modes de financement des associations ont toujours été au cœur de l’enjeu de l’autonomie associative. Les tensions entre le militantisme et la professionnalisation préoccupent particulièrement les coordinateur·ices de l’ouvrage. Elles ne sont pas sans effets sur les relations de travail et de pouvoir dans le monde associatif. Alors que l’organisation interne (dont le mythe de l’autogestion) est supposée faire la spécificité de l’associatif, elle se calque de plus en plus sur l’entreprise. Sacerdotale ou managériale, elle suscite conflits et malaises internes, de plus en plus fréquents et dont le tabou commence à peine à se lever. Ces tensions sont aussi nourries par la coexistence des associations et des mouvements autonomes ou initiatives citoyennes, par la co-appartenance ou les passages des unes aux autres. Des alliances, des complémentarités, des inspirations réciproques sont souhaitables voire nécessaires pour répondre à des préoccupations communes. Parmi celles-ci, l’ouvrage ne perd pas de vue les populations, publics ou usager·es et leurs besoins, qui demeurent la raison d’être première du fait associatif. S’il pointe d’emblée la difficulté, voire l’impossibilité, de définir l’associatif, le travail du Collectif21 a le mérite de montrer sa diversité et sa complexité, sa nécessité également. Il parle tantôt du fait associatif pour ne pas limiter le propos au droit des associations, tantôt du champ associatif pour tenter de circonscrire le périmètre des associations auxquelles il s’intéresse. À savoir des structures « non-marchandes et non-gouvernementales », qui œuvrent collectivement « à la transformation sociale vers davantage de bien-être commun » (p. 70-72). La métaphore du champ − fertile, arrosé, à cultiver… − traverse le livre et se complète par celle de la forêt associative, avec son épaisseur, sa biodiversité, ses racines et ses ramifications. Il y a de quoi s’y perdre et « l’ouvrage feuillu et fouillé, éclectique et hybride comme son sujet » (p. 325) aide à y cheminer.

L’hétérogénéité de cet essai agence des analyses de fond, des repères historiques, des focus sur des combats emblématiques ou des témoignages spécifiques. Certains textes ont été écrits à la demande du Collectif21, d’autres sont rédigés par les coordinateur·ices du livre à partir des débats et webinaires que le collectif  a organisés et qui ont orienté la table des matières, les derniers sont reproduits à partir d’autres publications associatives. Des introductions maintiennent le fil dans la dispersion et expliquent autant l’intention que l’extension de chacune des quatre parties. Le propos concerne la Belgique francophone, avec une excursion en Flandre et une autre en France où le Collectif des associations citoyennes souligne lui aussi « le dynamisme et la capacité d’invention » des associations « indispensables pour trouver des issues à la crise multiforme de notre sociétén » (p. 226). Qu’ils ou elles soient auteur·ices ou que leur propos lors d’une discussion soient cités, ce sont cinquante-cinq personnes qui ont contribué à cette œuvre collective. Une telle effervescence n’est pas sans répétitions ni contradictions. Le livre assume son parti pris sympathique, subjectif et politique et ne prétend ni à l’objectivité ni à l’exhaustivité. Cela ne l’empêche pas de venir combler une lacune et de constituer une ressource précieuse aussi bien pour les associations et leurs équipes que pour les chercheuses et chercheurs qui travaillent sur le monde associatif. Alors qu’en France de nombreux ouvrages font référence − notamment autour de Jean-Louis Laville ou précédemment d’Alain Touraine − la littérature sur les associations en Belgique est assez réduite. À part les études du Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP) et de la fondation Roi Baudoin, forts techniques, on ne trouve que quelques travaux sociologiques à partir d’une thématique sur laquelle interviennent des associations et quelques (auto-)monographies. Cent ans d’associatif en Belgique… Et demain ? propose à la fois une vue large et une approche qualitative et incarnée.
Son plus grand mérite reste néanmoins d’inviter à faire une pause ou un pas de côté, à une époque « ou le temps s’est modifié au point qu’aujourd’hui plus personne n’a le temps ». Nonobstant les urgences auxquelles nous devons faire face, ou en raison de celles-ci, il est nécessaire de prendre le temps de la réflexion, de la délibération et de l’écriture. « Prendre du temps pour le temps. » (p. 79) en cela le livre contribue bien à faire l’histoire associative… dans les limites toutes relatives d’une diffusion associative.

Commentaire

Le livre du Collectif21 souligne en conclusion la responsabilité des associations dans l’invention et l’expérimentation de nouveaux paradigmes et de nouvelles pratiques à la hauteur des changements de paramètres et des défis du XXIe siècle, notamment climatiques. Le mouvement associationniste s’est développé « pour apporter des réponses solidaires et collectives à la question sociale », posée par la révolution industrielle, et « ’émanciper de la tutelle patronale ou étatique » (p. 71). La culture associative s’est clairement créée comme un contre-modèle tant à l’égard de la sphère marchande que des politiques publiques, esquissant ce qu’on appelle aujourd’hui le commun. Elle s’est ensuite instituée comme middenveld, sphère intermédiaire entre l’individualisme du marché et l’autoritarisme de l’état. L’associatif s’est alors trouvé « tiraillé entre deux fonctions contradictoires », tantôt « contre-pouvoir critique », tantôt « supplétif du pouvoir » (p. 44) ou « main gauche de l’état » (p. 175). Aujourd’hui, on tend à l’assimiler au monde de l’entreprise et d’aucun·es «rêvent de ne plus devoir composer avec les corps intermédiaires et de gouverner en s’adressant directement [numériquement] à chaque individu » (p. 178).

Cette double autonomie, cet autre rapport au travail et aux populations, ce contre-modèle et ce « lieu d’émergence de l’ordre non encore établi […] où on essaie d’inventer » (p. 65), où s’ouvre l’imaginaire et se tissent des contre-récits ou des récits mineurs, sont des atouts que la vie associative ne peut pas perdre, des cartes qu’elle doit plus que jamais jouer de nos jours.
Or cette créativité et cette ouverture se perdent dans la conditionnalité accrue des subventions, dans l’encadrement décrétal et la limitation des marges de manœuvre de l’action associative qui passe de « supplétive » à « sous-traitante » ou « auxiliaire des pouvoirs publicsn » (p. 165). Cette culture du commun disparait dans le néo-management et la mise en concurrence, « l’excellisation » des procédures, prescrits aux associations entre autres via le financement par appels à projet. Promues voire imposées par les grandes firmes et fortunes, chantres du néolibéralisme, les logiques de gestion, d’activation et de responsabilisation individuelle « ruissellent du sommet de l’état jusqu’aux individus en passant par les associations » (p. 136). Sous couvert d’impératifs techniques, c’est le modèle culturel associatif qui se pervertit.

D’où l’importance, selon le Collectif21, de ne pas oublier cette histoire pour envisager l’avenir. Au début du XXe siècle, l’associationnisme fut à la source du nouveau paradigme de l’état social. Plus largement, l’action associative s’avère à l’origine de la prise en compte de tout une série de questions ou de souffrances non entendues. Le livre en illustre quelques-unes telles que la santé mentale : « l’alternative à la psychiatrie impliquait un changement culturel profond, élaboré avec la contribution de toutes et tous » (p. 128); l’interculturalité : « préparer la naissance et l’évolution d’une société harmonieuse et plurielle » (p. 142); la précarité numérique et la résistance aux GAFA… et bien entendu la question écologique qui a émergé de l’associatif avec des prémices dès les années 1920 en Belgique, dans la foulée de la loi sur les asbl. Elle s’est développée dans les années 1970 à partir de tensions qu’on retrouve dans la plupart des combats et qui maillent et émaillent le livre. Ici entre la protection de l’environnement vu comme un patrimoine et l’écologie politique qui implique « une transformation profonde de la société et du modèle culturel actuel » (p. 124).

L’associatif ne se contente pas de soulever des questions, il propose également des réponses. Son inventivité autant que sa « résilience » constituent des ressources considérables pour les « temps de crise ». Après la Seconde guerre mondiale, l’action associative a contribué à la reconstruction du pays et au dépassement du traumatisme totalitaire, « à faire en sorte que les jeunes découvrent autre chose que ce qu’ils ont vécu et construisent un autre monde » (p. 107). Durant les années 1980, l’emploi associatif a été soutenu dans le secteur de l’insertion socioprofessionnelle pour réduire le chômage de masse. Durant le confinement des années 2020, la proximité avec la population et la souplesse des associations, en lien avec la mobilisation citoyenne, ont été décisives « pour retrouver des solidarités très locales » et répondre à des urgences sociales (p. 254). On peut d’ailleurs se demander si l’associatif sert de champ pour cultiver d’autres possibles, d’espace pour expérimenter un autre ordre des choses ou de rouage, de lubrifiant, de pansement pour permettre la perpétuation du désordre en place. Le tournant du XXIe siècle étant d’une ampleur plus grande et plus inquiétante que celui du XIXe siècle, le Collectif21 insiste sur la première option: « Les associations ont, selon nous, un rôle crucial à jouer pour raviver la démocratie, recréer du lien et du sens collectif, élaborer des réponses communes aux besoins et difficultés comme elles l’ont fait il y a un siècle jusqu’à engendrer le système de la social-démocratie désormais en crise.» (p. 326-327) Ce rôle réside dans le travail de réflexivité − en leur sein, entre elles, avec les populations et en miroir des pouvoirs publics − mais également dans leur capacité d’expérimenter et d’instituer de nouvelles pratiques et de nouveaux paradigmes. Pour ce faire, elles gagneraient à moins sous-estimer leur potentiel, tant humain que matériel, et à s’appuyer sur celui-ci pour déployer « leur force de proposition mais aussi de production » (p. 337). Il manque à ce volume une partie sur le poids économique des associations. Ses coordinateur·ices en conviennent et y voient une prochaine exploration susceptible de montrer en quelle mesure le champ associatif pourrait être porteur d’une autre économie, non capitaliste. Il ne s’agit de rien de moins que de réinventer par le bas l’avenir des collectifs, comme y invite le philosophe John Dewey.

Telle est l’ambition qui ressort de ce livre. Les auteur·ices ne se voilent cependant pas la face sur la réalité associative, plus souvent qu’à son tour paralysée par une inévitable inertie institutionnelle, un sentiment d’impuissance bien entretenu par l’air du temps, des conditions de travail épuisantes, etc. L’institutionnalisation et les financements publics ne sont pas « sans effet sur l’indépendance associative, le blocage de l’imaginaire, la capacité d’adaptation et de réactivité, etc. » (p. 256). Ils et elle déplorent que les associations ne s’inspirent pas assez de leur « contact direct avec le terrain, avec un grand nombre de problèmes, de questions ou d’opportunités [pour] élaborer des propositions ou simplement remettre en question leurs pratiques et discours » (p. 10-11). Dès lors, pour changer de modèle culturel et de société, les associations sont encouragées à entretenir et transmettre leur culture du commun mais aussi à revoir leurs propres paradigmes et habitudes de fonctionnement. Vu les nouveaux paramètres, les dysfonctionnements répétitifs et les crises enchevêtrées, « ni les grandes institutions sociales ni l’associatif ne peuvent persister à faire comme avant » (p. 326). En témoignent aussi les jeunes qui ne se reconnaissent plus dans « les cadres traditionnels de l’engagement » (p. 261) et la multiplication des mouvements sociaux autonomes et auto-organisés qui refusent les subventions publiques et inventent de nouvelles manières de faire, créatives et performatives pour affronter les urgences sociales et climatiques.

« Un renouvellement du fait associatif ne peut passer à côté de ces irruptions qui désarçonnent les institutions, les associations, les lectures du social. » (p. 331) Un auteur va jusqu’à demander si « le temps n’est pas venu de repartir sur une page blanche » pour les associations qui « conçoivent leur fonction comme un travail de la société sur elle-même » (p. 47). Préférons-lui l’appel à travailler les complémentarités et interdépendances, les tensions constructives, entre les mouvements d’hier et d’aujourd’hui, entre l’histoire qui nous porte et celle que nous inaugurons.

Mathieu Bietlot, philosophe et politologue en éducation permanente

1

Voir aussi, pour les parallèles avec la situation française, Patricia Coler, Marie-Catherine Henry, Jean-Louis Laville, Gilles Rouby, Quel monde associatif demain ? Mouvements citoyens et démocratie, érès, 2021.

2

Voir aussi FESEFA, Autonomie associative menacée. Des défis et ambitions pour garantir nos libertés, Couleur livres, 2021.