Écosophie des sound systems. Retour sur la soirée « Sound System Culture » (Bruxelles 02/12/2023)

Jean-Christophe Sevin, maitre de conférence à l’Université d’Avignon et chercheur associé à Sonic Street Technologies

11-07-2024

La soirée « Sound System Culture » organisée au Cinéma Nova de Bruxelles le 2 décembre 2023, en partenariat avec Culture & Démocratie, Osmose, Sonic Street Technologies et PointCulture, s’ouvrait par une discussion « Ritualités collectives », suivie par la projection de Babylon, le film de référence de Franco Rosso sur les sound systems dans le Londres de 1980, et était suivie d’une session reggae avec le 54sound system. J’aimerais revenir ici sur les pratiques évoquées durant la discussion à laquelle j’ai participé en compagnie de membres de collectifs, sound systems, ateliers et associations qui interviennent ou animent des évènementsn. Ces pratiques tracent ce qu’on pourrait appeler, en écho à Félix Guattari, une perspective écosophiquen, en ce qu’elles s’attellent à prendre soin des modalités de fonctionnement des soirées sound system et de la subjectivité individuelle et collective du public. Plus particulièrement je vais mettre en avant ce qui me semble relever à la fois d’une écologie mentale et d’une écologie sociale, soit deux des trois écologies qui composent, avec l’écologie environnementale, l’écosophie guattarienne.
Dès le début de la discussion, l’évocation par Hélène Hiessler des rituels comme « outils de lutte » et « terrains d’expérimentation » mais aussi du besoin « de nouveaux imaginaires pour nourrir un processus de changement radical de modèle culturel » résonnait avec la pensée du philosophe. Pour Gattari, la réponse à la crise écologique ne pouvait se limiter à des solutions technocratiques mais devait inclure des changements dans les domaines de la sensibilité, de la subjectivité et des relations sociales, tant les déséquilibres environnementaux engendrés par le mode de production capitaliste affectent aussi la psyché humaine et les relations sociales.

Écologie mentale

Par écologie mentale, Guattari désigne ce qui tient à la production de la subjectivité, qui ne se situe ni à l’intérieur d’un sujet individuel ni à l’extérieur, mais dans la circulation entre les deux, pour donner forme à des territoires existentiels. Ces territoires existentiels en devenir se réfèrent aux espaces de vie et d’expérience qui sont constamment façonnés par cette production de subjectivité. La culture sound system peut être appréhendée comme l’un de ces territoires existentiels dans lequel l’efficacité « esthético-existentielle » (p. 45) de la musique et de la danse sont centrales, notamment par leur aspect « curatif » et non seulement récréatif. Par écologie mentale, il faut donc entendre aussi ce qui met en jeu un corps sonoren, un corps sentant et pensant comme sujet de l’expérience du sound system, où la domination sonoren fait que le son acquiert une forme de matérialité, une dimension tactile par laquelle il nous relie à notre corps et au monde. Nous pouvons mettre cela en relation avec les objectifs du collectif Osmose décrit par Margaux Notarianni, qui se présente comme un « projet volontairement militant qui veut faire perdurer le milieu festif comme milieu d’expression de soi par le corps, comme outil de libération, de pouvoir et d’empouvoirement ». La politique du care leur offre une grille de lecture avec laquelle intervenir dans les soirées, ce qui leur parait cohérent avec la dimension de soin que le sound system peut avoir. Or elles constatent que cette dimension tend à se perdre :
« Aujourd’hui, beaucoup ignorent l’histoire des sound systems ou la réduisent à un simple dispositif sonore commercial. » Il est essentiel pour Osmose de préserver cette mission, afin de redonner de la visibilité et du pouvoir d’agir aux individus qui y participent. Le collectif accorde une importance particulière aux expériences vécues par les personnes sexisées et racisées, ainsi qu’à celles qui sont passionnées par ce domaine et qui possèdent une expertise approfondie.

Selon Guattari, un impératif de l’écologie mentale consiste à « réapprécier la finalité du travail et des activités humaines en fonction de critères différents de ceux du rendement et du profit » (p. 46). Les sessions de sound systems peuvent ainsi apparaitre comme génératrices de subjectivités dissidentes, soutenant la production d’un territoire existentiel qui échappe au marché et à la réduction aux rapports économiques. La promotion d’une subjectivité non alignée sur les mass-médias, centrée sur le respect de la singularité, peut être repérée là encore dans les objectifs et les pratiques des collectifs comme Osmose ou Psst Mlle qui questionnent « l’intention avec laquelle on participe à une soirée », constatant qu’un rapport de consommation tend à s’imposer par rapport aux soirées qui seront alors perçues comme des produits à consommer « passivement ». Ces collectifs tentent de créer un espace plus interactif et participatif, et de réduire une distance qui peut se créer du fait que le public ne se sente pas légitime de prendre une part active à l’évènement, mais aussi des types de relations formatées par les industries culturelles. En somme ils tentent de faire de la participation une contribution active, où le public non seulement prend part à la soirée mais contribue à celle-ci d’une façon qui s’articule avec ses valeurs afin d’en recevoir une partn, en créant un espace « donnant-donnant » pour reprendre le mot de Sara Lovisetto (Osmose).

On peut mettre cela en parallèle avec l’histoire du 54 kolaktiv, ce collectif né d’un groupe d’amis qui fréquentaient la place Sainte Catherine et qui leur a donné leur nom (54 pour Sainte Cath) et qu’il·elles ont vu se transformer en un espace beaucoup plus commercial, avec de plus en plus de terrasses. Leurs événements ont des formats variés, dans différents types de salles. Il·elles font aussi des actions dans des lieux publics afin d’offrir une alternative à la politique de gentrification et la vision de la ville qui va avec. Il est important pour elles·eux d’essayer d’être indépendant·es, « d’éviter les clubs ou des endroits où il y a beaucoup de règles. Afin de maintenir aussi un prix d’entrée accessible, des toilettes gratuites, etc ».

Écologie sociale

Les démarches des collectifs comme Osmose ou Psst Mlle s’orientent également, au-delà du public, vers le fonctionnement des soirées elles-mêmes. En cela elles peuvent être rapprochées de ce qui a été inventé par François Tosquelles et le courant de la psychothérapie institutionnelle dont Félix Guattari a été un acteur importantn. Le principe fondamental en était de « soigner l’institution autant que les individus » et de faire en sorte que chaque membre de l’institution soit un élément actif de la thérapie, en intégrant une réflexion critique sur son fonctionnement même, afin de se prémunir de tout autoritarisme. On peut retrouver ce type d’approche dans la façon dont les soirées sound system sont investies par ces collectifs pour faire en sorte que chaque participant à la soirée devienne un élément actif. Nous sommes ici dans ce que Guattari appelle l’écologie sociale, qui cherche à reconstruire les rapports humains dans tous les milieux sociaux en proposant une généralisation de l’analyse institutionnellen.
Si Osmose a commencé par se concentrer sur le public, en menant des actions visant à réduire les risques d’agression, d’injustice et de violence, leur champ d’action s’est ensuite élargi au respect des lieux, du matériel et du personnel de bar et de sécurité. Tandis que le collectif Psst Mlle s’intéresse également à l’espace physique des soirées, en prenant en compte des éléments comme la lumière, la possibilité de s’asseoir ou de prendre l’air. Ces collectifs cherchent à améliorer la « sécurité » pour influencer positivement l’ambiance de la soirée, la vibe, en impliquant activement le public. Dans leurs évènements, les membres de Psst Mlle remettent en question les conventions de la nightlife, notamment l’organisation spatiale où le public est souvent séparé du ou de la DJ par une scène frontale. Ils et elles ont expérimenté d’autres formats en invitant le public à co-créer l’espace et à imaginer ensemble de nouvelles scénographies.
Pour Guattari, un « point programmatique primordial » de l’écologie sociale consiste en « la réappropriation des médias par une multitude de groupes-sujets capable de les gérer dans une voix de resingularisation. » (p. 52). Et on peut considérer que le mouvement des sound systems s’inscrit clairement dans ce programme. Les collectifs construisent leur matériel de sonorisation en s’appuyant sur des ressources et des savoirs qui s’échangent ; ils font également appel à des constructeur·ices indépendant·es pour certaines pièces (« préamp ») qui peuvent répondre à des demandes spécifiques, pour aboutir à des systèmes de sonorisation qui ont leur identité sonore singulière. Les membres de Roots Explosion ont ainsi commencé la construction de leur sound system peu après avoir organisé leurs premières soirées. Ils parlent « d’un processus d’apprentissage par essais et erreurs sur plusieurs années ». 54kolaktiv a financé son sound system via un crowdfunding, impliquant la communauté dans son projet sonore. Il·elles ont bénéficié des conseils de sound systems reggae-dub expérimentés comme Jahmbassador Hi-Fi et Ionyouth. En raison de ce financement collectif, leur démarche les conduit à mettre en avant la propriété collective du sound system, soulignant leur volonté de le rendre accessible.

Le sound system comme modèle et lieu d’intervention

Les sound systems apparaissent finalement à la fois comme source d’inspiration par leur dimension « post-médiatique » et objet d’intervention concernant la subjectivité qui s’exprime dans les rapports aux sessions sound systems.
Ainsi, Psst Mlle a orienté ses actions sur la mise en avant d’artistes sexisé·es ou minorisé·es lors de ses évènements, avant d’approfondir sa réflexion sur l’accès aux pratiques artistiques pour aboutir à l’organisation de workshops de construction et de production musicale réservés aux personnes sexisées. Il·elles promeuvent ainsi la réappropriation de ces savoirs techniques, issus de pratiques souvent dominées par les hommes. Cela concerne des sessions de DJing mais aussi le projet de construire un sound system. « L’approche était inclusive : Venez ! Qui sait faire quoi ? On se met ensemble et on essaie. »
Abordons pour finir le cas de l’Atelier de Création Sonore et Sauvage (Axoso) qui n’est pas à proprement parler un sound system mais dont les principes de fonctionnement résonnent avec ce qui a été abordé jusque-là. L’Axoso promeut la pratique de la musique de manière inclusive et improvisée, sans nécessité de connaissances préalables comme le solfège. Dans leurs ateliers, les participant·es se rassemblent en cercle pour créer de la musique amplifiée, enregistrée pour être réécoutée et reproduite ultérieurement. Cette approche a donné naissance à plusieurs communautés musicales, dont l’Orchestre Sauvage de Belgique, qui a commencé en fabriquant des instruments avec des jeunes d’une cité, les Visitandines. Les enfants ont dessiné et construit leurs propres instruments avec des outils comme des scies sauteuses et des perceuses, leur offrant ainsi un accès au bricolage et à la fabrication technique. L’Axoso intervient dans un centre de jour qui accompagne des personnes présentant une déficience mentale légère. Le groupe Micuicocola est un résultat de ces ateliers visant à autonomiser à travers la musique, dans lesquels les participant·es écrivent des chansons, expérimentent avec des équipements tels que des enceintes, une table de mixage, des micros contact, des synthétiseurs et des microphones. Les sessions commencent par des improvisations collectives qui évoluent progressivement vers la composition de morceaux structurés. Micuicocola fonctionne sans hiérarchie claire : les membres alternent entre le chant, le toastingn et la prise d’instruments, sans qu’il y ait de chef d’orchestre dominant. Ce fonctionnement encourage la collaboration et permet à chacun·e de s’exprimer musicalement dans un environnement inclusif et créatif. L’interchangeabilité des rôles renvoie là aussi à un principe structurant du courant de la psychothérapie institutionnelle.

Voici donc un ensemble de pratique portées par des collectifs différents, mais qui ont en commun le sound system ou des pratiques qui en sont proches. Cette brève présentation avait pour objectif de montrer la cohérence d’ensemble qui s’est dégagée de la discussion – dont la réussite tient aussi à la qualité de la préparation et de la modération par Emmanuelle Nizou − à partir de l’éclairage fourni par l’approche écosophique et l’analyse institutionnelle d’inspiration guattarienne.

1

Dries Talloen (Roots Explosion Soundsystem), Souria Cheurfi (Psst Mlle), Maxime Lacôme (Axoso), Jean-Christophe Sevin (Sonic Street Technologies), Rrita Jashari (54Kolaktiv), Margaux Notarianni et Sara Lovisetto (Osmose).

2

Au départ, l’écosophie remet en question la vision anthropocentrée qui place l’être humain au sommet d’une hiérarchie du vivant. Le philosophe Félix Guattari associe à cette écologie environnementale repensée une écologie sociale et une écologie mentale. Voir : Félix Guattari, Les trois écologies, Editions Lignes, (1989) 2024. Sauf mention contraire, les pages indiquées entre parenthèses dans l’article renvoient à cet ouvrage.

3

Julien Henriques, Sonic Bodies: Reggae Sound Systems, Performance Techniques, and Ways of Knowing, Bloomsbury, 2011.

4

Ce que Julian Henriques nomme Sonic dominance : lorsque le son domine toutes les autres modalités sensibles et acquiert une forme d’autonomie là où il est habituellement inféodé à l’ordre du visuel, dominant dans notre culture sensible et médiatique. Voir « Sonic Dominance and the Reggae Sound System Session », in Michael Bull, Les Back (éds), The Auditory Culture Reader, Berg, p. 451-480.

5

Joëlle Zask, Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation. Le bord de l’eau, 2011.

6

Camille Robcis, Désaliénation. Politique de la psychiatrie. Tosquelles, Fanon, Guattari, Foucault, Seuil, 2024.

7

Manola Antonioli, « postface », in Les trois écologies, op. cit., p.89.

8

La ou le toaster c’est, littéralement, celle ou celui qui « fait sauter les mots » (comme les toasts sautent du grille-pain), équivalent du MC des sound systems reggae, ancêtre des rappeur·ses, qui pose des mots ou du chant sur la musique.