Écueils du dire en réunion

Collecte de situations menée par Hélène Hiessler, coordinatrice de Culture & Démocratie.

13-07-2023

Nos vies sociales sont marquées par un certain nombre de situations d’échange en collectif : un diner entre ami·es, en famille, un cours, une réunion de colocataires, de voisin·es, une assemblée générale, un conseil de classe, un comité organisateur, une assemblée citoyenne, un comité d’entreprise, un conseil communal, une réunion de collègues, de parents, de groupe de travail… Dans ces occasions la prise de parole est souvent, voire toujours, un enjeu de pouvoir : prendre la parole c’est avoir une chance, peut-être, d’être entendu·e, de faire avancer une idée, un projet, de donner une direction qui nous est propre. Ces situations d’échange en collectif sont souvent largement ritualisées : qui se réunit ? Quand ? Où ? Qui parle ? Dans quel ordre et combien de temps ? Qui organise les discussions ? Qui tranche ?
Tout cela obéit à des règles qui peuvent être héritées, inspirées par une tradition, mais aussi naitre d’une habitude ou d’une réitération dans un espace-temps particulier. C’est cette dimension codifiée et répétée qui fait des modes de prise de parole en réunion des formes de rituels. Selon leur origine, leur contexte, les croyances qui les accompagnent, les personnes qui y prennent part ou encore les objectifs qu’elles poursuivent, ces rituels peuvent être inventés et réinventés, sur le plan pratique bien sûr, mais aussi en termes de démocratie.
Dans la sphère associative, et dans le milieu de l’éducation permanente/populaire en particulier, nombreuses sont les personnes et les groupes qui questionnent ces rituels et les dynamiques de pouvoir qui les traversent. Nombreux·ses sont celles et ceux qui expérimentent d’autres formes d’organisation de la prise de parole, susceptibles de rééquilibrer les rapports de pouvoir, de permettre un meilleur accès à la parole et une meilleure écoute. Sans régler la question des inégalités liées à la maitrise de la langue qui influent sur la possibilité même de prendre de parole, ces expérimentations cherchent du moins à enrayer quelque chose, à s’éloigner des rituels qui favorisent la prise de parole et la légitimité de certain·es par rapport à d’autres, et qui entrainent pour beaucoup le choix de se taire sans pour autant consentir. Elles y parviennent avec plus ou moins de succès.

À Culture & Démocratie, nous avons demandé à nos membres et complices quels rituels organisaient la prise de parole dans leurs situations de réunion, et de nous donner des exemples de principes qui fonctionnent et/ou d’écueils. La liste des écueils est beaucoup plus longue ! Signe sans doute qu’on n’y est pas encore. Mais ce sont précisément ces situations d’écueil qui nous permettent, aussi, d’inventer autre chose. En voici un petit florilège.

Ce qui fonctionne

– La coordinatrice distribue la parole.
– La présidence du Conseil d’administration est gardien·ne du temps et distribue la parole. Si quelqu’un·e souhaite parler, il ou elle lève la main et attend le feu vert de la présidence.
– L’animateur·ice ouvre la séance et chacun·e est libre de parler à tour de rôle, s’iel a quelque chose à dire.
– L’instituteur·ice et les élèves s’asseyent au coin d’un tapis et un bâton sert à distribuer la parole.
– On prend la parole en levant la main. Des codes gestuels sont convenus pour signifier qu’on n’est d’accord/pas d’accord avec ce qui vient d’être dit, ou qu’on souhaite intervenir, ou que la personne en train de parler doit être plus concise.
– Ordre du jour préétabli. 3 rôles sont tenus en alternance par les participant·es : animation / prise de notes / gardien·ne du temps Après une « météo émotionnelle », un principe de « communication non-violente » est établi pour tous les échanges.
– De façon assez anarchique, des sous-groupes de parole se créent en fonction de la proximité géographique des chaises. Le rituel évolue en fonction de la quantité de bière qui s’écoule dans les gosiers.

Les écueils

En réunion d’équipe, d’Assemblée générale, de Conseil d’administration

– La coordination coupe la parole trop souvent. X perd le fil et ne se sent pas écouté·e : puisque c’est comme ça iel ne dira pas mot.
– Y et Z enchainent les private jokes. X se sent exclu·e et n’ose pas partager son opinion.
– X a trop attendu. Elle a oublié ce qu’elle voulait dire et a du coup perdu son tour de parole. Tant pis.
– X a parlé si longtemps qu’il ne restait plus que quelques minutes avant la fin de la réunion − trop tard pour que Y et Z puissent se lancer à leur tour. La prochaine fois peut-être ? Ou pas.
– Z n’a pas supporté l’attente de son tour, ou il a estimé que ce qu’il avait à dire était si important que cela ne pouvait attendre. Il a coupé la parole à Y et dans son sillage, le tour de table est devenu un pingpong : à qui parle le plus vite et le plus fort, et tant pis pour les autres.
– La présidence, garante de la distribution de parole, a privilégié certaines voix (les plus estimées, celles qui parlent « mieux », dont elle partage souvent l’opinion, etc.) plutôt que d’autres, et X, Y et Z, plus timides, ou juste moins à l’aise, n’ont eu que peu ou pas l’occasion de s’exprimer. Elles sentent que leur voix compte pour moins, alors à quoi bon l’effort ?
– Y ne s’en tient pas au cadre proposé pour la réunion : iel interrompt, commente, parfois juge les propos des un·es et des autres. Z, intimidée, ne parlera plus. X fait de même mais surtout avec le corps (grimaces, yeux au plafond, haussements ou froncements de sourcils…). Z, vexée, préfère passer son tour.

X a parlé si longtemps qu’il ne restait plus que quelques minutes avant la fin de la réunion − trop tard pour que Y et Z puissent se lancer à leur tour. La prochaine fois peut-être ? Ou pas.

– J est membre fondateur de l’association, et la priorité est insensiblement donnée à sa parole sur de nombreux sujets. K, moins ancien mais expérimenté, ne se sent pas légitime sur certains sujets pourtant de son ressort. Iel préfère se taire.
– L fait d’incessantes digressions par association de pensées. M et N perdent le fil de la discussion et de leurs pensées. Iels préfèrent se taire.
– L s’est lancée mais, deux fois, la présidence lui a signifié de parler plus fort et de bien articuler. Reprise comme à l’école, L s’est sentie infantilisée et a décidé de ne plus l’ouvrir.
– L’injonction de « communication non-violente » et de bienveillance gèle la spontanéité des débats.
– On évoque un sujet épineux. Le directeur tourne autour du pot un moment sans qu’on comprenne où il veut en venir, puis finit par faire prévaloir comme argument d’autorité une citation tirée d’un PV et attribuée à une tierce personne (mais qui s’avèrera par la suite une citation du directeur lui-même), laquelle citation tue tout débat dans l’œuf. Les employé·es pataugent dans l’incompréhension, l’une d’entre elleux proteste poliment, met en évidence le caractère contestable de la citation, le directeur hausse le ton, faudrait pas non plus qu’on joue les feignasses avec tout l’argent public qu’on nous donne. Les autres employé·es se murent dans un silence misérable. Le débat est clos.
– Ça se crispe, ça gueule et parfois ça se lève et ça se casse. La direction part en live et en rajoute, parfois en mode super-mauvaise foi au point que l’équipe reste hallucinée tellement c’est gros et qu’on est couillon·ne parce qu’on n’ose pas relever, du coup on se tait et on sort de là frustré·es, vénères, et on poursuit la discussion entre deux portes, au café ou sur WhatsApp (ou les trois à la fois). Ça dure des plombes et on a juste envie d’aller se coucher ou d’aller se bourrer la gueule. La direction dit : « ha on a bien avancé ! »

L fait d’incessantes digressions par association de pensées. M et N perdent le fil de la discussion et de leurs pensées. Iels préfèrent se taire.

En comité de rédaction, organisateur ou en conseil de classe

– X ne connait pas les nombreux·ses auteur·ices dont parle Z. X préfère se taire par crainte d’avouer son ignorance.
– X et Y se donnent pour mission de traduire systématiquement dans leurs mots ce qui vient d’être dit, rendant tantôt le propos plus obscur, tantôt le déformant, tantôt tombant à peu près juste mais au fond, à quoi bon ? Z avait une idée, une intuition, mais de peur de voir celle-ci lui échapper pour lui revenir toute autre, elle préfère se taire et se la garder pour une autre fois. Ou une autre audience.
– M ne cesse de mansplainer les choses à L : fatiguée à force de devoir maintenir une posture défensive, elle décide de se taire.
– Il y a un code gestuel pour réagir à ce qui est dit. D, E et F ne respectent pas le code gestuel et interviennent quand bon leur semble. G et H attendent au contraire leur tour pour parler mais le chaos s’installe et leur tour ne vient pas.
– X est nouvelle et n’a pas été accueillie, présentée au groupe. Elle se met instinctivement en retrait, préférant écouter et se taire.
– Il y a un code gestuel pour réagir à ce qui est dit. S a oublié les gestes et leur signification. Du coup iel préfère s’abstenir. T trouve ces gestes un peu intrusifs, un peu agressifs, iel a peur de brusquer la personne en train de parler, de donner l’impression d’un manque de respect. Qui a choisi ces gestes au fond ? Iel choisit de se mettre en retrait.
– Les discussions parallèles se multiplient, l’attention est totalement diluée, mais comme il y a une volonté d’horizontalité dans l’organisation du travail, personne n’ose recadrer la séance de travail, craignant de passer pour un·e relou en mal de leadership.

X est nouvelle et n’a pas été accueillie, présentée au groupe. Elle se met instinctivement en retrait, préférant écouter et se taire.

En réunion de colocataires ou de copropriétaires

– Y s’exprime mais les autres pouffent de rire et se moquent de ses besoins ou de ses propos. On ne l’y reprendra plus : il fera comme il l’entend, et tant pis pour ces réunions si ça doit se passer comme ça.
– Z coupe court à toute idée différente de son point de vue, en rabaissant au passage l’interlocuteur·ice, ce qui la·le réduit au silence.
– Z, Y, W se liguent au préalable pour obtenir la majorité et forcer leur vision. Face à ce front de personnes d’accord entre elles, difficile de faire valoir un autre point de vue. V renonce, se disant que s’iels sont nombreux·ses à défendre cette position et si solidement, c’est que c’est surement la bonne. De toute façon elle est la reine des mauvaises idées, alors mieux vaut ne pas trop se fier à sa propre opinion.

Une rencontre publique, une table ronde

– X et Y, dans le public, tiennent à faire connaitre leur expertise et s’expriment si longuement qu’il ne reste plus de temps à d’autres pour parler à leur tour.
– L’organisateur·ice passe le micro aux personnes qui souhaitent poser une question. Trois mains sont déjà levées, et les questions sont plutôt des commentaires, qui ont l’air très intelligents. M n’est plus si sure de vouloir demander ce qui la travaillait tout à l’heure, c’était peut-être un peu trop simple. Quant à N, il se sent différent, il voit bien qu’il ne partage pas les codes vestimentaires : il se sent un peu pouilleux, pas à sa place. Mieux vaut ne pas se faire remarquer. Il fera son commentaire à ses ami·es ce soir, au café, là où il se sentira moins vulnérable.
– Z hésite. Plusieurs fois iel a levé la main mais n’a pas été vu·e. Iel finit par se dire que ce qu’iel voulait partager n’était peut-être pas si important tout compte fait.
– K est l’une des seules personnes non-blanches de l’assemblée. Iel se sent isolé·e et craint de n’être pas compris.

En classe

– On fait circuler un « bâton de parole » dans le groupe d’élèves. Mais B prend la parole sans attendre de l’avoir en mains, puis C intervient pour commenter, et ainsi de suite. Finalement ne disent mot que celles et ceux qui parviennent à s’imposer.

 

* Si vous pensez que ces écueils ne se rencontrent que là où se rencontrent lino au sol, moquette au mur, et photocopieuse de compet’, vous vous mettez le bâton de parole dans l’œil. Même là, les gens répondent à côté de la consigne et ce, pour notre plus grand plaisir. Car en famille notamment, bien des situations sont à épingler, la preuve :

– La mère squatte la parole et, suite à une intervention de X ou Y, elle prend la mouche, ne pipe plus mot, le père s’écrase aussi de peur de commettre un impair. Le fils, s’appuyant sur les maigres acquis de son stage en communication non violente, essaie de faire comprendre à la mère qu’elle a surréagi. La mère quitte la table, le père s’enfonce dans son pull à col roulé, la musique s’arrête, et la belle-fille annonce que comme elle doit se lever tôt demain à cause du bébé, elle va se coucher. La grand-mère dans son fauteuil roulant, qu’on n’avait pas entendue jusqu’ici, l’accuse à demi-mot de lâcheté, avant de la traiter de salope.