Louis Pelosse
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Édito

Édito

La rédaction

22-07-2022

Ce Journal est le deuxième volet d’un triptyque : trois numéros qui proposent d’interroger la manière dont le contexte de la pandémie nous a contraint·es à (re)considérer notre rapport au territoire et au temps, mais aussi à questionner nos imaginaires, nos désirs et nos capacités d’agir.

Le dossier du Journal n°53 explorait la notion de territoire dans toute sa complexité : les territoires matériels, géographiques et leurs frontières réelles ou imaginées − en ce compris l’espace domestique ou encore le lieu de travail −, ceux associés à l’appartenance ou à l’exclusion, à la notion d’identité, mais aussi les territoires mentaux, ceux du rêve et de la création, et même les espaces virtuels numériques, alors qu’une large partie de la population est aujourd’hui poussée vers les écrans et une socialisation dématérialisée. Nous portions également dans ce dossier, notre attention sur les terrains plus familiers de l’association (art et santé, enseignement, prison, droits culturels, communs, migrations, numérique).

Avant d’aborder, dans le dossier du Journal n°55 la question des imaginaires sociétaux et des récits qui les forment et les nourrissent, le présent numéro s’intéressera donc à notre rapport au temps.

Bien que la crise sanitaire ait imposé – pour un temps du moins – une décélération inédite, une suspension du temps social, économique et culturel, bouleversant le temps collectif tout autant que le temps individuel, avons-nous eu une réelle prise de recul par rapport à nos rythmes de vie habituels ? Avons-nous inauguré une réflexion sur notre rapport au temps ? Avons-nous vécu ce qu’Hartmut Rosa appelle « un moment de résonance collective nous offrant la possibilité de nous transformer et de transformer le monde social » ? Alors que le temps du marché rythme à nouveau nos vies, ce dossier propose de réinterroger les rapports aux temps de nos sociétés post-modernes, au fil de quatre axes de lecture.

Rythme et cadence

La vitesse, la cadence, le prompt et l’efficace sont particulièrement valorisés, dans toutes les sphères sociales, aujourd’hui comme hier. Laurent Vidal revient aux sources de l’anthropocène − époque où l’activité humaine se met à avoir un impact sur les écosystèmes mondiaux – qui marquent le début de l’accélération sociale. Dès le Moyen Âge, la lenteur est un indice de paresse, tandis que vitesse rime avec progrès. L’auteur fait ici la généalogie du développement du capitalisme et de son obsession de l’efficacité, tout en relevant des marges et des poches de refus : ces femmes et hommes lents qui s’emparent du temps et du rythme pour en faire un levier de résistance.

S’il est un lieu de l’urgence, c’est certainement l’hôpital et a fortiori un service de soins intensifs. Emmanuelle Desmet questionne les logiques gestionnaires de ces institutions et les cadences quasi intenables qu’elles imposent aux soignant·es. À l’heure où chaque soin est rationalisé, quel temps reste-t-il aux soignant·es pour être simplement présent·es auprès des patient·es, pour les écouter ?

On observe, à l’hôpital toujours, une volonté d’informatisation à marche forcée des services et des soins. La numérisation étant présentée comme une forme de progrès, alliant sécurité, efficacité et rapidité. Guillermo Kozlowski interroge le bien-fondé de cette logique dans l’article « Numérisation à l’hôpital : un gain de temps ? » et se demande si l’ordinateur peut réellement rivaliser avec un·e infirmier·e expérimenté·e.

Le secteur des arts vivants n’est malheureusement pas épargné par ces logiques concurrentielles et marchandes. Stéphanie Aubin nous parle des « systèmes de brutalités » auxquels sont soumises les institutions culturelles : surabondance consumériste et informationnelle, l’art est un bien de consommation comme un autre. La Maison des Métallos à Paris essaye de proposer un autre modèle.

Le travail social souffre aussi de cette culture du résultat, augmentée par la numérisation des services. Marianne Langlet nous rappelle la nécessité de la prévention qui nécessite un rythme lent et nous invite à reprendre notre temps.

Latence et processus

À l’heure du tout productivisme qui fait du temps la clé de voute du profit, que pouvons-nous apprendre de ce temps continu de l’urgence ? Face à notre apparente impuissance à décélérer, Hélène L’Heuillet, invite à la réflexion, au temps de latence, de suspension, de remaniement et de réorganisation. Elle rappelle aussi que le « temps du retard est celui de la culture [et que] c’est cette temporalité qui rend le monde habitable ».

Puis Élodie Vandenplas parle de son spectacle sur la thématique du temps et plus précisément sur l’accélération sociale. Elle nous questionne sur la nécessité de ralentir nos rythmes de vie pour une plus grande présence au monde et pour penser notre « droit au temps ».

En ligne, l’entretien de Nicolas Mouzet-Tagawa, « Il se passera ce qui se passera, si quelque chose doit se passer » est un bel exemple de création sur le temps long. Son spectacle Le Site, est le résultat de quatre années de temps choisis, d’errance, de latence, de temps d’entre-deux.

Hantise et anticipation

Malgré l’émergence de ces processus de réflexion et de latence, le philosophe Bernard Stiegler voit dans la succession effrénée d’innovations technologiques une déstabilisation permanente qui court-circuite systématiquement nos possibilités de socialisation, de délibération et d’élaboration de savoirs, conduisant à ce qu’il appelle une « absence d’époque », un moment où nous ne partageons plus d’horizon commun vers lequel tendre collectivement.

Gil Bartholeyns propose le terme de « pathocène » pour situer notre présent dans le temps plus long d’une époque marquée par les maladies industrielles et l’anéantissement de masse des espèces non-humaines. Selon lui, cet anéantissement ne cesse de nous hanter et cette hantise doit nous amener à repenser, pour demain, les dépendances qui unissent notre vie quotidienne et la vie sur terre.

En réponse à notre incapacité collective à imaginer ce qui vient, certain·es artistes nous proposent des visions de ces futurs, désirables ou non, et nous forcent à une projection nécessaire. C’est le cas de Zelda Soussan, Ruggero Franceschini et François Schuiten.

Daniel Simon propose quant à lui une fable allégorique qui questionne nos instincts grégaires tout autant que notre propension à la sidération. N’y a-t-il vraiment pas d’alternatives ?

Tuer l’efficience, faire advenir

La dernière partie de ce dossier nous invite à croire à d’autres possibles et, au-delà de la prise de conscience, à un changement de paradigme. Bernadette Bensaude-Vincent dénonce une vision linéaire et anthropocentrée de la chronologie dans laquelle nous avons l’habitude d’inscrire les évènements du monde. Elle invite à « renoncer à la vue d’oiseau, descendre de la tour de contrôle » et faire apparaitre les multiples lignes d’attachements qui entourent et façonnent nos existences.

Reine Marcelis prône quant à elle, la mise en place de politiques temporelles qui permettent de penser la manière dont notre temps est fragmenté, découpé, qu’est-ce que ce découpage fait à notre vie culturelle, sociale et familiale ? À partir de recherches de terrains, d’autres façons de s’organiser mais aussi de faire attention socialement peuvent être mises en place très matériellement pour changer notre vécu du temps.

Enfin, Jean-Miguel Pire nous invite à « Prendre le temps d’exister. Pour un droit universel à l’otium. Pour résister à cette marche frénétique du temps productif, l’auteur questionne la possibilité d’un temps libéré de la marche du monde, conçu comme un « retrait fécond », un temps du « souci de soi », qui permettrait un travail de soi par soi.

En écho à cet article, vous lirez en ligne « Mettre à l’épreuve le temps » de Thibault Galland, qui développe un outil d’animation visant à développer la réflexion philosophique de ses utilisateur·ices, en les invitant à problématiser leur rapport au temps à partir de l’écriture.

Les illustrations de Louis Pelosse, créées exclusivement pour ce dossier sur le temps, accompagnent et enrichissent considérablement ce numéro, en proposant un regard singulier sur les enjeux abordés.