Edito

Sabine de Ville, présidente du CA de Culture & Démocratie à Bruxelles

Nicolas Roméas, Directeur de l’Insatiable à Paris

02-10-2017

Nous le voyons par défaut, surtout quand ça n’a pas lieu. Nous voyons apparaître le visage hideux d’une humanité qui refuse l’autre, avec la plus extrême violence ou à force de dénégations et de mensonges, suivant les époques, ou par un savant mélange des deux. Quelle que soit la méthode, le but est toujours le même : réduire l’être humain, déchiré, replié sur lui-même, recroquevillé, contracté, traversé par ce mépris de l’autre, effrayant instrument du pouvoir.

Nous voyons bien ce qui nous manque. Nous voyons que ce que nous cherchons dans le geste artistique s’apparente à ce que Gilles Deleuze, grand lecteur de Spinoza, nommait puissance en opposition au pouvoir. Et l’on voit que le pouvoir politique ne recule devant rien pour parvenir à ses fins. Les dénégations, mensonges et destruction du sens des mots à fins de manipulation des « masses » qu’évoqua déjà George Orwell avec 1984 et sa fameuse novlangue, et qu’analysa Victor Klemperer à propos de la langue du IIIe Reich, sont un des axes majeurs du dernier essai de Marie-José Mondain, Confiscation des mots, des images et du temps (Paris, Les liens qui libèrent, 2017).

L’auteure s’appuie notamment sur le détournement subi par le mot radicalité et son frauduleux dérivé déradicalisation pour faire la démonstration de l’usage contemporain de ces appauvrissements sémantiques au service du politique. « Tout projet despotique, écrit-elle, s’emploie à s’approprier le monopole des images et des mots qui font voir et savoir en commençant par nous faire croire à tout ce qui nous est montré à un rythme qui ne laisse à l’intelligence aucune chance de trouver les mots et les ressources d’une réponse… » Réhabilitant la nécessaire radicalité de toute pensée philosophique « créatrice, inhérente à tout changement », elle ajoute : « La confusion entre la radicalité transformatrice et les extrémismes est le pire venin que l’usage des mots inocule jour après jour dans la conscience et dans les corps […] il ne s’agit pas de déradicaliser, mais de partager la radicalité de notre action politique à partir de la reconnaissance en tous d’une égale capacité d’exercer sa capacité critique. » Nous voyons bien à qui et à quoi sert l’atrophie de la pensée par la réduction de ses outils, qu’il s’agisse de la langue, des images, de tous les langages inventés par l’art, de l’aptitude à s’y consacrer, en particulier par la contraction du temps.

Et par extension, nous voyons bien comment réduire la question actuelle des migrants qui se réfugient en Europe à un traitement par chiffres et autres statistiques, pour des raisons auxquelles nous ne sommes pas étrangers, nous éloigne de notre humanité et nous rapproche de la barbarie. Toute culture est le fruit de rencontres.

Nous voyons bien par défaut ce que serait, ce que peut être la construction d’un humain qui ne cesse jamais de se découvrir et d’apprendre. Un être humain qui continue à croire au mystère ineffable de la rencontre. On sait que c’est possible, que ça existe. Chacun en a fait l’expérience, l’a ressenti par instants. Cette construction demande ses outils, ses conditions, de l’opiniâtreté et un objectif. Construire ces qualités humaines est un travail d’éducation, d’échange, d’apprentissage. Si l’on ne veut pas se contenter de les percevoir comme de furtifs éclairs trouant l’obscurité ambiante, il faut opposer à ces méthodes un patient travail de dévoilement et de rappel de l’essentiel.

Ce travail est opéré par l’art, la pensée et par tout ce qui appartient à l’univers du symbolique. instants inespérés qui font irruption dans notre vie réelle pour nous rappeler soudain que l’humanité n’est rien d’autre, en réalité, qu’un partage. Ces instants sont rares dans un monde qui fait tout pour les raréfier. Ces instants sont rares car il leur faut des lieux, des rendez-vous, des atmosphères propices et une volonté bienveillante. Or ces lieux et ces rendez-vous où l’on peut apprendre à connaître celui qui vient de loin, tous ces espaces-temps favorables à la relation gratuite que l’âme populaire persiste à imaginer et à faire vivre avec idéalisme, conviction et désir sont aujourd’hui menacés. Nous manquons de raisons d’espérer.

Alors, subvertissant la réalité ambiante, le geste artistique dévoile une autre réalité, profonde, souterraine, à la fois intime et partagée, dans laquelle le sens et la sensibilité sont inextricablement liés, réveille des zones endormies de l’esprit et change notre regard sur le monde. La question de l’art, celle des outils du symbolique, est donc une vraie question politique. Elle suppose de la part des « politiques » une volonté plus ferme: il s’agit de donner aux citoyens les moyens – le temps de la pensée et de l’imaginaire, les mots – de porter un regard sensible et profond sur les réalités géopolitiques du moment. Celles qui produisent, entre autres, les désastreuses conditions de migrations vers l’Europe auxquelles nous assistons.

Nous le voyons par défaut, ce qu’il faut faire pour retrouver une dynamique où la rencontre de l’autre devient un atout, un enrichissement au lieu d’être un obstacle et un sujet de crainte. Édouard Glissant en parle magnifiquement en développant le concept de « créolisation » qui met en valeur la subtile et inattendue transformation opérée par la rencontre de l’autre, loin de tout métissage lissant et standardisant.

L’art est un des outils majeurs au service de cette vision qui n’a rien à voir avec les prérogatives d’une élite et qui, pour être utile à nos prises de conscience et à notre évolution, doit retrouver sa vocation populaire. On voit bien qu’une volonté poli- tique est indispensable à une telle dynamique, et il est clair que nous ne sommes pas engagés dans cette voie. Alors quelle possibilité nous reste-t-il, sinon de nous regrouper pour continuer à faire vivre cette flamme et la propager quand c’est possible, pour que notre regard ne se fasse pas seulement par défaut, dans ce qui apparaît comme une utopie, mais puisse se développer sur la base des réalités nouvelles que nous saurons inventer avec d’autres ?

Se rassembler, se regrouper, inventer ? Cette seconde livraison d’Archipels regroupe et rassemble des expériences de création ancrées dans les territoires, arrimées aux défis contemporains, résonances plastiques, sonores et visuelles d’un monde à (re)construire et déjà, çà et là, en reconstruction.