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III - Exile et asile

Égale dignité du genre humain : le naufrage universel

Roland de Bodt
Chercheur et écrivain, membre de l’AG de Culture & Démocratie

12-12-2018

2018 marque le 70ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, adoptée par l’assemblée générale des Nations Unies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Roland de Bodt rappelle ici les propositions fondamentales de ce texte et montre comment son universalité a été progressivement déconstruite par les traités internationaux qui lui ont succédé. Peut-on encore, aujourd’hui, parler d’« égale dignité du genre humain » en Union européenne alors que rien n’interdit aux États-membres de traiter les « étrangers », les non-Européens comme des citoyens de seconde zone ?

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le 10 décembre 1948, l’assemblée générale des Nations-Unies adopte une « déclaration universelle » qui énonce les libertés et les droits fondamentaux des êtres humains, de tous les êtres humains sans exceptionn. Cette déclaration aura donc septante ans, cette année.

« Déclaration » signifie ici qu’il ne s’agit pas d’une loi contraignante mais d’un acte public, d’une communication officielle, d’une reconnaissance explicite de ces libertés et de ces droits fondamentaux, au niveau de chacune et de chacun, afin que tous puissent les connaitre, s’y référer, en débattre. Pour les États qui sont parties prenantes à cette Déclaration, elle constitue un engagement à respecter et à mettre en œuvre concrètement les libertés et les droits fondamentaux qu’elle proclame. Et « concrètement » signifie ici « de manière effective, durable et évaluable ». Si s’engager a du sens dans la vie, la Déclaration ne devrait donc être ni futile ni dérisoire ni vaine.

« Universelle » signifie ici plusieurs choses différentes : que la reconnaissance et le respect de ces libertés et de ces droits concerne tous les êtres humains qui vivent sur cette planète. La Déclaration les concerne en tant qu’ils en sont eux-mêmes les bénéficiaires mais également en tant qu’ils doivent les respecter chez autrui car ces libertés et ces droits sont conçus comme « égaux » et « réciproques » : ce qu’on exige pour soi on doit le respecter chez l’autre, et rien que cette éthique (usage commun) implique que leur exercice soit nécessairement universel. La Déclaration est aussi un engagement des États-parties à cultiver une conception commune de ces libertés et de ces droits fondamentaux. Une telle exigence qualifie encore l’universalité de la démarche : il s’agit que tous les élaborent, les discutent et les adoptent ensemble.

« Libertés et droits fondamentaux » signifie ici que ces facultés ou ces garanties soient reconnues comme des attributs indivisibles et inaliénables de la condition d’être humain, c’est en quoi on les dénomme « fondamentaux ». Il s’agit bien que tous les êtres humains soient considérés en tant qu’êtres humains sur cette terre et ce quelles que soient les circonstances. Cela n’avait été le cas ni au cours de la « Grande Guerre » des tranchées (1914-1918) ni à l’égard des populations civiles au cours de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). En 1948, comme pour tirer les leçons de l’histoire mondiale récente, ces libertés et ces droits ont été considérés si intimement liés à la reconnaissance de l’identité humaine qu’il semblait absolument nécessaire de pouvoir les mobiliser, à tout moment et par tout un chacun, contre tout groupement ou toute organisation ou tout État qui viendrait à y porter atteinte. Parce qu’en portant atteinte à ces libertés et à ces droits – qu’on appelle « fondamentaux » –, on porte atteinte au statut, à la qualité première de la personne en tant qu’elle est, par essence, un être humain.

Or, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen avait été adoptée en 1789. On pourrait donc légitimement se demander pourquoi une déclaration supplémentaire, une déclaration de plus, une proclamation nouvelle ? Ce que nous pourrions formuler autrement : quels sont les apports d’une Déclaration universelle au regard de la déclaration adoptée par l’Assemblée constituante, à la Révolution française (1789) ? Y a-t-il un changement ? Des éléments nouveaux ? Et qui manquaient ? Est-ce que la nouvelle déclaration est meilleure pour nous ? Etc.

Il faut le reconnaitre très clairement : il y a effectivement eu de très nombreux apports à la philosophie des libertés et des droits fondamentaux de la personne humaine, en 1948. Ils méritent qu’on s’y intéresse de près. Ils devraient être enseignés dans toutes les écoles du monde, en tant qu’ils forment une histoire culturelle commune n des droits humains.

Le « citoyen » contre le « genre humain »
Au lendemain de la défaite de la Première Guerre mondiale (1914-1918), Hitler avait l’ambition de revaloriser la citoyenneté allemande. Dès les premières manifestations de son « combat »n politique, cette question occupait une place non négligeable dans ses préoccupations, voire dans ses revendications. Il avait une très haute conception de ce que devait être (devenir) la citoyenneté allemande. Il prenait modèle sur la qualification de la citoyenneté américaine qu’il avait étudiée attentivement. Il appréciait tout particulièrement que les Américains jouissent, partout dans le monde, du statut de « citoyen américain », statut protégé par l’ensemble des institutions aux États-Unis et par la diplomatie et l’armée américaines.

C’est donc précisément sur la base de cette distinction entre les « citoyens allemands » et toutes les autres personnes qui vivaient dans les territoires de l’Allemagne qu’ont été construites, légitimées et naturalisées les discriminations adoptées par l’État nazi : singulièrement contre les juifs mais encore, de manière radicale, contre les tziganes, les homosexuels, les handicapés, les communistes, les opposants politiques de toutes tendances, etc. Ces discriminations ont fait l’objet d’un travail culturel méticuleux et soutenu de la part des hommes politiques, juristes, animateurs de mouvements de jeunes, scientifiques, banquiers et industriels nazis, pendant une période de plus de vingt années (1924 à 1944) : il s’agissait bien de faire apparaitre ces discriminations de droit comme relevant d’une culture allemande « légitime », dont la vocation « civilisatrice » devait protéger les intérêts de chaque membre du peuple allemand.

La reconnaissance universelle de l’égale dignité du genre humain
Le terme « citoyen » n’est pas dans la Déclaration universelle de 1948. Délibérément, elle ne traite pas du droit des citoyens mais des libertés et des droits des êtres humains, en tant que le genre humain ne peut être divisé en différentes catégories.

Au vu de ce qui précède, le lecteur pourra mesurer qu’il s’agit là d’un apport magistral de la Déclaration universelle : reconnaitre l’égale dignité du genre humain, refuser et condamner toute distinction, en termes de libertés et de droits fondamentaux, entre les citoyens (nationaux) et toutes les autres personnes qui vivent dans les territoires des États-nations, sans jouir de la nationalité de ces États. C’est une révolution n en soi !

Il semble que les circonstances historiques – au lendemain de la guerre et de ses 70 millions de victimes, de la découverte des camps, des bombardements de masse et du premier usage de l’arme nucléaire – ont suspendu, l’espace d’un instant, le travail de sape que tous les nationalistes opèrent dans toutes les institutions nationales et internationales pour préserver et défendre leurs privilèges nationaux.

La destruction de l’universalité des libertés et des droits fondamentaux au XXIème siècle
Cet apport de la Déclaration universelle de 1948 qui interdisait les distinctions de libertés et de droits entre les êtres humains a été très vite battu en brèche par de nombreux États – et non des moindres – qui ont rappelé que le régime des libertés et des droits fondamentaux « universels » ne devait pas être interprété dans le sens d’empêcher les « préférences nationales ». Ici, tous les nationalistes et régionalistes qui hantent les hémicycles démocratiques et les administrations chantent en chœur ; la fraternité est grande chez ceux qui se considèrent du bon côté de la frontière.

Dès les premiers traités internationaux, chargés de mettre en œuvre les principes de la Déclaration de 1948, il y eut des diplomates et des juristes pour entreprendre et soutenir le long travail de déconstruction du caractère universel de celle-ci et rétablir la primauté du droit national sur le droit international – ce qui consiste à détruire l’essence même de la Déclaration universelle qui instaurait, tout au contraire, un droit fondamental de la personne reconnu internationalement et opposable à tout État qui ne le respecterait pas (article 30).

Les conséquences concrètes de la qualification de la citoyenneté européenne par une démultiplication de discriminations à l’égard des non-Européens tout au long du texte de la Charte des droits fondamentaux de l’Union sont aujourd’hui clairement identifiables

Ces nationalistes du monde entier ont habilement choisi l’endroit judicieux pour exclure la citoyenneté nationale de la liste des discriminations condamnables et ils ont attendu le temps nécessaire pour y parvenir. Ainsi, depuis le 21 décembre 1965 : « Aucune disposition de la présente convention ne peut être interprétée comme affectant de quelque manière que ce soit les dispositions législatives des États-parties à la convention concernant la nationalité, la citoyenneté ou la naturalisation, à condition que ces dispositions ne soient pas discriminatoires à l’égard d’une nationalité particulière. » (Convention internationale sur l’élimination de toutes formes de discrimination raciale, Nations-Unies, 1965) Cette déconstruction du principe d’universalité des libertés et droits fondamentaux de la personne humaine n’a pas cessé tout au long de la seconde moitié du XXème siècle.

En 2000, avant son élargissement, l’Union européenne a porté un coup fatal à l’universalité des libertés et des droits fondamentaux dans les territoires de l’Europe : elle a adopté la Charte des droits fondamentaux de l’Union (UE, 2000) et a reporté dans le traité constitutionnel (UE, 2004) des discriminations, à la fois nombreuses, variées et importantes en termes de libertés et de droits fondamentaux, selon qu’on soit citoyen de l’Union ou non. D’une certaine manière, en adoptant ces discriminations au profit d’une citoyenneté pan-nationale européenne, l’Union européenne s’est suicidée. Elle a donné raison, quant au fond, à tous les nationalistes et à tous les régionalistes selon un principe bien connu en politique : qui peut le plus peut le moins. Compte tenu de la teneur discriminatoire de la Charte des droits fondamentaux de l’Union, plus aucun argument ne s’oppose à ce que les États-membres, qui sont autorisés par l’Union à traiter les « étrangers » (non-citoyens européens) comme des êtres humains de seconde catégorie, ne puissent demain rétablir des discriminations entre les citoyens de l’Union selon qu’ils jouissent ou non de la nationalité du pays concerné.

Les conséquences concrètes de la qualification de la citoyenneté européenne par une démultiplication de discriminations à l’égard des non-Européens tout au long du texte de la Charte des droits fondamentaux de l’Union sont aujourd’hui clairement identifiables, notamment :
– la Charte instaure un régime discriminatoire en droit européen qui est la condition politique du reflux des réfugiés dans la Méditerranée et des milliers de morts qui sombrent dans les abîmes de notre histoire commune ; de l’acceptation des étrangers riches, au titre du droit à l’établissement, et du renvoi des étrangers pauvres (criminalisés) dans leur pays d’origine ;
– l’enrichissement des industries sécuritaires qui construisent les nouvelles frontières de l’Union européenne montre que l’adoption de ces discriminations en droit européen répond également aux intérêts d’un projet industriel d’envergure n et la Charte instaure les conditions politiques indispensables à la justification de ce développement industriel, sécuritaire et militaire ;
– la montée en puissance des partis nationalistes – qui sont le véritable cœur de l’extrême droite – en Autriche, en Angleterre, en Italie, en France ou en Flandre est la conséquence politique opérative du feu vert accordé par le Parlement européen à la destruction, par la Charte, de l’universalité des libertés et des droits de la personne dans les territoires de l’Union.

Nombreux sont ceux qui croient que seuls les réfugiés font naufrage dans la mer intérieure de l’Europe, comme s’ils pouvaient couler – corps et âmes – sans entrainer avec eux l’ensemble du dispositif universel qui constitue la fondation de nos propres libertés et de nos droits. Qu’espérons-nous ?

Découvrez cet article in extenso dans la suite en ligne de ce hors-série ici

Image : ©Élisa Larvego, Zone ouest de la Jungle de Calais. Série Chemin des Dunes, 2016

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L’article second de la Déclaration (1948) énonce, à titre principal : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. »

2

Je ne pourrai les exposer tous dans le cadre de cet article, qui est limité, mais je pourrai citer quelques exemples qui me paraissent plus significatifs au regard de la situation qui est faite universellement aux libertés et aux droits fondamentaux, à présent.

3

Le livre d’Hitler s’intitule Mein Kampf, ce qui se traduit par « Mon combat », dont un chapitre entier est consacré à la valorisation de la citoyenneté allemande.

4

Je reprends l’expression à Marcel Gauchet (La révolution des droits de l’homme, Gallimard, 1989), mais plusieurs auteurs ont écrit sur le caractère révolutionnaire des droits de l’homme universels.

5

Voir à ce sujet le spectacle du Nimis Groupe, Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu et le focus qui leur a été consacré dans le premier volume de la revue Archipels (Culture & Démocratie/L’Insatiable, 2016).