Eloquentia la parole au centre

Valérie Vanhoutvinck, artiste, cinéaste et enseignante

02-10-2017

Dans l’accès à la parole, les dés sont pipés. L’étrangeté de l’autre tient à sa langue, qui s’intercale, l’éloigne. Eloquentia, programme de formation et concours d’éloquence organisé à l’Université Paris 8, apprend à poser sa voix, à trouver les mots pour convaincre. La maîtrise de la langue, celle des forts, est-elle la condition nécessaire pour se faire reconnaître et pouvoir dire sa profondeur ?

Le système rhétorique s’articule autour de cinq opérations : l’inventio, la dispositio, l’alocutio, l’actio, la memoria. La dispositio ou plan du discours se construit sur quatre éléments : l’exorde, la narration, la confirmation, la péroraison.

– Exorde –
Dans la version autocentrée de l’Histoire, à la première époque, celle de l’Antiquité, les Grecs et les Romains façonnent la culture classique et donnent à la parole une place centrale. ils la placent aux fondements de l’édifice socioculturel tout entier, inventent progressivement la rhétorique, discipline qui cherche à penser l’efficacité du discours.

La langue française, elle, existe depuis plus d’un millénaire, se formant au fil des siècles – aujourd’hui langue maternelle d’un peu plus de nonante millions de personnes et langue locutrice de 274 millions d’individusn. Au cours du XXe siècle, à l’instar de la France, le français perd de sa superbe. il paraît régulièrement obscur aux francophones eux-mêmes, sous ses formes étatiques, administratives, juridiques ou judiciaires par exemple et la fable de sa clarté ne convainc plus personne.

Aujourd’hui, chez nous, la parole semble frappée de discrédit tandis que la langue française défend de moins en moins distinctement ses vertus émancipatrices comme elle aime à les nommer. Ces dernières décennies la parole massivement réduite à son versant utilitaire s’est vue confisquée par les (g)lissantes logiques communicantes, les intentions vendeuses et les corps usurpés.

« À la radio, à la télévision, dans les médias parlants, un temps de silence est une erreur grave. Pour l’orateur, le journaliste, le commentateur, l’invité, le chroniqueur, c’est un péché mortel. Le débit doit être rapide, comme si seul comptait de dire le plus possible, sans s’intéresser à ce qui s’énonce, ce qui est dit. Aussi l’articulation des mots se réduit-elle parfois à une bouillie sonore, la respiration de la phrase n’a plus coursn […]. » Dans un autre registre, il est remarquable que beaucoup d’adolescents et même certains adultes parlent de manière pâteuse, sans plus attribuer d’importance à la projection des mots ou à l’articulation. Cette métamorphose, le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun l’interprète comme un affaiblissement de la marque du langage, comme un effacement de notre dette à ce que parler implique, voire l’indice d’une haine de la parole.

En Belgique francophone, quelques niches associatives, artistiques, intellectuelles ou éducatives persévèrent à travailler la question de la parole, étant entendu que les espaces où s’interrogent les leviers de son accès restent isolés. Certaines académiesn (environ un tiers d’entre elles), essaimées en Fédération Wallonie-Bruxelles, offrent un cursus en « Art de la parole » restreint aux savoirs techniques issus des pratiques de diction et de déclamation. Une pléthore de formations de « prise de parole en public » est organisée mais semble résolument poursuivre des visées instrumentalistes : développement personnel, stages en entreprise, entretien d’embauche, techniques de vente, consultance, coaching, marketing, etc.

Nos occidentales et contemporaines sociétés laissent peu de place à la parole conçue comme le corps de la penséen et évitent une réflexion active autour de sa désertion. Dans le même temps, apartheid – ascendants – asservissements – assujettissements – autorités – bannissements – conquêtes – contrôles – dépendances – despotismes – désocialisations – destitutions – discriminations – domestications – éliminations – emprises – épurations – évictions – évincements – esclavages – exils – expulsions – férules – forclusions – hégémonies – influences – interdictions – isolements – jougs – marginalisations – omnipotences – oppressions – phallocraties – possessions – pouvoirs – prépotences – radiations – révocations – rejets – séparations – souverainetés – suprématies – suppressions s’accumulent par la langue dans une violence ironiquement muette.

« En France, les différentes manières de parler sont considérées comme des déviances, autant d’obstacles à la vie commune », écrit Philippe Blanchet, sociolinguiste et théoricien du concept de glottophobie. La glottophobie se définit par le fait d’exclure un individu de l’accès aux droits et aux ressources telles que la vie publique, l’éducation, l’emploi, le logement, les soins, parce que l’on considère arbitrairement incorrects, inférieurs, inadéquats, mauvais sa langue, ses usages lexicaux, sa façon de parler. « L’idéologie sur la langue est si forte en France que les gens ne réalisent même pas. Comme c’est une discrimination invisible, non reconnue par la loi. Elle est non passible de sanctions. Comme si elle n’existait pas, alors que chaque jour elle fait des ravages intimes, collectifs, sociaux, symboliques inouïs. Une langue, quelle qu’elle soit, est un puissant marqueur d’identité. Une langue sert à dire qui nous sommes. »

– Narration –
C’est en 2013 que j’entends parler du concours Eloquentia pour la première fois, à Évry. Krimo, étudiant en première année d’une licence d’informatique à l’Université Paris 8 de Saint-Denis et frère de ma copine Safia, pense à s’y inscrire. Un concours et une formation à l’éloquence dans sa fac, ça le tente :

« Ce programme-là, c’est un truc qui peut m’amener à la “bonne” langue, celle des types bien éduqués qui ont été dans les grandes écoles. » Sa sœur ricane : « C’est quoi l’idée, tu veux aligner de belles phrases bien longues et masquer ton accent de banlieue? Tu vois le problème, Krim, c’est qu’accent ou pas, ton nom, c’est le contraire d’une gomme… Même si tu te mets à parler comme Michelet, le dentiste de Paname, Abdelkrim Ben Hammoussi, ça sonnera toujours rature ! »

En avril 2017, au moment où je relis Armand Gatti, je découvre À voix haute dans un cinéma bruxellois. Film documentaire français relatant les détours et rebours du concours Eloquentia, de sa promotion 2015. La conversation chez les Ben Hammoussi sur le balcon d’Évry ressurgit. Au-delà de la chronique des apprentissages qu’opèrent les candidats au fil du temps tendu vers le concours, le film s’attache à dévoiler les mobiles intimes de quelques apprentis et expose adroitement l’éclectisme des parcours ainsi que la multiplicité des postures face à l’enjeu public de la parole livrée. il faut voir ce film. il faut montrer ce film. Même si l’écriture formelle reste convenue et que la facture télévisuelle amollit la chronique, il doit être vu parce qu’il rappelle l’enjeu majeur de la parole, parce que la vigueur des protagonistes, leurs talents, leur panel d’inclinaisons et de moyens face à l’acte de création nécessaire à toute prise de parole transcendent l’objet filmique. On observe les corps s’incarner peu à peu, la langue pénétrer les chairs, les souffles, les apnées et les unes puis les uns rencontrer la question centrale du geste de parole :

Qu’ai-je à dire ? affirmer – ajouter – annoncer – articuler – assurer – apprendre – avertir – balancer – bavarder – certifier – chanter – chuchoter – colporter – communiquer – confier – confirmer – conseiller – conter – convenir – crier – débiter – déclamer – déclarer – dégoiser – dénoter – désigner – dévoiler – demander – disserter – divulguer – ébruiter – émettre – enjoindre – énoncer – énumérer – expliquer – exposer – exprimer – formuler – indiquer – insinuer – interjeter – jaser – jaspiner – juger – lâcher – lancer – médire – manifester – montrer – murmurer – narrer – nommer – objecter – observer – opposer – parler – persuader – polémiquer – proférer – professer – prononcer – propager – proposer – protester – publier – réciter – raconter – réfuter – répandre – répliquer – répondre – rapporter – rétorquer – révéler – relater – renseigner – retracer – revendiquer – riposter – signaler – signifier – à sommer – sortir – souffler – soutenir – spécifier – stipuler – témoigner.

Imaginé par Stéphane de Freitas, Eloquentia est l’un des trois axes de travail de la Coopérative indigo. Il s’articule autour d’un programme d’expression publique où une vingtaine de candidats-étudiants suivent une formation aux Arts de la parole et, s’ils le souhaitent, participent à un concours des éloquences : Eloquentia. Portés par des comédiens professionnels, des artistes, des avocats du Barreau et autres experts de la prise de parole dans ses formes les plus variées. La compétition proprement dite s’organise chaque année en avril. Devant un jury professionnel et un public friand, les participants s’affrontent lors de joutes oratoires toujours construites selon la deuxième opération rhétorique classique, soit la dispositio. « Si la langue est le socle culturel de toute société, nous pensons que la prise de parole est déterminante dans l’éducation, le développement et l’épanouissement de tout individu. Nous formons des étudiants ainsi que des collégiens aux différentes formes de prise de parole en public et on les accompagne à la demande dans leurs parcours d’orientation professionnelle, notamment dans la préparation aux entretiens de stage ou d’embauche. Nos pédagogies ont toutes pour dénominateur commun de renforcer l’estime, la confiance, l’expression de soi, les capacités d’analyse, d’argumentaire et de réflexion, en traversant les différents contextes de prise de parole :
négociations/entretiens/discours/plaidoiries/débats/théâtre/slamn. »

Hormis l’évident intérêt de l’accès à n’importe quelle autre langue que la sienne, en ce compris, l’accès à la langue du savoir et de la bonne parole publique, deux points affaiblissent, à mon sens, la proposition Eloquentia. D’une part, le dispositif du concours: clivant – compétitif – évaluant – votant et, d’autre part, ce que l’on pourrait lire comme un(e) antagonisme – antilogie – antinomie – aporie – conflit – contradiction – contraste – contre-pied – dénégation –désaccord – différence – disconvenance – discordance – dissonance – divergence – incohérence – invraisemblance – non-sens – opposition – paradoxe idéologique.

Né, nous dit-on, d’un constat de relégation par voie orale, le dispositif Eloquentia emprunte les balises académiques menant à la langue dominante et prend éventuellement le risque à son tour de normer la parole.

Le débat entre richesse des formes linguistiques usuelles nouvelles et émancipation par la langue historique est rude, complexe. Je ne suis pas suffisamment lestée pour tenter de le trancher franchement. D’autres, plus savants, s’en soucient depuis des décennies, à l’instar de l’écrivain George Orwell, praticien et expert du langage. Au-delà de sa pratique d’auteur, Orwell s’intéresse à ce qu’il nomme la politique de la langue. Dans un essai de 1946, il tance que toute parole est politique, il avance qu’il est crucial pour chaque individu et pour le commun en entier, de savoir (se) dire. il conte, dans cet ouvrage, son sentiment de vivre une époque où la langue se dégrade, phénomène qui empêche selon lui d’être en capacité de décrire honnêtement la réalité, de dire avec sens. il met en accusation le flou qui dissimule la pensée, la tendance au slogan qui tend à imposer des idées fausses et le jargon pseudo-scientifique qui donne un air de neutralité à des arguments férocement idéologiques. Orwell s’inquiète de l’usage malhonnête des mots. Dans son roman 1984, porteur de la trouvaille de la novlangue, la dénonciation du trucage culmine: « Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. […] Ne voyez-vous pas que le véritable but de la novlangue est de restreindre les limites de la pensée? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. […] La révolution sera complète quand le langage sera parfait.n »

Le linguiste français Alain Bentolila, auteur d’une vingtaine d’ouvrages concernant l’illettrisme des jeunes adultes et l’apprentissage du langage chez l’enfant, poursuit le raisonnement septante ans plus tard et affirme qu’une lecture idéaliste des nouvelles langues, issues des quartiers ou banlieues, est à contester vivement. Bentolila affirme que « ces jeunes personnes vivent en situation de dramatique impuissance linguistique », que « l’accès à la parole commune leur est barré » et ajoute qu’il croit irresponsable et manipulatoire d’assurer que les savoirs et aptitudes se valent et que ce qui compte c’est la motivation. De l’autre côté de ce point de vue, se trouvent ceux qui, comme Pierre Encrevé, linguiste et historien de l’art, ou Michel Braudeau, critique littéraire et rédacteur en chef de la Nouvelle Revue Française de 1999 à 2010, objectent: « Ceux qui s’imaginent que les langues s’appauvrissent dans ces usages n’ont aucune idée de ce qui s’y passe : elles sont le lieu d’un travail linguistique permanent, d’abord phonétique. […] Ces jeunes locuteurs pratiquent ce que les linguistes nomment des troncations : soit ils coupent le début du mot, par aphérèse, soit ils coupent la fin, par apocope, soit des éléments internes, par syncope. Dans la langue parlée ordinaire nous faisons beaucoup d’apocopes: métro, télé, radio, ciné, et nettement moins d’aphérèses, comme dans car ou bus. […] Cette variété de français possède une richesse lexicale proprement extraordinaire et manifeste une inventivité linguistique assurément remarquablen. »

– Confirmation –
Nafissa Traore, lauréate 2016 du concours Eloquentia Saint-Denis, m’attend en veste rose et sous une pluie battante à l’arrêt Marché du tramway de la ligne 5, à Saint-Denis. Je suis trempée, elle est inquiète et me dit spontanément : « Une parole pour me décrire il n’y en aurait pas, j’ignore encore qui je suis. » Elle raconte : « Je suis née et j’ai grandi à Bamako, dans un milieu où j’ai eu la chance extraordinaire de vivre entourée d’esprits ouverts et éduqués. Je mesure donc que, par rapport à une majeure partie de la population de mon pays, je suis privilégiée. Là-dessus, il n’y a pas de doute possible. Mais être privilégiée n’empêche pas les difficultés. Quand, au Mali, j’étais au lycée français, dès la troisième jusqu’au milieu de la terminale, j’ai traversé une période très difficile. Est-ce que c’est du harcèlement d’humilier quelqu’un chaque fois qu’il prend la parole ? Est-ce que c’est du harcèlement de menacer répétitivement et physiquement quelqu’un à la récré ? Est-ce que c’est du harcèlement de prendre des cailloux pour les jeter sur quelqu’un qui passe dans le couloir ? J’ai toujours adoré ça, prendre la parole, en famille, avec mes amis et là, d’un coup, je n’existais plus, personne ne me parlait. Sauf parfois en classe, quand la prof abordait Madame Bovary, je m’enflammais. Je posais plein de questions, je faisais des commentaires, je me fichais du regard des autres parce que Flaubert me passionnait. Je me souviens avoir clairement pris la défense de Charles Bovary contre toute la classe. Je disais qu’en fait, à mon sens, c’est Emma Bovary qui était ignoble. Cette période au lycée, ces trois années de railleries et d’humiliations, ça m’a compliqué la vie mais surtout ça m’a fait perdre d’un coup l’envie et la capacité de m’exprimer oralement. J’ai quand même réussi à passer le bac et je suis arrivée en France à 19 ans, le 11 septembre 2015 pour entamer mes études universitaires. J’avais je crois comme une revanche à prendre. Le 12 novembre 2015, on m’a appelée pour me dire que mon papa était décédé. C’est en mémoire de mon père et de ces autres choses qui me sont arrivées au lycée que j’ai voulu faire Eloquentia. Mon père, c’était pas quelqu’un qui était du genre à se taire. il se battait toujours pour ce en quoi il croyait et il savait transmettre, il savait convaincre. Pour moi, l’éloquence, c’est parler avec ce qu’on a dans son corps, c’est vraiment faire avec ce qu’on a vécu et c’est là qu’on peut accrocher les gens. Ce concours, il a été stratégique aussi pour moi, cette formation est un fameux atout sur un CV. Quand j’ai gagné, quand j’ai réalisé que c’était moi, à la minute où j’ai compris, j’ai pensé à mon père, j’ai pensé au Mali et je me suis vue ramener le trophée au pays. »

L’idéologie sur la langue est si forte en France que les gens ne réalisent même pas. Comme c’est une discrimination invisible, non reconnue par la loi. Elle est non passible de sanctions. Comme si elle n’existait pas, alors que chaque jour elle fait des ravages intimes, collectifs, sociaux, symboliques inouïs. Une langue, quelle qu’elle soit, est un puissant marqueur d’identité.

Eddy Moniot, vainqueur d’Eloquentia 2015, arrive au Rendez-vous des Belges, brasserie usée à Paris, face à la gare du Nord. « Je suis très très désolé. Je serai en retard. Mais je me dépêche », avait-il pris le soin d’avertir. il est là, si vif, avec son amoureuse Roxanne si joliment rousse et rieuse. Elle est à temps partiel et, à titre bénévole, coordinatrice du concours Eloquentia. Eddy parle à la vitesse de l’éclair, le flow est constant, il est très occupé. Entre cinéma, radio, écriture et théâtre, Eloquentia l’a mené à ses aspirations. Écrire, jouer, dire à un public. il a dix-huit projets en cours et des astres dans les yeux. « Pour te raconter vite fait l’histoire d’Eloquentia, parce que les origines, ça compte, il faut passer par l’histoire de Stéphane de Freitas qui, comme il le dit lui-même, était une petite racaille. il joue au basket. il passe basketteur pro à 16 ans et quand il quitte Aubervilliers pour les beaux quartiers parisiens, il arrive en cours dans un lycée plutôt bourgeois et il se rend compte que l’on présume de son intelligence et de ses capacités sur base de son langage. il se dit : c’est dingue ! ici tout le monde me prend pour un type idiot parce que je parle comme un mec de banlieue ! Là il se met à bosser la langue, les mots, petit à petit les petits secrets de la langue. il surligne les termes inconnus dans les journaux, tel “nonobstant”. il va voir au dico, histoire de se constituer une réserve de beaux mots, et il les replace et dans les conversations, histoire de sembler un peu moins démuni vocabulairement parlant. […] Tu vois, moi, un truc des plus fous que m’a appris Eloquentia, c’est l’écoute ! Ça semble bateau mais c’est vraiment ce qui m’est arrivé, j’ai découvert, l’intérêt, non c’est plus que ça, la “crucialité” de l’écoute. Je crois d’ailleurs que la capacité d’écoute précède la capacité d’expression… mais ça, je le pense aujourd’hui, après Eloquentia ! Avant j’étais quelqu’un qui parlait beaucoup beaucoup, je parlais tout le temps. Je n’écoutais jamais, ça m’intéressait pas, ce que je voulais c’était m’exprimer. Depuis le concours, je crois que j’écoute autant que je parle, le rapport s’est équilibré. Et quand je suis en situation d’orateur, mon objectif n’est absolument plus de convaincre mais de dire le plus distinctement possible mon opinion et j’ai souvent remarqué que quand j’y arrive, c’est là que je deviens convaincant! […] Je ne crois pas qu’à Eloquentia on se trompe en travaillant l’éloquence et la langue de manière classique, académique. Je ne crois pas que quiconque puisse être formaté par la formation ou le concours. Les modes d’expression encouragés sont très variés, les cours de slam prennent par exemple beaucoup de place dans la formation… En tous les cas, l’académisme à tout prix, forcené, ce n’est pas du tout ce que j’ai ressenti même si, oui, on est dans un cadre universitaire, avec des formateurs érudits, éloquents, des artistes reconnus, des gens du Barreau. Je dois beaucoup, d’ailleurs, et beaucoup de mes camarades aussi, à maître Bertrand Périer et aux autres avocats. ils ont toujours été très ouverts, accueillants et soutenants avec nous, même si au départ on se demandait clairement comment ces deux mondes, dont on aurait dit qu’ils parlaient deux langues étrangères, allaient se rencontrer. […] Quand j’ai gagné, j’ai adoré. J’ai sauté en l’air. J’ai ressauté en l’air. La minute après j’ai pensé à mon père, ce génie des mots, j’ai compris tout ce qu’il m’avait transmis alors qu’il n’avait pas été très longtemps à l’école mais il avait l’amour des mots et de la langue parlée. »

– Péroraison –
Entre ceux qui brandissent un appel au secours de la langue française et ceux qui célèbrent ses ajustements, peut-être n’y a-t-il pas tant de contradictions. Envisager plutôt qu’ils se complètent serait un bon début. « Je crains que cette opposition entre une langue qui évolue et une langue qui s’appauvrit ne nous mène pas plus loin que de mettre face à face les “ringards de la langue”, réactionnaires, et les “progressistes”, les soi-disant “pessimistes” et les “optimistes”, voire “ceux de gauche” et “ceux de droite”. L’enjeu ici est bien plus profond que cette apparente opposition », confie Jean-Pierre Lebrun à Nicole Malinconi qui craint que les évolutions de la langue ne soient en train de la perdre.

« Le langage structure notre pensée. il ne fait pas que la refléter, il l’oriente ! », soutient la professeure de littérature Éliane Viennot dans une tribune publiée par France info en mars 2016. À celles et ceux qui estiment que réfléchir à d’autres manières de s’exprimer est secondaire dans la bataille pour l’égalité des droits, elle répond: « Si nous visons vraiment l’équité, nous devons nous débarrasser autant que faire se peut des travers légués par des siècles et des siècles où seuls les hommes notables maniaient la parole publique et le faisaient à leur avantage, visant avant tout la préservation de leurs privilèges. »

« Comment penser et vivre une pluralité de la langue moins partiale, qui pourrait préfigurer une société plus humaine ? », s’interroge Philippe Blanchet. Croire possible un autre monde (linguistique), « un monde où les langues, admises, valorisées et reconnues dans toute leur diversité, cesseraient d’être prétexte à domination, exclusion, sélection ». Croire possible non seulement la rencontre, mais plus idéalement une sorte d’estime d’une forme langagière à l’autre. Puiser dans la langue académique les ors de son histoire, sa profondeur, sa puissance, son unicité, sa stature et s’emparer des fulgurances, de l’invention, de la mobilité, de l’intelligence, du tempo, du codage des langues vivantes, mutantes, poreuses, chimiques du présent. Croire plausible la furtive langue d’aujourd’hui traversée par le temps, la mémoire, le génie de la langue instituée. Chercher les ponts, les passages, les liens et nouer les fils d’un espace plus commun, d’une révolution sensible et de chantants lendemains. ..

Eloquentia est un programme d’expression publique ouvert aux étudiants de l’université Paris 8 et aux jeunes habitants de Seine-Saint-Denis. Il a donné lieu au film documentaire À voix haute, réalisé par Stéphane de Freitas et Ladj Ly en 2017.

1

Estimation de l’OiF (Organisation internationale de la francophonie).

2

Nicole Malinconi et Jean-Pierre Lebrun, L’Altérité dans la langue, Toulouse, Eres, 2015.

3

Nom donné en Belgique aux écoles d’art (musique, théâtre, arts plastiques) pour une pratique amateur. Équivalent en France des conservatoires.

4

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 211-212.

5

Stéphane de Freitas, fondateur et coordinateur de la Coopérative Indigo- Eloquentia, cinéaste.

6

George Orwell, 1984, Londres, Secker and Warburg, 1949, p. 111.

7

Pierre Encrevé et Michel Braudeau, Conversations sur la langue, Paris, Gallimard, 2007, p. 94.