Objets de rebut plantés de graines de sésames, chimères dessinées à partir d’observations au microscope, bombes à graines, champignons et aliments en évolution, l’univers d’Émilie Gaid transposé en bichromie peuple les pages de ce numéro. L’alimentation est au cœur de nos vies humaines quotidiennes et renvoie à des questions sociales, économiques, politiques et écologiques. Émilie Gaid s’en saisit artistiquement à travers la question plus vaste du vivant. Son travail mêle cuisine et chimie, comme une réappropriation des codes scientifiques sauce humour et poésie. Le protocole créatif de l’artiste commence par des déambulations pendant lesquelles sont récoltés des éléments qui seront par la suite échantillonnés. Puis, elle expérimente avec ces matériaux, les observe pour enfin les mettre en forme artistiquement. Bon appétit !
Comment les artistes se saisissent-il·elles de la thématique de l’alimentation ?
Plusieurs artistes parlent d’alimentation que se soit comme sujet ou comme matériau de création. Par exemple, l’artiste Stefan Sagmeister parle de la surconsommation alimentaire [il prendra 11 kilos afin de réaliser la photographie de l’affiche de l’exposition On a Binge à DDD (2003). Il reprend le principe de l’« avant/après » et consomme entre les deux prises tous les produits présents sur l’image.] La fameuse sculpture hyperréaliste Caddie (1969) de Duane Hanson représente une femme qui pousse un caddie de supermarché débordant, cigarette aux lèvres. L’artiste s’emploie à représenter l’american way of life de la classe moyenne états-unienne pendant les Trente (pas si !) glorieuses.
L’artiste français Michel Blazy travaille quant à lui avec de la matière organique et la spatiotemporalité. Il est l’une de mes principales références. Mon travail s’inscrit dans cette démarche-là. L’alimentation n’est pas mon sujet principal, mais j’utilise la matière alimentaire organique à d’autres fins/faims. Je m’intéresse en effet aux questions liées au vivant à travers une série de problématiques, comme les différents stades d’évolution de cette matière, l’étude de ses contextes de vie et de développement, ses interactions avec les milieux mais aussi sa fragilité et son exploitation.
L’art en lui-même est donc social, économique, politique et écologique. Il résulte de choix et crée des formes au sein desquelles transparaissent nos sociétés à travers notamment les questionnements qui les animent, les limites et potentiels qui les définissent. Pour moi, ce n’est pas possible d’être artiste et désengagé·e puisque notre pratique même est liée à ces questions. Nous écrivons des récits, convoquons des imaginaires. Aujourd’hui, quand on constate à quel point le monde va mal, il nous faut réussir à propager à travers notre travail des possibilités de bifurquer du récit dominant, du culte de l’ego et du profit. J’aime bien quand l’art réussir à réunir, à rassembler, à se lier au vivant. Les artistes peuvent faire ce lien et il faudrait que les politiques aussi le veuillent et le fassent !
En quoi ton utilisation de la matière organique est politique ?
La matière organique s’inscrit dans le temps. Elle est d’une certaine façon éphémère ou en tout cas totalement évolutive. Il faut donc prendre le temps de l’observer pour la capter. J’essaie de guider la personne vers un instant et je pense qu’aujourd’hui notre rapport au temps est politiquen. La tendance est à l’urgence, au « je n’ai pas le temps », là où le vivant pousse à changer de rapport au temps, à s’arrêter ou du moins à fortement ralentir.
Je convoque aussi la notion de détachement dans mon travail, entendu comme l’antithèse du contrôle et de la propriété, dans le sens où je modèle la matière mais ensuite elle ne m’appartient plus, elle poursuit à son rythme le cycle de son évolution. Ces processus de transformation sont pluriels, entre liquéfaction, évaporation, solidification, condensation, altération, dislocation, germination, cristallisation, décomposition, effondrement, disparition, pourrissement…
Comment abordes-tu la consommation, notamment alimentaire, dans ton travail ? Je pense au projet Sculptures plantées, dans lequel tu fais pousser des graines de sésames cultivées localement sur des objets trouvés au rebut. Que dénonce cette démarche ?
Je tends à utiliser des graines de lin produites localement en Normandie après les graines de sésames. Notre système capitaliste, productiviste et extractiviste touche à sa fin. Le « jour du dépassement de la Terre » correspond au jour à partir duquel l’humanité est supposée avoir consommé la totalité des ressources naturelles que la planète est capable de régénérer en un an. Celui-ci arrive de plus en plus tôt. En 2024, il est prévu au moins d’août. Au-delà de ce dépassement, nous brûlons nos ressources, nous brûlons la Terre.
Avec Sculptures plantées, je cherche à valoriser les déchets d’une part en les réutilisant comme supports de vie (les graines qui germeront), d’autre part en rendant vivante toute matière même inanimée. On peut aussi parler de consommation pour nos objets que l’on jette prématurément, gaspillant nos matériaux soit à cause de l’obsolescence programmée technique (l’objet ne fonctionne plus très rapidement) ou mentale (l’objet est devenu has been.) J’essaie ainsi de brouiller les frontières entre vivant et non-vivant afin de questionner l’anthropocentrisme. Si une table est vivante dans la conception des consommateur·ices, alors peut-être qu’elle ne sera plus jetée aussi rapidement.
Dans nos lieux de vie, nous avons peut-être une plante verte, peut-être un animal de compagnie. On sélectionne ce à quoi on prête attention et ces animaux ou ces plantes ont une place souvent privilégiée dans nos vies. On les considère comme vivants et dignes de notre respect et de nos soins. Il faudrait élargir cette vision à d’autres éléments, en dehors de nos intérieurs et des cercles que l’on privilégie.
Dans quelle mesure nos pratiques alimentaires nourrissent-elles ton travail ?
Quand j’ai commencé à travailler avec ces éléments j’étais étudiante. C’était plus particulièrement, pendant les confinements liés au Covid-19. Je préparais mon diplôme et les ateliers étaient fermés. J’ai fait avec ce que j’avais sous la main, sous les yeux : ce sont des choses que je devais manger, que j’avais en quantité et pour peu cher. Mon espace d’expérimentation était la cuisine. Les casseroles, poêles et passoires sont devenues des moules de sculpture ! La taille du brocoli a diminué, la pomme de terre a germé… Les pâtes étaient une base de mon alimentation et j’ai commencé à jouer avec leur temps de cuisson, les récipients dans lesquels je les faisais cuire puis refroidir. Tous ces critères participaient à faire varier leur forme, leur matière, couleur, odeur…
Aujourd’hui, je ne suis plus étudiante, je mange différemment et c’est vrai que cela joue sur les matières que j’utilise ! Mon revenu me permet par exemple d’acheter des graines locales bio, etc.
Dans mon travail de fin d’étude ; je parle de mon espace de création comme d’un « labo cuisinatoire ». Ce n’est pas un atelier d’artiste, ce c’est pas un laboratoire mais c’est une cuisine dans laquelle j’expérimente.
Quelles nouvelles manières de se nourrir sont ébauchées, proposées, dessinées de façon sous-jacente à tes réflexions sur le vivant ?
En ce moment, je travaille sur une salle à manger comestible. L’idée est de créer un banquet posé sur un mobilier entièrement végétalisé. On va pouvoir manger la salle à manger. Le vernissage aura lieu dans une bergerie attenante au lieu de résidence où je prépare ce projet (Fort de Tourneville au Havre). Les brebis, agneaux et moutons qui habitent le lieu seront évidemment conviés à manger avec nous.
C’est un one shot : il faut être présent·e à ce moment précis pour vivre cette expérience alimentaire et artistique. De nouveau, la notion du temps est très importante tant dans les manières de nous nourrir que dans la proposition artistique ! Une des notions clés de mon travail est la période de monstration − ou de dégustation − de mes projets. Je dois toujours calculer à quel stade de développement seront les aliments exposés. Les graines, par exemple, vivent deux semaines à partir de leur germination. Ensuite il faut les manger, sinon elles seront perdues. J’étudie ces temporalités car le monde de l’art contemporain est aussi plein de contraintes. Pour les expositions, il faut que les pièces aient un certain aspect et se conservent le temps voulu pour que les personnes puissent voir ce que la ou le commissaire voulait (dé)montrer en relation avec le travail des autres artistes. Mon travail peut s’apparenter à de la performance qui questionne ce qu’il reste d’un instant précis : de quelle façon on en témoigne, on le montre, on l’archive. En tout cas, il y a du mouvement, et le mouvement c’est la vie ! Ça évite de rester figé·es dans nos préjugés.
En quoi pour toi notre rapport à l’alimentation est un mélange culturel, d’arts et de sciences ?
Le protocole est un contrôle de l’aléatoire. C’est vrai que je parlais de détachement et de non-contrôle du vivant mais le protocole est un moyen de cadrer mes recherches au départ de la création des formes. C’est effrayant sinon que tous nous échappent ! C’est aussi une contrainte qui me pousse à dépasser ce que je connais déjà en faisant varier chaque critère, chaque étape.
Par exemple, en ce moment, je travaille sur la cristallisation. J’utilise de la poudre d’alun que je fais bouillir dans de l’eau pour la dissoudre. Quand l’eau refroidit, les cristaux se reforment. Une fois que j’ai compris cela, j’essaie d’indiquer aux cristaux où je veux que la cristallisation s’effectue. C’est beaucoup plus compliqué qu’il n’y paraît de « parler » à des cristaux ! Je teste avec plein de matériaux et supports différents, car j’ai constaté qu’en fonction de leurs propriétés il était plus ou moins difficile de concentrer la cristallisation. En ce moment, j’ai l’impression que la poudre d’alun non cristallisée attire tout de même les cristaux à s’agréger où elle est. Le résultat n’est pas encore parfait ! J’aime bien être surprise par le résultat inattendu. Comme en cuisine : tant que l’on suit la recette tout va bien. Encore faut-il avoir exactement les mêmes éléments, la température de cuisson ou de refroidissement exactes, etc. Mais si on s’éloigne du protocole, tout est possible ! La nature fait ce qu’elle veut, et au final, elle reprend toujours ses droits.
D’où proviennent les cellules de la série de dessins Microsbier qu’on trouve dans ce Journal ?
Vous pouvez trouver au fil de ces pages de l’animal, du végétal, du minéral et de l’humain tout ça dans une image ! Je travaille sur la superposition de calques. Je mets sur un même plan différentes observations que j’hybride. Ces images recréent de nouvelles formes de vie, de nouveaux être. Je cherche à travailler avec des laboratoires notamment pour avoir des outils plus performants à disposition. L’infiniment petit est un monde en soi.
L’une des images est celle d’une carotte de terre avec de l’herbe, et il y a aussi une boule qui a l’air de faire partie de la même série : qu’est-ce que c’est ?
C’est une pièce qui expérimente autour des bombes à graines. Ces boules de terre dans lesquelles sont plantées des graines peuvent être jetées en ville partout où c’est possible, lors de manifestations par exemple. Le but est de végétaliser les espaces, que la nature se les réapproprie. En cela elles sont un geste politique et écologique. Et elles sont très faciles à fabriquer : tout le monde peut en faire. Ces recherches n’ont pas encore d’aboutissement formel, je fais encore des essais pour voir comment tout cela se tient, mais c’est une thématique à explorer !
Tu nous as enfin envoyé les lettres « C » et « D » pour Culture & Démocratie tirés de ta création typographique Helvetiketchup. Quel a été le processus réflectif et créatif pour cet alphabet organique ?
En deuxième année d’études j’ai été amenée à travailler sur la typographie modulaire, c’est-à-dire la conception de forme simples et leur assemblage pour créer un alphabet. Il y a une rigueur géométrique dans ces modules simples. J’avais envie de prendre le contre-pied de la consigne et, à partir de ces formes de base, laisser l’aléatoire faire son travail. L’Helvetica est une typographie créée pour sa lisibilité : elle est linéale et sans empattements. J’ai appliqué du ketchup dessus et j’ai laissé la nature faire son travail : ça a donné l’Helvetiketchup. Si on hybride des formes et des substances, le nombre de possibilités est infini ! J’aimerais développer cette typographie en laboratoire et avec un ou une typographe pour cadrer le projet, sa lisibilité, son utilité, etc. La typographie et la communication visuelle sont liées à l’idée de la reproductibilité. Ici, c’était un moyen de pouvoir rendre une affiche créée à partir de cette typographie complètement unique, évolutive. Il y aurait aussi moyen de choisir la temporalité : pour composer un menu par exemple, un restaurant pourrait utiliser la sauce présente dans ses plats de la semaine pour former sa propre version de cette typographie.
Émilie Gaïd est diplomée en 2019 des beaux-arts de Lorient puis en 2021 de la section « art, média et environnement » de l’école du Havre (France). Elle co-fonde dans cette ville Le Lieu, un atelier et espace pluridisciplinaire et le Collectif Magma (scénographie et vjing). Elle participe à plusieurs résidences et expositions collectives dont une très prochainement à la Maison des arts Solange Baudoux à Évreux. Elle est actuellement en résidence au Lab du Fort de Tourneville en Normandie.
Voir le Journal de Culture & Démocratie n°54 − « Temps », 2022.