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Dossier

Encart – La frontière entre Haïti et la République dominicaine. Tentative de contextualisation

19-12-2019

L’ile de Quisqueya, rebaptisée Hispaniola par Christophe Colomb, est la deuxième plus grande ile des Caraïbes après Cuba. Une frontière la scinde inégalement en deux pays : Haïti (1/3) et la République dominicaine (2/3) qui ont longtemps été deux colonies, l’une française (1655) et l’autre espagnole (1492). Son tracé définitif (1935) suit plusieurs cours d’eau – depuis l’embouchure de la rivière Massacre jusqu’à celle de la rivière des Pédernales, où deux villes se font face : Anse-à-Pitres côté haïtien et Pedernales côté dominicain.

Les deux pays sont très différents. En 1804, la colonie française d’Haïti se libère du joug colonial au terme d’une sanglante guerre de libération menée par
Toussaint Louverture. Elle devient ainsi le premier État noir indépendant des Amériques. La France ne reconnaitra l’État qu’une vingtaine d’année plus tard, lorsque le roi Charles X accepta une tractation financière odieuse, à savoir : le versement par Haïti à la France d’une indemnité de 150 millions de francs.

Aujourd’hui Haïti est le pays le plus pauvre de l’hémisphère nord. Plus petit que son voisin, il est plus peuplé. 95% des Haïtien·nes sont afro-descendant·es. Les langues parlées sont le créole et le français (cette dernière étant surtout la langue de l’administration, de l’enseignement et de la production intellectuelle). Les religions sont le vaudou, le catholicisme et le protestantisme.

La République dominicaine, elle, gagne son indépendance en 1856 en se libérant non pas de la domination espagnole mais des Haïtien·nes ! En effet, en pleine révolution haïtienne, l’Espagne cède la partie espagnole d’Hispaniola (ou Quisqueya) à la France contre des terres conquises en Europe. La France espère pouvoir profiter de cette nouvelle situation pour mener une offensive contre les insurgé·es haïtien·nes depuis Saint-Domingue, sans succès. Entre 1801 et 1809, les Haïtien·nes en Haïti et les Français·es en Saint-Domingue se harcèlent. Finalement, les Dominicain·es expulsent les Français·es de l’ile et sont réincorporé·es à l’empire espagnol. Il faut attendre plus de 10 ans pour qu’un groupe de rebelles, sous le commandement de José Nuñez de Cáceres, renverse le colon espagnol et proclame l’indépendance de la République d’Haïti espagnole qui va très vite s’unir à Haïti pour ne créer qu’une seule nation, sous la présidence de Jean-Pierre Boyer.

Pour les Dominicain·es, le seul avantage de cette union est l’abolition de l’esclavage. Très vite il apparait qu’il s’agit en réalité d’une occupation haïtienne des anciens territoires espagnols. La langue française est imposée sur toute l’ile, l’armée haïtienne confisque les terres et propriétés de l’Église, l’Université Santo Tomas de Aquino est fermée, etc.

Jean-Pierre Boyer compte sur les Dominicain·es pour régler la dette contractée vis-à-vis de la France et leur impose de lourdes taxes. L’armée réquisitionne et confisque des vivres et des fournitures, etc. Bref, les Dominicain·nes, dans cette grande ile unifiée d’Haïti, sont des citoyen·nes de deuxième classe : restrictions de mouvement, interdiction de se présenter à des fonctions publiques, couvre-feux imposés, etc.

En 1844, les habitant·es de Saint-Domingue, poussé·es par le retour de Juan Pablo Duarte, proclament leur indépendance. S’ensuivront 14 ans de conflit avec Haïti, marqués par des pillages, des destructions, des massacres. En 1856 la guerre est terminée : l’armée dominicaine, quoiqu’en infériorité numérique, met définitivement un terme à l’ambition haïtienne de régner sur toute l’ile.

Aujourd’hui la République dominicaine est hispanophone et catholique. 73% des Dominicain·es sont mulâtres. Le pays ne connait pas les mêmes difficultés économiques que son voisin et beaucoup d’ Haïtien·nes s’y installent, souvent de façon illégale, pour travailler. Cela crée de vives tensions et nourrit un fort sentiment anti-haïtien.

Un dernier fait historique marque les relations actuelles entre les deux pays : le massacre du Persil, en 1937. Un grand nombre d’Haïtien·nes travaillaient alors dans les champs de canne à sucre au profit des compagnies sucrières américano-dominicaines. Il·elles étaient massivement installé·es à la frontière et la xénophobie se développa chez certain·es Dominicain·es. On accusait les Haïtien·nes de tous les maux : vol de bétail, de fruits,…

Le 2 octobre 1937, le président de la République dominicaine, Rafael Trujillo, déclara qu’il fallait régler ce problème. Plus de 20 000 Haïtien·nes, hommes, femmes et enfants, furent tué·es ! Ce massacre avait pour objectif d’homogénéiser la population dans la zone frontalière et de détruire cet embryon de « république haïtienne » que décrivaient les autorités dominicaines de l’époque confrontées à l’importance de l’immigration haïtienne dans leur pays. La majorité des Haïtien·nes tué·es lors de cette semaine sanglante étaient pourtant né·es en République dominicaine.

En septembre 2013, en République dominicaine, dans un climat anti-haïtien qui persiste, le Tribunal constitutionnel, sous l’influence de groupes nationalistes, rendit une sentence (la 168-13 – « les enfants nés dans le pays de parents étrangers en transit n’ont pas la nationalité dominicaine ») qui provoqua l’apatridie de milliers de citoyen·nes dominicain·es d’ascendance haïtienne ne parvenant pas à prouver que leurs parents n’étaient pas des migrant·es en transit lors de leur naissance, condition pour pouvoir garder leur nationalité dominicaine (la sentence a une portée rétrospective qui remonte jusqu’en 1929 !). Cette sentence, extrêmement dure, fut atténuée par le gouvernement de Danilo Medina qui, sous la pression internationale, promulgua la loi 169-14 qui, dans le cadre d’un plan national de régularisation des étranger·ères, donnait, pendant une durée limitée, la possibilité à des dizaines de milliers de descendant·es d’Haïtien·nes sans papiers d’officialiser leur situation, première étape avant de demander la naturalisation. Le gouvernement dominicain publia dans la foulée une liste de 55 000 personnes dont la nationalité dominicaine est confirmée.

 

Image : Des enfants de familles résidentes et rapatriées de République dominicaine du camp de Tête-à-l’eau (Anse-à-Pitres, sud-est Haïti) à côté de la Rivière « Banane » (22 novembre 2015 © Pierre Michel Jean)

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Journal HS 2019
Hors-série 2019 ‒ « Camps »
Édito

Anne-Sophie Sterck,
NIMIS groupe

Levons le camp !

Claude Fafchamps

Introduction
Les campements : espaces de résilience des mondes tsiganes au début du XXe siècle

Un article d’Adèle Sutre

Né hier

Une nouvelle de Basel Adoum

Qui fait vivre le « système camp » ?

Entretien avec Anne-Sophie Sterck, Yaël Steinmann et Sarah Testa du NIMIS groupe

« La terre n’appartient à personne » – Récits des centres fermés en Belgique

Pauline Fonsny et Anaïs Carton

« Il n’est de frontière qu’on outrepasse »

Entretien avec Hamedine Kane

Ô mon frère en exil

Un poème de Hassan Yassin

D’un camp à l’autre – Iphigénie à Kos

Un article de Maria Kakogianni

Le camp comme paradis – Prototype de la technocratie industrielle

Un article de Roland de Bodt

Le business des camps

Un article de Thibault Scohier

Camps de réfugié·es : un instrument dans une politique globale de contrôle des migrations

Entretien avec Clara Lecadet

Anse-à-Pitres : du camp au peuplement

Entretien avec Pierre Michel Jean et Valérie Baeriswyl, photographes membres du Kolektif 2 Dimansyon.

Anse-à-Pitres : du camp au peuplement

Entretien avec Pierre Michel Jean et Valérie Baeriswyl

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La Petite Maison : un lieu où habiter l’exil

Un article de Baptiste De Reymaeker

Du camp à la ville

Un article de Nimetulla Parlaku

La tentation de l’encampement

Entretien avec Michel Agier

Les camps, une gestion des réfugié·es qui questionne

Entretien avec Alice Corbet

Une approche perspectiviste du camp

Entretien avec Aurore Vermylen

« On a gagné le campement » – Des formes de la halte aux régimes de négociation de la présence voyageuse

Un article de Gaëlla Loiseau

Kolektif 2 Dymansion