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Dossier

Enrayer la fabrique des pauvres ?

Baptiste De Reymaeker, coordinateur de Culture & Démocratie

28-08-2024

Du 7 au 11 mars 2016, à Saint-Gilles, quarante personnes venues de Montréal, de Bruxelles et de Grenoble se sont réunies pour partager leurs savoirs – tant théoriques que d’expérience – en matière de lutte contre les inégalités sociales. Elles étaient invitées par Le Forumn et le CREMISn dans le cadre du 17e atelier international de recherche et d’actions sur les inégalités sociales et les discriminations (AIRA). Au programme de cette semaine, quatre jours de travaux en huis clos sur la thématique « enrayer la fabrique des pauvres ». Le cinquième jour, les résultats de ces travaux étaient présentés au grand public. L’événement attira une bonne centaine de personnes.

Le CREMIS
Il s’agit d’un centre de recherche universitaire, basé, le « m » de son sigle l’indique, à Montréal. On y étudie d’une part les discriminations dues aux inégalités sociales et d’autre part les alternatives citoyennes qui tâchent de les combattre, les réduire. Le CREMIS est intégré à un Centre de services sociaux et de santé (CIUSSS), actif sur quatre arrondissements montréalais. La recherche se retrouve ainsi au cœur des pratiques du travail social et médico-social. Christopher McAll, directeur scientifique du CREMIS, définit son mandat en ces termes : « Développer des recherches et des pratiques sur la thématique des inégalités et discriminations pour tout le réseau de santé et de services sociaux du Québec : développer des connaissances, expérimenter des façons de fairen. »
Être au cœur des pratiques, confronter d’emblée les approches scientifiques et théoriques au terrain, mettre le savoir académique dans l’inconfort et l’urgence des « premières lignes » : voilà les caractéristiques de ce centre qui réunit non seulement des chercheurs issus des sciences sociales et d’un parcours académique classique mais également des praticiens, des gestionnaires et des usagers. Tous s’inscrivent dans une démarche de co-construction des savoirs, tous refusent leur hiérarchisation.
Autre caractéristique du CREMIS, celle de ne pas se limiter à l’identification des problèmes mais de mettre en valeur voire d’élaborer des pratiques concrètes, locales mais généralisables, qui proposent des alternatives aux pratiques dominantes et souvent discriminantes du travail social : des alternatives qui mettent en œuvre « la pleine reconnaissance des personnes, de leur potentiel n».

L’AIRA
Depuis 2003, le CREMIS organise – d’abord au Québec, ensuite en France (dès 2005), et cette année en Belgique – des ateliers internationaux de recherche et d’actions sur les inégalités sociales et les discriminations (AIRA). Ces ateliers sont, pour le CREMIS, l’occasion de transmettre, sur un temps court et en un autre lieu, sa méthodologie : 1. Proximité avec le terrain, les pratiques / 2. Non-hiérarchisation des savoirs et équipe de recherche pluridisciplinaire, mêlant universitaires et non-universitaires / 3. Recherche d’alternatives concrètes.

Le 17e AIRA
Le 17e atelier, organisé pour la première fois sur le sol belge, a été conçu par le CREMIS (qui a garanti le format/la méthode) et par Le Forum (qui a défini la thématique).
En 2014 Nicolas De Kuyssche (directeur du Forum) invita le CREMIS dans le cadre de la mise sur pied, à Bruxelles, d’un programme de lutte contre le sans-abrisme – Housing First. Le centre de recherche québécois s’était en effet chargé de l’évaluation qualitative d’un projet canadien similaire – At Home/Chez soi (2009-2013). Depuis cette première rencontre, les deux structures n’ont cessé de collaborer, notamment sur la question du logement. Le Forum fut invité au 15e AIRA (2014) organisé à Grenoble en partenariat avec l’Odenore (Observatoire des non-recours aux droits et services) sur « les inégalités sociales et le recours au soin et aux services sociaux ». Suite à cela, Nicolas De Kuyssche proposa à Christopher McAll de concevoir, avec lui, le prochain atelier européen à Bruxelles.

Pauvreté ou inégalités ?
Toute collaboration implique de la négociation. Il y en eut entre le CREMIS et Le Forum, notamment sur la thématique de l’atelier et particulièrement sur l’expression « fabrique des pauvres ».
Le CREMIS travaille sur les inégalités sociales. Pour comprendre la nature des rapports sociaux qui permettent la pauvreté – une discrimination parmi d’autres –, McAll estime qu’il faut s’interroger sur « la fabrique des inégalités sociales ». Parler de « fabrique des pauvres » peut alors sembler trop restrictif. Sur leur site web, nous pouvons lire : « Si les conditions matérielles ont un impact direct sur les personnes à chaque étape de leur vie et sur leurs chances de s’en sortir, la nature des rapports sociaux dans lesquels elles sont insérées est tout aussi importante. […] Agir sur les inégalités suppose de comprendre quels sont les facteurs qui les sous-tendent. »
Malgré ce positionnement très clair du CREMIS, le thème de ce 17e atelier a été maintenu : « Enrayer la fabrique des pauvres. » Nous pouvons imaginer toutefois que les débats ont nourri la réflexion de Nicolas De Kuyssche et de son équipe, puisque lors de la première journée de l’atelier, les participants étaient informés du changement de nom de l’organisation hôte : jadis « Forum bruxellois de lutte contre la pauvreté », il est devenu « Le Forum – Bruxelles contre les inégalités ». En outre, dans les textes préparatoires aux travaux, c’est bien sur « la fabrique des inégalités sociales et de la pauvreté » qu’ils étaient invités à réfléchir et à débattre.

Méthodologie
Un groupe hétérogène d’une quarantaine de personnes – experts du vécu, intervenants sociaux, gestionnaires, chercheurs et responsables politiques – s’est réuni durant quatre jours pour parler « d’inégalités sociales, des dynamiques qui les sous-tendent et de la manière de les enrayer ». Les organisateurs ont insisté sur le fait de ne pas borner les échanges à une critique « macro » des rapports inégalitaires, pour, au contraire, se concentrer sur des pratiques qui, sur le terrain, enrayent, à leur mesure, localement, temporairement, la machine à inégalités sociales.
L’organisation du travail fut confiée à Christopher McAll, qui animait là son 17e atelier. Ce dernier veilla à échapper au format type « séminaire universitaire », avec des prises de paroles programmées de personnes autorisées. Les trois grandes caractéristiques du
CREMIS – centralité de la pratique, non-hiérarchisation des savoirs, focus sur les alternatives – implique une orchestration différente du travail. Une certaine souplesse est de mise : les contenus évoluent au gré des échanges, rien n’est cadenassé. Avec la multiplicité des points de vue et des types de savoir garantie par l’hétérogénéité du groupe, une compréhension plus complexe et plus juste des inégalités sociales est rendue possible. Cette compréhension créative ne peut émerger d’un plan préconçu mais d’une disponibilité aux télescopages, aux bifurcations. Le plan de travail distribué en début de semaine n’était donc qu’une pièce à casser.
La discussion est centrale dans le dispositif. Pour permettre à chacun des participants de s’exprimer, le travail en sous-groupes (d’une dizaine de personnes) fut privilégié, avec toutefois des retours en plénière, lors desquels chaque table présentait une synthèse de la discussion qui venait de s’y tenir. Afin de démultiplier les possibilités de télescopage, la composition des sous-groupes était elle aussi sujette à modification. Il faut saluer le rôle de Christopher McAll, véritable chef d’orchestre. C’est lui qui composait les sous-groupes ; qui identifiait, au départ des échanges, les directions que les discussions prenaient ; qui veillait à ce que des expériences de terrain restent le point de départ des réflexions, etc.
Le premier jour d’atelier, il s’agissait de déterminer de quoi sont faits « les murs de la fabrique des pauvres ». Les trois autres jours furent consacrés d’une part à l’identification des brèches qui fragilisent l’édifice de cette fabrique et d’autre part à l’organisation de la journée de clôture, lors de laquelle ces brèches furent présentéesn.

Les murs de la fabrique des pauvres
La liste est longue de ce qui fait la matière de ces murs. Un premier élément est le langage. Le social dissout dans des catégories. Des étiquettes qui enferment, qui stigmatisent et qui déterminent des modalités d’actions pour le travail social en silo, non adéquates à la réalité d’une situation de pauvreté, complexe, où les problèmes sont interconnectés.
Le deuxième composant est un changement de nature du travail social. Ce changement est dû à la pénétration massive « du nouvel esprit du capitalisme » dans l’organisation du travail social, avec des contraintes quantitatives de rentabilité, de performance, de contrôle de plus en plus déconnectées des missions historiques du travail social, à savoir l’aide, l’accompagnement, l’émancipation (la critique sociale) ; avec l’individualisation et la responsabilisation des problèmes sociaux (les pauvres le sont parce qu’ils le veulent bien) ; avec l’hypocrisie d’un État qui reconnaît de plus en plus de droits aux personnes mais qui se désinvestit de la mission de les rendre effectifs. Face à ce désinvestissement de l’État dans des politiques sociales, on constate l’émergence d’une logique humanitaire ou d’urgence et d’une forme de retour de la charité.
Un troisième composant est le modèle économique de redistribution des richesses. Un modèle qui a également besoin de ses pauvres pour permettre la baisse des salaires. Enfin, un dernier élément qui consolide le mur est la grande difficulté, parmi « les pauvres », de faire ressortir une conscience de classe.

Les brèches
Au départ d’expériences concrètes, les discussions sur les brèches ont tourné autour de quatre grands thèmes : le temps, l’authenticité, la parole et l’engagement politique.
a. Le temps
Des pratiques de travail social, minoritaires, parviennent à échapper aux logiques managériales qui imposent, par exemple, de ne consacrer que dix minutes par personne lors des entretiens individuels et transforment le geste d’aide et d’accompagnement en geste technique, de contrôle. Or ce temps de dix minutes est irrespectueux de la personne et s’avère profondément inefficace. Si cela prend du temps de s’en donner – le temps de faire connaissance, le temps de nouer une relation de confiance, le temps de la rencontre véritable –, à un moment les choses peuvent s’accélérer – la prise de confiance en soi, l’acceptation d’être aidé,…
Prendre le temps, c’est aussi sortir des logiques d’urgence : se permettre d’expérimenter, de se tromper, de recommencer. C’est se permettre de travailler en partenariat, prendre du recul critique. Cette brèche est sans doute la plus fondamentale. Elle est en arrière-fond de chacune des autres brèches listées ci-dessous.
b. L’authenticité
Face aux contraintes imposées par l’État social actif qui dénaturent les missions historiques du travail social et mettent à mal les motivations initiales de celles et ceux qui se sont engagés dans ce travail, comment rester intègre ? Certains quittent leur travail ; d’autres restent (même à des postes de gestionnaires) et mettent en place des « dispositifs » discrets de résistance ; d’autres enfin créent leur propre structure afin de travailler en pleine autonomie et en conformité avec leurs valeurs.
c. La parole
Tant dans les pratiques quotidiennes des travailleurs sociaux et des institutions que dans celles des chercheurs, la parole des personnes en situation de pauvreté est à entendre, respecter, prendre en compte. Aujourd’hui leur parole n’est plus centrale dans la relation d’aide que les travailleurs sociaux entendent construire avec eux, parce qu’ils n’en ont pas le temps.
Au-delà de la relation d’aide, des pratiques montrent qu’impliquer les usagers dans des espaces de participation, que ce soit dans un conseil d’administration où l’on parle de la gestion de l’institution dont ils « dépendent » ou dans un atelier de pratiques artistiques où un travail plus poussé sur les formes est proposé, est un élément décisif de reconnaissance.
Il ne s’agit plus seulement de parler pour ou de représenter les pauvres : il s’agit davantage de rendre audible leur parole, de l’entendre et d’affirmer sa légitimité dans l’espace démocratique.
Le droit au silence doit toutefois rester garanti, surtout dans le contexte actuel de contrôle où « tout ce que tu dis peut être retenu contre toi ».
d. Le politique
Force est de constater que ces brèches creusent davantage l’édifice « travail social » que celui de la « fabrique des pauvres ». De là, il est permis de s’interroger sur l’ambition de l’atelier : s’agissait-il d’identifier comment « enrayer la fabrique des pauvres » ou comment réduire les dommages dus à la pauvreté et à sa gestion publique ?
Comment raccrocher les résistances locales, les dispositifs pirates de désobéissance discrète, les projets pilotes, les bonnes intentions individuelles, les implications personnelles à une critique plus macro d’un système profondément inégalitaire, à une perspective politique d’émancipation collective sans tomber dans le travers d’une déconnexion d’avec le terrain ? Peut-être en faisant, dans une perspective d’éducation populaire, de la contestation, du recul critique, de la revendication de l’effectivité des droits, l’objet du travail social lui-même ?

L’art comme brèche ?
Seule une personne parmi la quarantaine de participants à la semaine d’atelier représentait le secteur socio-culturel : Céline Galopin, d’Article 2710. Elle a présenté le travail de son association et plus spécifiquement un atelier de théâtre organisé au sein d’un CPAS pour illustrer la brèche « parole ». Il aurait été possible d’en parler également pour illustrer la brèche « authenticité » : le sociologue Gérard Creux a montré, à travers ses recherches, que les travailleurs sociaux qui parvenaient à développer des pratiques artistiques/culturelles avec leur public gardaient foi en leurs motivations initiales. La brèche « temps » aussi est ouverte par les pratiques artistiques puisqu’on observe souvent que la présence d’artistes dans une institution (qu’elle soit sociale, carcérale, scolaire ou hospitalière) bouscule les organigrammes, réinterroge les routines… Et bien sûr ces pratiques ouvrent une brèche politique : le temps qu’elles parviennent à prendre sur les routines, les valeurs auxquelles elles permettent de rester fidèle, les paroles qu’elles rendent audibles, donnent à ces pratiques toute leur dimension politique.

3

Propos recueillis par Hélène Hiessler.

4

Idem.

5

Cette journée de clôture prit une forme peu commune : elle fut conçue comme un tribunal. Chaque brèche fut présentée par un groupe de participants. Un avocat posait une série de questions pour permettre au groupe de préciser leur propos, puis un autre avocat venait mettre à mal les arguments avancés. Le « public » devait ensuite délibérer puis se prononcer : la brèche identifiée en est-elle vraiment une ?

PDF
Journal 42
Culture et lutte contre la pauvreté
Édito

Sabine de Ville, présidente de Culture & Démocratie

La face cachée de la fabrique des pauvres

Nicolas De Kuyssche, Le Forum – Bruxelles contre les inégalités

De la pauvreté de notre culture statistique à l’égard de la pauvreté*

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Richesses et pauvreté : la redistribution comme rêve nécessaire

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, administrateur de Culture & Démocratie

La pauvreté, une conséquence de la culture des riches

Francine Mestrum, sociologue, administratrice du CETRI

Enrayer la fabrique des pauvres ?

Baptiste De Reymaeker, coordinateur de Culture & Démocratie

L’aveugle et le paralytique. Depuis vingt ans, une démocratie en cécité croissante

Paul Biot, administrateur de Culture & Démocratie, membre des commissions Culture et travail social et Droits à la culture

Participation culturelle : dans quelle mesure ?

Inge Van de Walle et An Van den Bergh, Dēmos vzw

À travers l’écran de fumée

Christopher McAll

L’action culturelle et citoyenne comme brèche dans la lutte contre la pauvreté

Laurence Adam et Céline Galopin, Article27 Bruxelles

Changer d’oreille : revisiter notre manière de parler de la grande marginalité

Rémi Pons

L’art est pour moi une manière d’exister

Olivier Vangoethem, expert du vécu détaché au SPP Intégration sociale

Art contemporain en Afrique : parodie et esthétiques du rebut

Toma Muteba Luntumbue, artiste et enseignant

Deux ateliers pour une géopolitique en 7e professionnelle. Une tentative d’évaluation ?

Sébastien Marandon, professeur de français
Vincent Cartuyvels, historien de l’art

Fugilogue : circuit ouvert

Mathilde Ganacia, directrice des programmes de l’IHEAPn

Les Ateliers de la Banane

La rédaction