Le collectage, c’est un patient travail de recueil de paroles – de récits et de savoirs qui ont traversé les ans. De nombreux·ses conteur·ses le pratiquent. Dans la part en ligne de ce dossier, le griot Boubacar Ndiaye, invité par la Fédération de Conteurs Professionnels de Belgique en septembre 2019, évoque sa quête des récits des anciens dont il est le gardien1 – une pratique qui est la source de la tradition orale africaine. Bernadète Bidaude, elle, collecte des contes, des légendes, des chansons, des dictons en France, à la recherche des « traces du territoire qui composent l’histoire du pays » et qui sont le terreau des histoires qu’elle conte à son tour. Dans ces pages, elle témoigne « d’un bout de [son] cheminement de conteuse » et nous parle de ce tissage entre récit individuel et récit collectif, qui fait, à sa manière, entrer la petite histoire dans la grande.
Je me sais du rêve très ancien Bouche d’Ombre de B. Bidaude (à paraître).
je marche en compagnie de mes sœurs sans âge colporteuses d’images de toutes langues reprisant des mots colorés sur la voie lactée fil du chemin des âmes
et je conte à mon tour « pour payer le passage » des oiseaux dans le creux de ma gorge dire un peu de la beauté du monde2
J’ai quatre ans. Je m’invente des histoires. Je vois l’arbre à papillon, le chemin des fourmis, les pierres précieuses cachées sur le bord d’un ruisseau et j’entends des paroles au fond d’une cave, derrière une porte… Je me fais mon cinéma intérieur. Puis je raconte l’histoire.
Plus tard, oreille tendue, je collecte contes, légendes, comptines, chansons, dictons… là où je vis. Seule et ensuite dans le sillage d’une association d’éducation populaire dans les années 1980.
Collectage/Transmission
Ce temps de collecte passe dans un premier stade par l’écoute des gens de mon propre voisinage, proches de mes grands-parents. La confiance est là (je suis la petite fille de…) puis se poursuit de bouches à oreilles. Elle est nécessaire – simplement pour partager ce savoir – et permet l’enregistrement de ce patrimoine avec l’agrément des orateur·rices.
Certain·es portent des trésors et veulent savoir : pourquoi je m’intéresse à tout ça, ce que je vais en faire… C’est un effort considérable parfois pour que la mémoire leur revienne et il n’est pas rare qu’un bout de conte refasse surface la nuit d’après une première ou seconde rencontre. Beaucoup n’ont plus raconté ces histoires depuis trente ou quarante ans ou plus… car le contexte de transmission n’est plus (veillées de travail, gardiennage de vaches aux champs, etc.) ou simplement parce que plus personne ne le leur a demandé.
Grâce à tou·tes, j’ai appris ce qu’était un conte (elles·eux ne parlaient pas de contes mais d’histoires, ou bien plus précisément, de « L’histoire des sept frères », « Le petit coquet », etc.), j’ai découvert la notion de variantes et de formes dans la façon de dire. Et j’ai réalisé que je n’avais pas de mémoire ! Elles·eux qui avaient simplement appris en écoutant et qui n’avaient plus raconté depuis des dizaines d’années pouvaient retrouver le fil de plusieurs récits complexes. Alors que j’avais du mal à retenir l’histoire que je venais d’écouter.
Outre ce savoir sans âge, les contacts ont toujours été riches, simplement par la rencontre de ces gens, de leur récit de vie. Dans mon parcours, un déclic fondateur a eu lieu à ce moment-là. Le tissage entre récit collectif et récit individuel deviendra mon fil de parole.
Collectage/Création
C’est toujours une heureuse surprise quand un « pays » m’appelle pour rêver à de nouvelles histoires, car les rencontres au plus proche des gens nourrissent toujours mes récits, mon dire.
Parce que je crois que dans l’ordinaire, il y a de l’extraordinaire ; parce que je suis sûre qu’il n’y a pas de petites choses ; parce que souvent beaucoup n’osent pas prendre la parole et qu’il n’est pas rare de les entendre dire qu’ils et elles n’ont rien d’intéressant à raconter… alors que des milliers de trésors restent en suspension.
Et je suis toujours « ravie », dans tous les sens du terme, d’être leur oreille ! Et puis j’aime à rencontrer le monde au plus près, là où les gens habitent, là où ils vivent ; j’aime arpenter un nouveau territoire en tous sens afin d’y trouver un nouvel élan dans l’écriture, une nouvelle rêverie qui puisse générer une nouvelle création.
Je crois aussi que tout le monde a droit au meilleur là où il ou elle vit, et que la rencontre artistique aide à la fois au dérangement et au réenchantement du monde.
J’y vois la possibilité d’être à l’écoute, la promesse de rencontres chez l’habitant·e et en divers lieux d’échanges, l’espoir de découvrir en leur compagnie les diverses traces du territoire qui composent l’histoire de tout pays. La possibilité d’inviter les gens à la causerie, aux témoignages, à se souvenir et rêver. L’espoir que des paroles circulent, que des silences aussi s’installent, que naissent des échanges inattendus entre des gens qui se côtoient mais ne se connaissent pas toujours…
Solliciter les mémoires, tenter de tisser l’espace d’une soirée ou de plusieurs mois, le partage d’histoires vécues ou imaginées, rêver à haute voix d’autres traces invisibles, d’autres « voyages immobiles », d’autres sentiers imprévus de l’imaginaire…
Je commence à interroger, à partir de ma propre histoire, de mon environnement, les cultures, les non-dits, les territoires et leurs passages secrets, les langues et les accents, les traces…
Tous ces fils tissent ensemble un canevas, celui de la Parole qui va prendre, à travers cette initiation existentielle, politique, une place centrale, jusqu’à ce qu’entendre, comprendre, fouiller les racines aboutisse à conter, raconter, dire, écrire. Si la question de la ou des cultures locales est importante comme les interrogations qui vont avec, c’est d’emblée en expérimentant la formule qui dit que l’universel, c’est le local moins les murs.
Tout ça m’a conduit vers mon premier chantier sur un territoire, puis ma première création. Oralité, écriture, Orature ! Et sans cesser de chercher, interroger, revisiter les histoires. De m’y engager par un travail organique. Et de bousculer les formes.
En écho à l’enfant de quatre ans toujours présente.
Bouche d’Ombre de B. Bidaude (à paraître).