Ninon et Clara

Entre le refuge et le chalet #ParOùOnPasse 2

Ninon et Clara, artistes et habitantes de La Petite Maison

30-11-2022

Chère vous

Ici Clara, avant tout je vous préviens d’une chose : je commente ce que j’écris et donc je fais souvent des parenthèses, (mais c’est rarement long et souvent de l’autodérision).

Pour commencer dans le désordre une liste d’images et de sons qui décrivent mon état et mon émotion a l’instant T en arrivant dans le lieu :

Extérieur :  les montagnes les montagnes les montagnes, les montagnes d’automne rousses et jaunes, grand ciel bleu, grand bâtiment en hauteur avec plein de fenêtres. J’aime beaucoup la petite terrasse de l’entrée en demi-cercle, je la trouve conviviale.

Intérieur du refuge : je n’ai vu que le rez-de-chaussée long et sombre mais bizarrement quand même accueillant, on se dit tou·tes bonjour (vous me direz heureusement…) et les gens sont sympathiquement occupés. Rencontre avec Arthur, un des bénévoles avec qui j’ai pris l’ascenseur. Ascenseur qui n’aime pas les mains et qui se bloque si on veut retenir ses portes. (Il finira quelques semaines plus tard par être totalement bloqué… ce qui est assez chiant, vous comprendrez pourquoi…). Sinon ça ne sent pas très bon au sous-sol.

Bruits forts d’hélicoptères qui passent au-dessus de nos têtes, son ténu des feuilles qui tombent par terre.

Le lendemain de notre arrivée on fait une visite et une réunion avec un sacré personnage : Moon. Moon fait beaucoup de blagues (j’avoue, au départ j’ai eu un peu peur de ce flux de blagues). Mais il s’avère que Moon est vraiment drôle et bienveillant.

Pour ne pas être trop longue, voici l’image qui résume le mieux être bénévole au refuge : un joyeux bordel, de loin on y comprend rien, mais en vrai ça marche bien.

 

 

Ce qui fut précieux, lors de cette première rencontre, c’est que les choses mises en place ne sont pas des règles mais une pensée collective pour fonctionner de manière autonome très rapidement. Dès le lendemain de ton arrivée, tu peux totalement faire tes tâches sans demander toutes les deux minutes comment faire, où et quand.

J’ai aussi beaucoup apprécié qu’on me demande mon/mes pronoms et mon prénom.

Niveau frustration : le plus dur, c’est la vie au chalet des bénévoles (la petite maison que nous occupons, juste derrière le refuge), on est quatorze inconnu·es à vivre tou·tes ensemble dans ce petit espace et c’est pas évident DU TOUT…mais je vous en parlerai dans le prochain billet !

 

Premières rencontres

Dans un lieu collectif de passage comme ici, toutes les nouvelles personnes doivent chercher et trouver leurs propres repères. Et personne ne peut vraiment aider à ça. On donne des indications sur le fonctionnement, sur où se trouvent les différents services ou objets utiles. Mais ce qui fait qu’on se sent bien, qu’on crée des habitudes, qu’on reste là, ça personne ne peut le décider à votre place.

Tout ça prend du temps, on se rencontre un peu plus avec le lieu, avec les gens.

Il y a certaines des tâches bénévoles qui permettent de provoquer plus facilement ces rencontres (la cuisine en est le meilleur exemple !), d’ailleurs si le détail des différentes tâches vous intéresse, allez faire un tour sur le site, c’est très bien expliqué). Pour nous ces tâches sont d’ailleurs des prétextes à la rencontre. Celles que nous choisissons nous permettent de créer un premier contact, des liens, pour pouvoir ensuite proposer les ateliers plus facilement. Avec l’impression d’être déjà un peu installées.

À la cuisine hier, la rencontre avec Oussama était pleine de vie. On a préparé le repas ensemble, tout en échangeant et en discutant (sans les mots, on trouve toujours des langages communs).

Aujourd’hui, il n’est pas bien.

En fait, Oussama fait partie des « coincé·es », celles et ceux qui veulent partir mais qui ne peuvent pas. Parce qu’ils et elles n’ont pas d’argent et personne pour leur en envoyer. Ils et elles restent bloqué·es dans des espaces de passage. Pendant des temps plus ou moins long. (La vie en collectif, quand elle est imposée, est vite insupportable.)
Ça fait 25 jours qu’il est au refuge, il me dit avec ses mains, que ça le rend fou. Qu’il ne peut pas rester bloqué ici.

Pour moi personnellement, il n’y a rien de plus angoissant que de vouloir partir sans pouvoir le faire. Et les montagnes deviennent des prisons.
Briançon pour lui c’est la première fois, on lui avait parlé d’un lieu qui accueillait.

Plus tard dans la soirée, on fume assises dehors sur un banc (dont les lattes sont des skis dépareillés), un garçon vient s’asseoir en face de nous. Il est très grand et porte un long manteau marron foncé, qui semble chaud et lui donne un côté « forêt ».

Cette fois nous ne trouvons pas de langage commun et il fait appel à Youssef, que nous avons déjà rencontré brièvement hier pendant l’atelier, pour faire le traducteur.
Youssef et son ami se joignent à nous.
Au début, il traduit ce qu’Ahmed, le premier à s’être assis, souhaitait nous dire.
Puis il se raconte à son tour. Leurs récits se répondent. Deux mois de marche depuis la Turquie. Fatigue physique et surtout émotionnelle.
Beaucoup d’hostilité, beaucoup d’abus.
L’hospitalité parfois.

En fait, ils se connaissent, ils se sont rencontrés une première fois en Albanie. Et ensuite plusieurs fois sur la route, dans des lieux où il est possible de s’arrêter, comme le refuge, mais bien souvent il n’y a pas cette bienveillance, dit Youssef.
Ils parlent beaucoup des obstacles. Des frontières que tu traverses en quelques heures, d’autres des semaines. Ils ne voyagent pas tous ensemble, non. C’est trop visible, alors, ils se retrouvent parfois plus loin sur la route. Ils semblent soulagés d’être ici ce soir.

« We escape you know… », disent-ils, et il n’y a pas besoin de plus.

Tout en disant ça, Youssef nous parle de la beauté de son pays, de la gentillesse de ses habitant·es, à quel point ils et elles sont accueillant·es.
Youssef parle des actes et des regards racistes et méprisants tout au long de la route. Toutes les fois où il se fait dépouiller par des taxis, des passeurs, la police… Les nuits payantes dans des petits espaces exigus et insalubres, avec tout plein d’autres personnes comme lui, entassées.
Ici, dit-il, il y a quelque chose d’humain et les gens le regardent, lui demandent s’il va bien.

Demain, il reprend la route. Il ne sait pas trop s’il veut aller en Allemagne ou à Bruxelles…

Avec Clara, on a l’idée de contacter un ami à nous à Bruxelles, venant du même pays. Youssef a plein de question auxquelles je suis bien incapable de répondre, et surtout avec notre anglais approximatif, qui ne traduit pas les mots trop techniques. Ces situations administratives sont tellement nébuleuses et les conséquences si importantes, qu’il faut des informations précises. Notre ami est d’accord et on organise un rendez-vous téléphonique avant le départ de Youssef.

Avant que notre rencontre ne se dissipe dans la soirée qui devient nuit, je demande à Youssef s’il veut bien demander à Ahmed de me raconter l’histoire de ses tatouages.

Il commence par le dos de sa main droite : une tête de loup la gueule ouverte, sur toute la surface. (Dans l’obscurité de la nuit, parce que nous sommes toujours assis·es dehors, je crois voir du rouge et du bleu, et peut-être du jaune ?)  « The wolf », ça symbolise fighter/warrior. J’utilise volontairement les mots de Youssef en anglais, parce qu’ils sont choisis, il les prononce avec force et conviction.
Il ajoute en parlant d’Ahmed – sans qu’Ahmed n’ait ajouté autre chose –, que c’est quelqu’un qui sait leader un groupe. Il est rassurant, il avance et les gens le suivent.
Et puis il ôte une partie de son manteau et il se lève. D’abord le bras droit : des symboles polynésiens, très noirs, qui recouvrent tout. Ça symbolise aussi : fighter.
Le bras gauche : d’abord une rose noire, et plus haut un visage féminin stylisé, à la manière des masques. Les traits sont très fins, c’est un très beau tatouage.
Elle a une croix catholique rouge sur l’une de ses joues. Il était musulman, et il s’est reconverti. Ce visage, c’est celui d’une amoureuse, croisée sur la route, laissée en Turquie.
Il a aussi ces quatre lettres : TURK écrites dans un coin de sa main.
Et il se lève. Il est vraiment très grand. Avec son grand manteau, un peu fourrure, un peu devenu loup.
Sur la hanche droite : un couple qui s’enlace et avec une de leurs mains, iels pointent un flingue chacun·e, dans le vide. C’est ici qu’il écrira les mots « the one ».
Un dernier dans le cou : des mots en persan, qui forment une goutte ou une larme. Je n’ai pas bien compris leur signification.

Pour moi, ainsi que pour la majorité des personnes qui marquent leur peau, le tatouage parle d’un morceau de vie, d’un changement de personnalité, d’une émotion ressentie à un moment précis. Quelque chose qu’on ne veut pas oublier, qui restera à jamais visible.
Ces tatouages sont des talismans, ils donnent de la force à nos corps.
Quand Ahmed parle de ses tatouages, tous racontent ses histoires.
Le corps comme un refuge, le dessin comme une manière d’accueillir nos émotions en les matérialisant sur notre peau. Je trouve ses tatouages puissants, comme chacune des histoires qu’ils viennent de nous confier.
(Dans un refuge, on confie des histoires plus intimes. Le climat de confiance le permet-il plus facilement ?)

D’un coup il se lève. Toujours avec son grand manteau, avec un grand sourire il dit : « Me, Alpha Wolf ».

 

〰️ Sur les murs du Refuge, Pour la route, projet littéraire et artistique, exposé à la librairie Les Modernes à  Grenoble, en 2021

〰️  La Librairie Les Modernes (à Grenoble)

〰️  Un super projet de guide à l’intention des personnes exilées

〰️  Plateforme de partages d’infos et d’expériences entre personnes migrantes, à Marseille 

 

〰️  Test d’Usure de compassion (TUC), Charles R. Figley , Ph.D., Florida State University, Florida, USA, traduction : Michelle Larivey

 

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