Ninon et Clara

Et les montagnes... #ParOùOnPasse 3

Ninon et Clara, artistes et habitantes de La Petite Maison

21-12-2022

Les Maraudes

Ah les montagnes, clairement, j’en suis tombée amoureuse. Je ne vous le cache pas, elles m’ont totalement subjuguée. Aussi fascinantes que terrifiantes. Dans mon carnet de voyage, je commence systématiquement par parler des montagnes. Je vous livre celle d’aujourd’hui.

Ce fut un dimanche rempli de soleil et de douceur, mais pas que : nous avons eu une formation pour participer aux « maraudes » (marches organisées par des citoyennes et citoyens durant l’hiver).
Durant toute la matinée nous avons discuté de ce qu’étaient les maraudes : elles sont mises en place en 2016, une initiative citoyenne du Briançonnais, suite à un accident tragique survenu au col de l’Échelle. Deux personnes qui tentaient la traversée sont restées bloquées en altitude et ont perdu les mains pour l’une et les pieds pour l’autre. À partir de ce moment, les habitant·es de Briançon et de ses alentours se sont promis que ça n’arriverait plus jamais ! L’esprit de solidarité en montagne existe depuis la nuit des temps, on ne laisse pas une personne mourir en montagne, qu’importe son origine.

Mi, qui nous dit ces mots, marque un temps et reprend : évidemment nous ne sommes pas des sauveur·ses et il y a eu depuis d’autres décès et blessé·es. Mais nous avons formé une collectivité qui crée un rapport de force. Ces maraudes servent à minimiser le danger. Parfois on échoue, et parfois on réussit. Il ne faut pas croire que nous les sauvons, dans tous les cas les personnes passeront, avec ou sans nous, même si elles doivent recommencer plusieurs fois parce qu’elles se font arrêter par la P. A. F. (Police aux frontières).

En parallèle de cela, Mi nous parle de la naissance de Tous Migrants. Notre mouvement citoyen Tous Migrants (auparavant appelé Pas en notre nom Briançon), basé à Briançon dans les Hautes-Alpes (région Provence-Alpes-Côte d’Azur), est né spontanément le 5 septembre 2015 lors d’une manifestation en réaction à photo du petit Alan Kurdi (la photo d’un enfant mort sur la plage, qui a fait le tour du monde). Il a initialement été créé afin d’exprimer une indignation collective face à l’inaction politique vis-à-vis du drame humanitaire des personnes migrantes en Europe.

Quelques mois plus tard, la ville de Briançon s’est positionnée officiellement comme ville d’accueil, et a reçu, au début du mois de novembre 2015, une vingtaine d’exilé·es venu·es de Calais et de Stalingrad à Paris. Une dynamique s’est mise en place, impliquant les associations existantes, la collectivité locale et ce mouvement citoyen. Dans ce contexte, Tous Migrants a commencé à intervenir en complémentarité du travail opérationnel des associations et du dispositif public de prise en charge.

  • Hébergement temporaire de demandeur·ses d’asile brançonnais·es non logé·es par un dispositif d’État depuis octobre 2017 ; cela a permis d’héberger successivement plus de 30 demandeur·ses d’asile qui, au 21 mars 2021, seront tou·tes autonomes pour se loger. Fin de la convention avec la ville.
  • Participation, en tant qu’association, aux maraudes à la frontière franco-italienne dans le cadre d’un partenariat avec Médecins du Monde, depuis l’hiver 2018-2019.
  • Engagement de Tous Migrants dans des actions en justice pour dénoncer les injustices devant les tribunaux et renforcer le combat pour le respect des droits, depuis mai 2018.

Lors de cette formation, nous avons parlé de briefings, de la nuit, d’organisation en binôme ou en trinôme, de positions et de chemins à travers la forêt. On a beaucoup parlé du froid, de l’attente et puis des milliers d’euros mis en place pour la P. A. F. : la police aux frontières. Plus de 60 000 000 d’euros par an, rien que pour le Briançonnais. Cet argent sert à déployer des patrouilles qui traquent les personnes exilées et les reconduisent souvent violemment à la frontière.

On laisse nos téléphones au local et on part pour Montgenèvre, station de ski déserte sous le soleil, hypnotisé·es par la beauté de la nature qui nous entoure. (On précise juste que Mi et A. nos accompagnateurs, nous expliquent que c’est LA station de ski internationale, qui fait toute sa communication sur la facilité de passer d’une frontière à l’autre, en prenant une piste de ski… parfois la réalité dépasse la fiction.) Ces montagnes m’ont comme ensorcelée (beaucoup de montagnes je vous avais dit). Et puis on s’est mis à marcher, à découvrir les zones cachées faciles pour avancer, celles beaucoup trop à découvert pour le faire, la fine frontière invisible au détour de deux sentiers.

Elle se tient là, cette frontière qui détruit des vies, invisible, sur ce petit sentier. Ils nous expliquent que si on avance plus proche des arbres nous sommes en Italie et que si on se fait arrêter ici, c’est l’arrestation et la prison pour avoir fait « passer » des gens. Mi dit qu’ici, il a porté des enfants, des personnes en situation de handicap, des personnes qui ne pouvaient plus avancer.

Même si on aborde ces drames, leurs paroles ne sont pas victimisantes ou misérabilistes. Elles sont sincères, avec des voix calmes, elles racontent des faits, seulement des faits, simplement. Ces nuits, ces cieux, ces montagnes, ce froid qui s’accroche à toi-même avec le meilleur équipement au monde.

Ils nous parlent aussi de la solidarité qu’il peut y avoir entre eux et les touristes venu·es skier. Entre eux et les hôtels de luxe qui, parfois, mettent à l’abri des personnes et appellent Tous Migrants pour venir les récupérer. Ils nous parlent des toilettes chauffées de la gare routière, qui restent ouvert·es jour et nuit, même là, en plein mois d’octobre, alors que la station est vide et qu’on a l’impression de parcourir une ville fantôme.

En fait, en regardant ces routes, ces sapins, ces pierres, on a du mal à croire qu’ici des personnes jouent leurs vies pour passer d’un pays à l’autre, alors que toi tu n’aurais même pas à te poser la question.

Suite à cette formation on s’est chacune dit dans notre tête qu’on pourrait venir vivre ici, dans ce territoire de militance. Peut-être pas pour la vie mais pour une vie, avec un projet et l’envie d’aider.
Cela nous a fait du bien de voir et de sentir une force et une mobilisation citoyenne forte.

On a aussi appris, dans l’ordre-désordre, qu’il existait de la solidarité dans la station : des boites de nuit solidaires, des touristes qui râlent contre la police, des chauffeur·ses de bus qui ont fermé les yeux pour le paiement d’un ticket, des conductreur·ices qui s’arrêtent automatiquement,…

Mi, qui vient d’ici, du pays de la montagne, et qui a fait je ne sais combien de centaines de maraudes, nous explique aussi très calmement que pour gagner il faut avoir des allié·es, et qu’il faut les trouver chez nos ennemi·es. Tous Migrants a donc créé un petit livret Au nom de la loi, expressément adressé aux forces de l’ordre, pour leur rappeler quels sont leurs droits et leurs devoirs, quels sont les droits des maraudeur·ses et ceux des personnes exilées, et pour les conscientiser sur les actions et les violences qu’elles perpétuent.

Pour conclure cette journée de transmission et pour mettre des paysages sur les lieux décrits, nous avons marché deux heures autour du Montgenèvre (et nous avons d’ailleurs croisé cinq véhicules de patrouille). Nous marchions en groupe de sept personnes, toutes blanches. Aucun·e policier·e n’est descendu·e des voitures pour nous demander nos papiers d’identité.

 

Faire des refuges, dans le refuge

Ça fait déjà une bonne semaine que nous sommes arrivées. Nous avons un peu délaissé les tâches « classiques » de la vie quotidienne (on peut se le permettre pour deux raisons : la première cest que l’équipe de bénévoles permanent·es savait que nous venions faire un projet particulier, et la deuxième est due au nombre important de bénévoles présent·es en ce moment, qui permet un peu plus de temps pour le reste, c’est-à-dire ce qui est considéré ici comme « moins vital », « secondaire »), pour consacrer nos après-midi entières à l’atelier.

On sait que ce soir, un grand groupe dAfghans reprend la route, dont le petit groupe de Youssef (ils ne sont que deux à faire la route ensemble). Cest toujours bizarre comme sentiment. Hier soir, on a encore beaucoup parlé. On peut sentir chez certains le stress sinstaller, on le voit dans les gestes et les regards fuyants.

On essaie de donner quelques repères sur la route, des balises qui nous semblent importantes et qui pourront faire relais. Ils hésitent, et ils nous questionnent beaucoup… comme si nous étions susceptibles davoir des réponses à leur apporter.

Nous commençons latelier à 15h, une fois que le repas est terminé et que le Self est nettoyé. Cette grande salle polyvalente se transforme au fil des heures de la journée. Lors des repas elle a effectivement des allures de Self : des tables partout, avec des chaises autour. Une fois le repas fini, tout le monde ré-empile les chaises et pousse les tables contre les murs, le Self devient lespace collectif. La table de ping-pong est déployée.

Le protocole daujourdhui cest encore autour dun lieu accueillant, un endroit où l’on se sentirait bien. Le silence et le vide des débuts datelier commencent à nous être familier. On sait qu’au début on se sentira un peu seules. Alors souvent on installe tout le matériel et on commence à dessiner, les premiers curieux arrivent après. Puis heureusement, certains quon retrouve dun jour sur lautre.

Il faut oser s’asseoir, et nous devons oser inviter.
C’est en général après quelques traits sur le papier que les mots commencent à venir. Il y a de lhumour dans beaucoup de dessins, de la force et de lespoir. Il y a des formes quon reconnait tout de suite, et dautres créations fictives. Des messages politiques ou des retraites solitaires.
On se moque totalement de savoir ou de ne pas savoir dessiner. Cest plutôt comme un jeu de Pictionary en famille : tout le monde peut jouer.
En même temps que lon dessine, ils racontent leurs dessins et leurs impressions. « Ici, à Briançon, cest comme une famille. » Il a dessiné un terrain de mini-foot au centre de son refuge. Un homme, allongé contre un arbre, qui lit un livre.
Des oiseaux.
On parle dhospitalité. Ils parlent d’être visibles. Comme des humains. Ça parait si simple.
Il y a toujours Simo qui sassoit un peu, et fait souvent pour nous le traducteur.

Il y a Hassan, lartiste, qui dessine une maison avec la précision dun architecte. Il dessine beaucoup, il a fait les portraits de tou·tes les membres de sa famille. « Ils me manquent tous, alors je les dessine à partir de photos » Il fait défiler tout son instagram comme un film, les portraits semblent vivants.

Mohsseif, le garçon du Sahara, qui est pour l’indépendance de son ethnie, dessine des personnes sur des chevaux, et une oasis au milieu du désert, avec des chameaux.
Kylian, qui est DJ en Iran, a dessiné le drapeau de son pays, avec un #WOMEN #LIFE #FREEDOM. Il me dit que cest pour ça quil a fui son pays.

Il y en a qui dessinent à deux. Les deux copains, qui se marrent en créant lhistoire au fur et à mesure de leurs traits.

Les dessins sont très colorés. Nous avons volontairement apporté beaucoup de couleurs et doutils différents : écolines colorées, crayons de couleurs, poscas, feutres. On garde le noir pour les contours, ou le texte. Sans y avoir réfléchi au préalable, un accord de couleurs se dessine.

Nous navons pas pris de règles (je nai dailleurs pas du tout ce réflexe quand je dessine), et ils veulent tous une règle pour tracer leurs lignes droites.

En atelier, quand on ne partage pas la même langue, beaucoup de gestes ou d’idées fonctionnent par mimétisme. On regarde autour de nous et on fait pareil. Dun coup tout le monde veut une règle, dun coup tout le monde dessine des montagnes… Ça a un côté rassurant, on fait comme lautre par peur de se tromper, de ne pas avoir compris.

Au fur et à mesure que les dessins se terminent, on fait des photos quon leur imprime. Certains partent dans quelques heures, avec une photo en plus dans leur sac. Un souvenir assez étrange, d’un lieu inconnu, dun moment partagé, avec des inconnu·es.

Je vois ces petites photographies comme des objets singuliers et je rêve quelles puissent leur porter chance sur la route, et leur rappeler quils ne sont pas seuls
Je rêve bien sûr.

Il est 19h quand on termine de ranger.

Le repas est servi.
Le dernier départ pour la gare est à 19h15, comme tous les jours.

Liste des dessins Refuges

  • Une maison avec un toit en tuile marron. Un chemin qui mène vers une aire de jeux pour enfants. Derrière les montagnes, une rivières, le ciel bleu et des oiseaux. (Mourad)

  • Une petite maison haute et étroite, un hélicoptère, quelques montagnes, une voiture. Le soleil (Aissa)

  • Une « single house », dans les montagnes loin de la ville. Une route, une rivière qui suit la route. Il ny a pas de poissons dans cette rivière, et dans la maison il y a un seul homme et son chat (dessin à quatre mains)

  • Une usine de biscuits

  • Un refuge-bateau (qui ressemble beaucoup au bâtiment où nous
    sommes)

  • Un homme qui lit un livre, adossé à un arbre

  • Une maison darchitecte avec de grandes fenêtres (Hassan)

  • Une yourte sous la pluie, avec un drapeau devant marqué « Libérti » (Abdo)

  • Une maison champignon, à côté d’une autre maison. Un palmier, le soleil. (Mourad)

  • Chez Marcel, avec un immense oiseau noir qui plane. (Simo)

  • Une chambre très colorée, sous l’océan

  • Une maison traditionnelle berbère (Mohamed)

  • Un grand refuge, avec plusieurs bâtiments, et au centre un terrain de mini-foot (Simo)

  • Une oasis dans le désert, quelques chameaux, une tente marron. Un soleil rouge, derrière les dunes. (Mosshine)

  • Des montagnes immenses et un soleil rouge (Kawsu)

  • Une caravane (Mohamed)

 

 

〰️ Présentation des Maraudes, Tous migrants

〰️ « Trouver refuge, histoires vécues par-delà les frontières », de Stéphanie Besson

〰️ Divers reportages sur les maraudes, Tous migrants

〰️ Livret Au nom de la loi, Tous migrants

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