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Vents d’ici vents d’ailleurs

Ex pression

Jampoétik

25-05-2021

Au beau milieu de sa course, un spermatozoïde se demande si la bataille qu’il s’apprête à livrer pour parvenir jusqu’à l’ovule qu’il vise, en vaut vraiment la peine : « J’ai eu vent de bien sombres nouvelles quant au monde qui s’apprête à m’accueillir, se dit-il, il va me falloir sans cesse donner des preuves de mon désir d’appartenir à ce monde dont on dit qu’il est cruel, c’est peut-être le moment maintenant de ne pas me fatiguer trop… »

De l’urne à la Passoire
À propos de la liberté d’expression.
Pendant que les vitrines médiatiques se crêpent le chignon pour savoir si la liberté d’expression est respectée ou pas,
l’arrière-boutique démantèle silencieusement les outils d’expression potentiels de celles et ceux qui n’ont qu’une voix à mettre dans une urne, et de celles et ceux aussi qui n’en ont pas.

S’exprimer c’est quoi ?
Au XIXe siècle, on disait encore exprimer une orange, pour décrire l’acte d’en extraire le jus. Voilà qui est assez parlant. L’orange s’exprime. Et si on lui enlève son N à l’Orange, qu’est-ce qu’on obtient ? Orage voilà. La pluie est à l’orage, ce que le jus est à l’orange, c’est-à-dire, son expression, ce qui en dé-coule.
S’exprimer on fait ça comment en fait ?
Bonne question, merci de l’avoir posée.

Un collectif de jeunes gens a esquissé une réponse au cours de ces trois dernières années. Il·elles ont élaboré une soirée d’expression. C’est-à-dire, une soirée où l’on se retrouve, on discute, où l’on rit, où l’on boit un verre, et une soirée où, si ça nous chante, on réfléchit à ce que s’exprimer veut dire. Pourquoi ? Parce que c’est une soirée qui réunit différentes langues et différents modes d’expressions. Il y a une exposition, une scène ouverte et un concert. Et la frontière entre les trois n’est pas toujours très claire. C’est là tout l’intérêt.

Comment s’y sont-il·elles pris·es pour brouiller les frontières ? Cette soirée s’appelle la Jampoetik. Derrière ce nom il y a Maïa, Greta, Geoffrey, Emma et Poema. Ensemble il·elles ont mis en place un jeu qui porte le nom de passoire (English : Colander game, Nederlands : Verhiet Spiel). Dans la passoire il y a des petits carrés de papier vierge, sur lesquels chacun·e peut écrire son nom. La passoire se promène de mains en mains pendant que la première partie de la scène ouverte se déroule. Quand la passoire est pleine et que le ou la dernier·e participant·e de la scène ouverte a dit son dernier mot ou posé son dernier acte, la passoire revient sur scène.

Avec les noms qu’elle contient, on fait des groupes de trois personnes, au hasard. Ces groupes ont le temps de la pause pour imaginer ce qu’ils pourraient faire ensemble sur scène pendant trois minutes. Chacun·e vient avec ses désirs ses aptitudes, ses peurs, son vocabulaire verbal, physique, graphique, musical, avec ses troubles et son ludisme. Et nous dégageons toujours beaucoup d’espace au vestiaire pour y laisser les exigences, les prérequis, et le perfectionnisme. C’est rare qu’ils nous encombrent sur scène.

La pause ne dure pas tellement plus qu’un quart d’heure. Si ces quinze minutes permettent de prendre quelques décisions, elles ne permettent pas de régler une forme arrêtée. Alors, quand les groupes passent sur scène, on assiste à un mode d’expression qui s’invente sur le vif.

Pour nous en tant qu’organisateur·ices, parvenir à la fluidité dont ce récit témoigne a été un long chemin. Au début nous pressentions l’intérêt d’un tel jeu mais nous le présentions assez maladroitement. Au fur et à mesure on a interrogé notre intention. Nous voulions pouvoir donner lieu à un débordement. Faire en sorte que ce qui jaillisse des gens qui se prêtent au jeu, ne soit pas quelque chose d’attendu, ni de leur part ni de la nôtre. On a fini par nommer quelque chose d’intéressant : l’expression irrationnelle.

Voilà la définition que donne Wikipédia de la liberté d’expression : « La liberté d’expression est le droit reconnu à l’individu de faire connaitre le produit de sa propre activité intellectuelle à son entourage. »

Certes, mais que faire de tout ce qui n’est pas le fruit d’un raisonnement, ou d’un positionnement choisi. L’expression irrationnelle est-elle libre elle aussi ? Une chose est à peu près sûre : c’est qu’elle est libérante.

Mais si on parlait de laisser libre cours à l’expression irrationnelle de tou·tes voilà de quoi faire rire, les autorités, les médias et leurs comparses.

« A voté » ! Au bureau de vote on met le nom d’un·e autre dans une boite fermée. À la Jampoetik, on met son propre nom dans une boite trouée, une passoire. La passoire laisse partir ce qu’on ne veut pas et garde ce qu’on veut.

Tout en réfléchissant
le petit spermatozoïde voyait défiler à toute allure ses camarades accaparés par la perspective
d’être le premier.
Il s’écrie :
« Mes amis, j’ai un doute !
Notre course effrénée est-elle juste ?
Il parait que le monde qui vient n’est pas
ce à quoi on s’attend… »
Le camarade qui passait au plus près de lui à ce moment lui bourre un coup de coude dans les côtes et renchérit : « Tais-toi tu vois pas qu’on court là ! »
Ceci étant dit, ses camarades spermatozoïdes,
lui passent sur le corps
pour continuer leur chevauchée
vers la cible.

Entre langue de bois et langue à soi
Depuis 2019 les Jampoetik ont lieu au Zinnema, « maison ouverte aux talents » à Bruxelles. Là-bas, nous avons beaucoup d’espace et le vivier de notre imagination a continué à se développer. À chaque soirée son exposition, c’est la règle. Nous cherchons en ce moment comment continuer à amenuiser la frontière entre expressions dites vivantes et expressions dites plastiques. Nous travaillons en collaboration avec un collectif de scénographes, La Combine, avec qui nous réfléchissons à un dispositif scénique qui permette de faire entrer les arts visuels dans la grande danse des arts vivants. Pourquoi ?

Pour créer un espace d’expérimentation pour celles et ceux que ça intéresse d’expérimenter, mais aussi et surtout pour créer un espace dans lequel aucun résultat pré-connu ne soit attendu. Pour faire sortir de soi quelque chose de propre à soi. L’ensemble des mots que nous utilisons portent le poids de connotations qui nous dépassent, les actes que nous effectuons sont souvent dictés par des nécessités extérieures. La tendance principale quand on laisse libre-cours à son expressivité, c’est de reproduire quelque chose que l’on connait déjà et que l’on associe à « s’exprimer ». En inventant des pratiques, on rend possible la naissance d’une chose singulière.

Selon les définitions courantes, la liberté d’expression c’est le droit de dire quelque chose que l’on pense. Ce qui sous-entend, quelque chose dont on est sûr·e, quelque chose de soi que l’on connait. Or, nous serions en droit de nous demander si s’exprimer ça n’est pas justement : sortir quelque chose qui d’ordinaire est à l’intérieur de soi, le mettre à l’extérieur et pouvoir l’observer enfin, justement parce qu’on ne le connait pas. La liberté de non-préméditation, la liberté de découverte, la liberté de laisser être ce qu’on ignore : voilà ce que nous voudrions appeler la liberté d’expression.

 

 

Jusqu’à ce que l’un d’entre eux l’aperçoive,
au sol, fébrile,
et prenne le temps de le relever,
et de lui dire
« Dis l’ami vient donc, c’est par là le chemin !
– Le chemin vers un monde
encore plus noir que le tunnel qui nous y mène ?
– Non, non, tu verras ce sera bien,
celui qui l’avait relevé, trépignait déjà pour repartir.
Notre spermatozoïde reprit :
– Bien comment ?
Un monde où je ne serais pas forcément
une fraction de cet agglomérat qu’on appelle population,
mais où je pourrais aussi être une unité singulière ?
– C’est un pari, l’ami, un pari ! »
Et celui qui l’avait relevé repartit en courant.
Le spermatozoïde jeta un regard en arrière,
un autre en avant.
Il prit alors la route de la cible,
au pas,
calmement.

 

Image : © Marine Martin