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Dossier

F.(s) : Un collectif pour faire place aux femmes dans la culture

Mathilde Alet
Membre du collectif F.(s), co-présidente de la Commission Arts et Culture du Conseil des Femmes francophones de Belgique

21-06-2019

F.(s) est un collectif  fondé il y a près d’un an en réaction à l’invisibilisation des femmes dans la culture. Issues de toutes les professions du secteur, de tous âges, origine, classe et orientation, elles s’organisent pour faire bouger les choses au niveau politique et dans les pratiques.

Le collectif F.(s) est né d’un cri. D’un ça suffit ! porté haut et fort au lendemain de la désignation d’un homme à la direction du théâtre des Tanneurs. Son précédent directeur avait été mis à pied pour des faits de harcèlement. Le conseil d’administration du théâtre bruxellois avait alors lancé un appel à candidatures, auxquels ont répondu des femmes (13) et des hommes (9). En fin de sélection restaient des femmes (3) et un homme. C’est ce dernier qui a été choisi. Alors que les institutions culturelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles sont largement dirigées par des hommes, l’occasion n’aurait pas dû être manquée d’initier du changement ; d’accorder aux femmes, majoritaires dans les écoles d’art et dans les métiers de la culture, leur juste place dans un secteur où elles sont encore absentes ou invisibilisées dans les postes décisionnels, dans les programmations, dans les instances d’avis, dans les conseils d’administration. Là où, en bref, se concentrent le pouvoir, le prestige, les ressources financières. En quelques heures, des dizaines puis des centaines de femmes se sont rassemblées sur les réseaux sociaux et dans un lieu bruxellois. Elles se sont nommées F.(s) pour féminin pluriel et se sont attelées à la rédaction collective d’une carte blanche, parue le 7 mai 2018 dans Le Soir. Le texte s’achève ainsi : « La fulgurance de notre rassemblement hurle notre urgence – hurle, oui, car nous savons que ce qui ne veut pas être entendu doit être prononcé très haut et très fortement – mais dit aussi, très calmement, notre détermination sans faille à modifier en profondeur cette intolérable situation. Nous prendrons le temps qu’il faudra pour mener ce combat à bon port. Voilà les raisons de cette union nommée F.(s). Elle s’annonce comme une révolution, car est révolutionnaire aujourd’hui d’avoir l’équité, l’égalité et la liberté pour boussole. »

L’aventure du collectif ne s’est pas arrêtée là, bien au contraire. Si l’affaire des Tanneurs a eu l’effet d’un détonateur, elle ne constitue pas un cas isolé. La fédération spontanée qui s’est créée à ce moment-là a permis aux femmes de se parler, de se rencontrer, d’échanger leurs expériences et de rassembler leurs forces. De leur donner du courage pour ne plus laisser faire. Car dès l’instant où elles accordent leurs voix, elles infléchissent l’invisibilisation qui les touche de manière systémique. En quelques semaines elles ont été plus de mille à adhérer au groupe du collectif sur les réseaux sociaux. Elles ont organisé des assemblées générales, mis sur pied des groupes de travail. Parmi ces groupes, notamment, le groupe étude en charge de produire des chiffres pour objectiver les inégalités. Des danseuses, des comédiennes, des autrices, des chargées de production qui jusque-là ne se connaissaient pas, ont collaboré sur des tableaux Excel partagés, chacune apportant sa pierre à l’édifice du comptage : combien de théâtres sont dirigés par des hommes ? Par des femmes ? Quel est le montant des subsides octroyés ? Comment sont réparties les aides à la création ? À qui sont accordées les bourses, les résidences ? Quel est le pourcentage de femmes programmées dans les lieux de diffusion ? Dans les festivals ? Si la plupart de ces chiffres peuvent être extraits des données publiées par le ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles ou sur les sites internet des opérateurs, ils ne sont pas systématiquement récoltés, publiés et analysés par les pouvoirs publics qui, sur cette base, pourraient adapter leurs politiques culturelles. Jusqu’ici ce sont des femmes du collectif qui s’y collent, consacrant à ce travail quelques heures de leurs soirées ou dimanches, temps grignoté sur celui – pourtant précieux, compté – de la création ou de la vie familiale et sociale.

Confier à l’autorité publique la mission de publier les chiffres relatifs à la présence des femmes dans le secteur culturel fait partie des revendications portées par un autre groupe du collectif, le groupe ministre. Pour les femmes qui le composent, il s’agit de faire passer les constats et les messages du collectif auprès du pouvoir politique. Sur la table des discussions ces derniers mois : la réforme des instances d’avis annoncée par la ministre de la Culture Alda Greoli. Leur mission consiste à émettre des recommandations relatives à l’attribution des subsides dans les différents secteurs culturels. Jusqu’à présent, la législation se contentait d’imposer que ces instances ne soient pas composées de plus de deux tiers de personnes du même sexe parmi ses membres. Dans la pratique, un certain nombre de ces commissions comptaient plus de deux tiers d’hommes, sans qu’aucune sanction ne soit appliquée. C’était par exemple le cas du Conseil des arts de la scène, qui exerce la mission stratégique de se prononcer sur l’opportunité d’octroyer une convention ou un contrat-programme aux opérateurs œuvrant dans le champ théâtral, et qui comptait parmi ses membres 11 hommes et 1 femme. Le groupe ministre du collectif F.(s) a plaidé et obtenu une parité réelle des membres dans les nouvelles instances.

Moins institutionnel, le groupe action se charge quant à lui de porter et de faire connaitre le message du collectif en l’inscrivant dans l’espace public, là où sa présence n’est pas forcément attendue ou souhaitée. La première action de F.(s) a eu lieu le 8 juin dernier sur les marches du Théâtre National à Bruxelles. Près de deux cents femmes se sont invitées au bilan des commissions de la fédération Wallonie-Bruxelles dans les arts de la scène. Au bilan public de ces commissions, elles opposèrent cet autre bilan : celui de l’invisibilisation systémique des femmes et de la place dérisoire des minorités dans les métiers artistiques. Elles ont brandi certains des chiffres produits par le groupe étude : « Dans le secteur des arts de la scène, 70% des 30 organismes les mieux financés sont dirigés par des hommes ; ils gèrent 80% des budgets concernés. Dans celui du cinéma, 68% des aides à la production sont attribuées à des hommes. Dans celui de la littérature, 70% des bourses sont attribuées à des hommes. »

Le collectif F.(s) entend aussi créer de la solidarité entre les femmes. Aime d’ailleurs parler de sororité. Lorsque l’une d’elles manifeste une discrimination sexiste dont elle a été victime, ce sont des dizaines qui réagissent, proposant un soutien sous forme de carte blanche collective, d’action concertée ou de conseil juridique. D’autres animent chaque mois dans les écoles d’art de la fédération Wallonie-Bruxelles un groupe de parole et d’écoute ­nommé « la permanence » ­sur les situations de harcèlement, de violences ou de sexisme ordinaire vécues par les femmes et notamment par les étudiantes dans le milieu artistique. Ces derniers mois, les violences vécues dans ce milieu sont devenues tristement célèbres avec l’affaire Jan Fabre, pointé par ses collaboratreurs·trices pour des faits d’humiliation et d’intimidation sexuelle. « La permanence » de F.(s) s’inscrit dans le même mouvement que le groupe Engagement, côté flamand, qui organise des groupes de parole en anglais à l’espace Rosa.

En une presqu’année d’existence, le collectif F.(s) s’est déployé avec les outils de l’action militante, de l’entraide, du plaidoyer politique, de l’écoute. Les défis restent immenses. Car, jusqu’à présent, rien ou presque n’a changé dans les faits, dans les chiffres. Mais à être ensemble, à se tenir debout, présentes, vigilantes, les femmes du collectif ont initié un mouvement qui ne s’arrêtera pas. Désormais elles sont là. Désormais elles se font entendre.

Image : © Françoise Pétrovich, Rougir, 2011

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