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Annexes

Faire de l’hospitalité un droit, pas seulement une faveur 

Entretien avec Michel Agier
Propos recueillis par Martine Vandemeulebroucke
Cet entretien est paru dans la revue du CBAI, Imag numéro 350, janvier 2020

02-12-2020

Le 11 octobre, Michel Agier était de passage à Bruxelles à l’invitation de Culture & Démocratie. Pour l’anthropologue français, les nouvelles formes d’accueil des migrant·es par les citoyen·nes renouent avec l’hospitalité privée, cette pratique sociale qui traverse toutes les cultures, mais elles sont aussi un acte militant contre des États qui ont abandonné l’hospitalité publique pour une politique de contrôle migratoire.

L’hospitalité semble universelle et traverse l’histoire de l’humanité. Comment a-t-elle pu être remise en cause par des politiques migratoires restrictives ?
L’hospitalité comme l’hostilité à l’égard de l’étranger·ère traversent toutes les sociétés et cultures. On ne doit pas nier que l’étranger·ère qui arrive, celle ou celui qu’on ne connaissait pas avant, dérange quelque chose, il ou elle contient une part d’intrus. Il faut lui reconnaitre son caractère d’étranger·ère pour ne pas faire comme s’il·elle n’était pas là, car cette reconnaissance nous conduit à réfléchir à la place qu’on lui fait. Donner l’hospitalité c’est dire à l’autre qu’on ne le·a voit pas comme un·e ennemi·e, et c’est accepter de rentrer dans une forme d’échange social avec lui ou elle. Ce qui est reproché aux gouvernements en Europe, c’est de ne pas être accueillants ou de ne pas avoir traité correctement et humainement ladite « crise migratoire » en 2015. Le langage politique de « l’inhospitalité » a alors fait se retourner une partie importante de la société vers l’hospitalité. Pour imaginer ce qu’elle pouvait faire que l’état ne fait pas. On a alors assisté à une mobilisation sociale autour de l’hospitalité, alors qu’il s’agit d’abord d’une pratique privée. D’où ces « retours » vers l’hospitalité qu’il m’a semblé intéressant d’étudiern puisqu’ils bousculaient quelque peu la société d’accueil.

Sa réappropriation par des mouvements citoyens obéit malgré tout à des schémas immuables : un accueil limité dans le temps, le passage par ce que vous appelez une « sphère de confiance »… L’hospitalité a des règles ?
La loi générale de l’hospitalité est son caractère sociologique : elle est une relation sociale qui permet de pacifier les relations entre étranger·ères, individus ou communautés. Un premier pas, c’est accueillir l’étranger·ères pour lui dire qu’il·elle n’est pas mon ennemi·e. Ensuite il y a des règles spécifiques à chaque culture : en termes de durée (on évoque souvent la règle des trois ou dix jours d’accueil sans poser de questions sur l’avenir de la relation), d’espace (une pièce réservée à l’hôte accueilli·e), de langage (comment la relation est nommée). De même, si en général, la dimension sacrée de l’hospitalité et son « inconditionnalité » sont évoquées c’est de manière différente dans chaque société. Ainsi, il y a une dimension à la fois sociale et religieuse dans la charité chrétienne comme dans la sadaka musulmane, qui sont dans les deux cas un « don à Dieu ». D’une part ce don consiste à sacrifier une partie de sa richesse matérielle pour un bénéfice symbolique. D’autre part, le don « à Dieu » est reçu par quelqu’un qui viendra augmenter la « richesse en hommes » comme on dit dans le monde haoussa de migrant·es et commerçant·es en Afrique de l’Ouest. Il n’y a pas de cynisme à dire que le langage sacré vient à l’appui d’un geste qui suppose aussi un certain « intérêt ». Dans la plupart des cultures, l’hospitalité est une forme sociale ordinaire très répandue et liée aux principes de l’honneur et de la réputation. Et ce sont en effet les personnes de meilleur statut social qui occupent les fonctions de logeur·ses, leur hospitalité notoire vient renforcer leur prestige à hauteur de leur générosité et du nombre d’étranger·ères qu’elles accueillent.
Par ailleurs, ouvrir sa porte au-delà des résident·es habituel·les de la maison ou des proches parents, nécessite qu’une proximité soit créée. On reçoit aisément chez soi des parents proches puis de plus en plus éloignés, la parentèle, le clan… Mais cela va jusqu’à un certain point. Il y a un moment où celle ou celui qu’on doit recevoir est étranger·ère au cadre familier, on ne le·a connait pas, il faut alors qu’une médiation soit créée pour qu’on soit toujours dans une sphère de confiance avec l’étranger·ère qu’on s’apprête à recevoir sans le connaitre. C’est ce qui explique le très grand développement, dans les pays européens ces dernières années, des associations et collectifs venant en soutien aux familles d’hébergeur·ses. Comme s’il fallait recréer un cadre communautaire nécessaire au bon fonctionnement de l’hospitalité.

La relation d’hospitalité est-elle d’office asymétrique ? Des hébergeur·ses expriment souvent le besoin d’une relation plus approfondie avec leur hôte et se sentent frustré·es si ce n’est pas le cas.
Le geste consistant à donner l’hospitalité instaure d’emblée une relation asymétrique. Quoi qu’on en dise, dans les faits c’est quelqu’un qui donne et quelqu’un qui reçoit. Il faut être deux pour que la relation d’hospitalité existe, les deux hôtes sont tou·tes deux également nécessaires, mais ils ne peuvent pas être égaux·ales en même temps. « Donner » l’hospitalité crée une forme de dette qui sera éventuellement effacée après un certain délai par une autre faveur en retour. Il y a dans le premier geste d’hospitalité une potentialité de relation mais pas systématiquement et pas immédiatement. Certain·es hébergeur·ses voudraient qu’en contrepartie de leur accueil à domicile, l’hôte reçu·e s’engage tout de suite dans une relation de sympathie voire d’amitié. C’est aller un peu vite ! Parfois, les hébergé·es préféreraient trouver un logement sans que cela les engage dans une relation qui oblige, même si leurs hôtes les reçoivent avec grande générosité et amabilité.

L’absence d’hospitalité publique ne conduit-elle pas à une fatigue des hébergeur·ses ?
En l’absence de structures d’accueil publiques, les sociétés peuvent en effet s’épuiser à tenter de faire ce que l’État ne fait pas. La solution passe sans doute, au moins en partie, par l’élargissement de la pratique au-delà de l’espace domestique. Le cadre associatif, mais surtout le cadre communal ou municipal, me paraissent être les plus efficaces pour prendre le relais de l’hospitalité dite « privée » (domestique, familiale). L’hospitalité communale, surtout dans les petites villes ou les villages, est à la jonction entre les sociabilités locales au sein desquelles peut se concevoir un accueil personnalisé, adapté à l’accueillant·e comme à l’accueilli·e, et le niveau institutionnel où se prennent des décisions qui relèvent de l’administration publique. Les quartiers d’accueil, les maisons de migrant·es, les réquisitions de friches sont autant de solutions locales pour un accueil digne des migrant·es qui soulagent un peu les initiatives individuelles ou associatives, et qui peuvent former un cadre alternatif à celui où domine l’hostilité des États.

Ces nouvelles formes d’hospitalité citoyenne dérangent le politique, dites-vous. Comment et avec quelles conséquences ?
Les mobilisations à la fois intimes et politiques autour de l’hospitalité ont eu une dimension pratique, pragmatique, immédiate. Quelque chose a effectivement été réalisé, des personnes dormant à la rue ont trouvé un toit. Pour les hébergeur·ses, cela veut dire qu’il·elles ont agi contre les discours officiels de peur et rejet des étranger·ères. Plus profondément, en ouvrant la porte de chez soi, on franchit une frontière de séparation entre le national et l’étranger, on « dérange » l’imaginaire national.

Faut-il passer du « devoir » d’hospitalité au « droit à l’hospitalité » ?
L’hospitalité reste une faveur, même si elle est pratiquée avec générosité et comme un geste d’opposition politique aux gouvernements hostiles aux étranger·ères. Mais cela change tout si l’on considère l’hospitalité comme un droit faisant partie du droit à la mobilité à l’échelle globale. Considérer les migrant·es égaux·ales en droits avec les citoyen·nes nationaux·ales implique de réfléchir à une forme de « citoyenneté nomade » qui poserait en principe l’égalité du droit à la mobilité entre tou·tes les humain·es sur la Terre.

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Michel Agier, L’étranger qui vient : repenser l’hospitalité, Seuil, 2018.