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Dossier

Faire entrer des contenus féministes dans l’espace public

Caroline Glorie
Doctorante du département Médias, Culture et Communication de l’Université de Liège, membre de l’ARC – Genèse et actualité des Humanités critiques. Membre du Groupe de Recherches Matérialistes et de la Bâtarde.

04-06-2019

Ce texte de Caroline Glorie est la version écrite d’une communication orale faite à l’École de Recherche Graphique à Bruxelles le 11 mars 2019, dans le cadre du séminaire « Relire une revue – les Cahiers du Grif ». Il revient sur l’histoire de cette revue, les libertés et les privilèges nécessaires qu’elle permit.

Apparaitre, mais à quel prix ?

Le courant de pensée féministe bénéficie aujourd’hui d’une tradition et d’un intérêt
(espérons-le) durable : de nombreux savoirs et concepts féministes sont accessibles via les rayonnages des librairies, les moteurs de recherche internet – et le genre féminin, en tant que sujet politique, semble avoir pleinement accédé à l’espace public, tant et si bien que l’on pourrait penser qu’un certain nombre de questions ne se posent plus d’un point de vue féministe (par exemple « Est-ce vital d’apparaitre aux yeux de toutes et tous ? », « Sous quelles conditions est-il safe de prendre la parole publiquement ? », « Est-il nécessaire d’avoir un lieu privé pour pouvoir apparaitre dans l’espace public ? »). Pourtant, si les stratégies d’apparition dans l’espace public ont fortement évolué en une dizaine d’années, l’enjeu de cet article sera de montrer que leur cout, lui, n’a pas disparu. Les Cahiers du Grif, première revue féministe francophonen, permettent d’observer une stratégie d’apparition dans l’espace public propre aux années 1970 et 1980 : la mise en place d’espaces en non-mixité choisie. Après une brève esquisse de cette stratégie, cette étude mobilisera une notion contemporaine, celle de safe space, pour faire saillir les différences entre ces deux stratégies politiques (non-mixité choisie, safe space) et leurs coûts respectifs. À partir de l’analyse du mode de fonctionnement des Cahiers du Grif, ce texte vise à mettre en lumière l’imbrication complexe des espaces privés et publics, leur permanent brouillage, ainsi que les effets de soutien, de traduction et de filtrage qui opèrent lorsque l’on passe de l’un à l’autre.

Une revue dans l’espace public

Les Cahiers du Grif, première revue féministe francophone, occupa dès son premier numéro une place forte dans le paysage intellectuel et politique belge (puis plus largement francophone) en répondant à des besoins, des demandes et des désirs (accumulés) de plus en plus vifs du côté des femmes. Les Cahiers du Grif ont pris position dans la lutte pour la légalisation de l’avortement, ont couvert les grèves des femmes de la FN Herstal ou encore, ont traduit des romancières féministes américaines. Au cours des années 1970 puis 1980, et jusqu’au début des années 1990, les Cahiers du Grif ont été un lieu de rencontres, d’élaborations conceptuelles, de prises de position politiques d’une grande qualité dont, aujourd’hui encore, la richesse ne cesse d’étonnern.

Dès son premier numéro, en effet, paru en 1973, les Cahiers sont portés par la volonté explicite de faire apparaitre les femmes dans l’espace public. Cette revendication est exprimée au sein de la revue autant que dans les témoignages laissés en aval de sa réalisation. Dans l’éditorial du premier numéro « le féminisme pour quoi faire ? », on peut lire : « À la limite, nous voudrions seulement faire apparaitre le regard des femmes, faire entendre la voix des femmes, dans tous les domaines. »n Les mots « faire apparaitre » et « faire entendre » renvoient à un public plus large au sein duquel la revue cherche à faire exister un point de vue féministe. Être entendue et s’exprimer « dans tous les domaines » sera effectivement l’enjeu fédérateur du Grif tout au long de son histoire. Françoise Collin, une des fondatrices, le précisera à nouveau en 1986, dans le 33ème numéro : « Mais parler de définition politique du féminisme […] c’est plutôt revendiquer et accomplir l’ouverture d’un espace public […]. Le féminisme, c’est le droit à la parole politique et le courage de la parole publique. »n

La revue a donc constitué un médium, un outil pour créer et donner de la publicité aux femmes. Un outil au fond assez spécial, fait de textes et d’images, d’entretiens retranscrits, d’études complexes, de poésies… Un outil intellectuel – qui connaissait à l’époque un franc succès –, mais aussi un outil durable, qui traverse le temps, se transmet et réitère, à plus petite échelle, son actualité et son succès. L’histoire des Cahiers du Grif pourrait laisser croire que la création d’une revue est le bon procédé pour faire apparaitre des contenus féministes dans l’espace public, que la revue se suffit à elle-même, qu’elle permet de se donner une place et de se faire entendre des autres. Il parait néanmoins utile de préciser et de nuancer cette idée. Comment les femmes des Cahiers du Grif ont-elles effectivement obtenu la lumière publique ? Y avait-il des conditions d’accès à l’espace public ? Le cas échéant, quelles sont les caractéristiques propres aux Cahiers ayant garanti cet accès ?

Les stratégies des Cahiers du Grif

Pour les femmes du Grif, il fallait faire émerger des paroles de femmes, des paroles qui n’étaient ni entendues ni même prononcées. Françoise Collin, dans un entretien de 2001, affirme clairement cet enjeu : « La première série des Cahiers est née aussi du souci de donner la parole à celles qui ne l’avaient pas, qui ne l’avaient jamais eue. »n Ces paroles portaient sur des sujets non admis politiquement et socialement et dont le vocabulaire manquait ou n’avait pas encore intégré le langage commun. Il fallait donc mettre en place des manières de faire et des gestes nouveaux.

Prendre en compte ces gestes implique de ne pas se concentrer uniquement sur les contenus de la revue, mais aussi d’interroger ce qui a présidé à leur élaboration. Sont particulièrement intéressantes, de ce point de vue, les réunions préparatoires aux Cahiers. Elles avaient lieu dans des espaces privés (pour la première sérien, souvent dans les caves de Françoise Collin). La préparation d’un Cahier commençait par des discussions. Celles-ci, enregistrées puis retranscrites, ont eu pour effet de marquer la revue papier de nombreuses traces d’oralité. C’est lors de ces discussions que les femmes se découvraient des problèmes communs, elles les formulaient et transformaient ainsi des problèmes privés en problèmes politiques. Pour Diane Lamoureux, commentatrice et participante québécoise, « la revue a fourni un lieu de rencontre et d’expression, permettant de cristalliser des impressions et des sentiments, de les nommer, parfois pour la première fois »n. Distinguer et nommer des sentiments ou un vécu pour en faire les ressorts d’une action ou d’une publication future était le rôle de ces réunions, à tel point qu’elles ont souvent été comparées aux « consciousness raising groups »n des féministes américaines. Ces lieux de rencontre permettaient de passer du récit individuel au partage d’expérience, du témoignage à la réflexion collective.

On reconnait dans ces réunions préparatoires une forme de socialité très connue : celle des rencontres en non-mixité choisie. En effet, ces réunions n’étaient en rien comparables à des réunions d’un club d’amies. Ces femmes n’étaient pas des copines, elles ne se connaissaient pas forcément, elles se rencontraient pour écrire et penser et n’avaient pas la même expérience du féminisme. Plusieurs contributions témoignent de la dureté de ces moments de partage, parfois du malaise en arrivant à une première rencontre, ou encore du sentiment d’étrangeté ou d’inadaptation ; tandis que certains avant-propos disent des moments conflictuels, des textes non envoyés, des abandons ou insistent sur le fait que le numéro introduit comprend et fait tenir ensemble des points de vue divergents. La non-mixité choisie des réunions préparatoires avait donc pour effet un partage d’expériences et l’émergence de problèmes nouveaux, tout en ayant pour corolaire une plurivocité et une certaine conflictualité. Une étude des caractéristiques principales de la non-mixité choisie, suivie d’une comparaison entre non-mixité et safe space, nous permettra de mieux cerner ce double mouvement.

La non-mixité choisie et le safe space

La pratique de la non-mixité choisie se reconnait grâce à un certain nombre de caractéristiques. Premièrement, elle rassemble des personnes qui ont des traits distinctifs communs et qui, plus précisément, ont en partage de vivre des formes d’oppression similaires. La situation de non-mixité est ainsi censée permettre de lever un certain nombre de contraintes qui pèsent habituellement sur la parole : rassemblées « entre elles », les personnes dominées ne doivent pas se justifier, faire attention ou éduquer les autres ; à l’inverse, un temps et un espace particuliers sont rendus disponibles pour parler de ce dont on ne parle habituellement pas. Par ailleurs, cette liberté de la parole ne présuppose pas de hiérarchies entre les membres du groupe : chacune parle en son propre nom, de sorte que la non-mixité choisie se caractérise également par un idéal d’égalité des voix, et une attention portée à leur ancrage subjectif. En situation de non-mixité, c’est le partage d’expériences individuelles et leur transformation en expérience collective qui permet d’aller le plus loin possible dans la prise de conscience des problèmes vécus et dans la recherche de solutions.

La stratégie du safe space est tout autren. De nombreux groupes ou organisations revendiquent de mettre en place des espaces safe, ou safe spaces. Qu’il s’agisse d’un temps – le temps d’une soirée, d’une réunion – ou d’un lieu – matériel, comme un local ou une maison, ou immatériel, comme les réseaux sociaux –, les safe spaces ont pour fonction de garantir des temps et des lieux exempts des rapports de violence habituels. Suspendre la violence ordinaire, qu’elle soit volontaire ou involontaire, allant de l’insulte au regard déplacé, se fait par la mise en place d’une série de règles. Ainsi, un groupe Facebook peut fonctionner avec des modératrices et modérateurs qui contrôlent les messages, et un lieu peut prétendre être safe quand on sait qu’on y sera protégé d’un geste intrusif. L’une des idées fortes de la pratique safe est que toute personne, quel que soit son genre, sa couleur de peau ou son niveau social, est toujours à la fois oppressée et oppresseurn. Le risque de produire soi-même de la violence existe en permanence, c’est pourquoi il faut conformer son attitude à une série de règles implicites ou explicites, afin de prévenir la violence.

La non-mixité choisie et le safe space sont par conséquent deux stratégies de lutte fort différentes, avec chacune un rapport spécifique au langage. L’une entend libérer la parole en se soustrayant à la présence des oppresseurs, l’autre désire au contraire réguler la parole pour éviter une violence dont la possibilité n’est jamais éradiquée.

Privilèges et nécessités

Si l’on fait retour aux Cahiers du Grif, qu’est-ce que cette distinction entre non-mixité choisie et safe space nous permet de penser ? D’abord, le concept de non-mixité choisie permet d’enrichir notre perception du mode de fonctionnement d’une revue comme celle des Cahiers. Ce que permet de voir la non-mixité de cette revue est moins son objet (publié et théoriquement accessible à toutes et tousn) que sa manière d’élaborer et de rendre public des problèmes. Comme nous l’avons montré, les Cahiers du Grif donnent à voir ce qui ne se voit pas dans l’espace public : ils opèrent comme une fenêtre vers l’intérieur d’espaces non-mixtes (espaces dont les traces, comme des souvenirs, sont présentes dans la revue). Ensuite, la notion de non-mixité nous permet de mieux comprendre la plurivocité de cette revue. Les Cahiers sont connus et reconnaissables pour avoir toujours revendiqué d’être sans ligne éditoriale fixe et d’assumer une pluralité de voix. À les lire, on perçoit clairement que la non-mixité ne veut pas dire homogénéité.

Les Cahiers font tenir ensemble des voix différentes, de sorte que cette plurivocité fait de la revue non pas un objet accaparé par une certaine classe et contraint à certaines pratiques, mais un objet qui les dépasse.

Le concept de safe space nous permet quant à lui d’interroger les privilèges de chacun·e, y compris des opprimé·es, y compris des rédactrices d’une revue féministe. Cela étant dit, au vu de leur ligne éditoriale, on voit bien que les Cahiers ne sont pas réductibles à un objet appartenant à la classe blanche et bourgeoise à laquelle appartenaient effectivement certaines des femmes du Grif. Les Cahiers font tenir ensemble des voix différentes, de sorte que cette plurivocité fait de la revue non pas un objet accaparé par une certaine classe et contraint à certaines pratiques, mais un objet qui les dépasse. La revue transforme un usage privilégié de la langue tant par la mise en un même espace de textes qui sont de factures différentes que par un jeu assumé avec le langage normé.
Enfin, croiser les notions de non-mixité et de safe space pour les appliquer au fonctionnement d’une revue permet d’enrichir, plus généralement, nos conceptions de ce que peut signifier « rendre public » ou « être public ». La revue et sa mise en place donnent accès et transforment, comme nous y avons insisté, un espace qui serait public, mais aussi une série d’autres espaces : les réunions préparatoires, la revue papier, une communauté d’écriture, une autre de lecture, un ensemble qu’il conviendrait d’appeler, afin d’exprimer cette richesse, « l’expérience du Grif ». Par ce jeu de détermination réciproque entre, d’une part, la transformation de l’espace public et, d’autre part, la mise en place d’espaces où s’élaborent des discussions, où s’énoncent des impressions et où se façonnent des forces politiques, la revue montre ce qu’est la publicité : une irréductible transformation.

Image : ©Françoise Pétrovitch Rougir, 2005

1

Les Cahiers du Grif apparaissent en 1973, après Le torchon brûle et Et ta sœur qui sortent respectivement en 1971 et 1972, mais sont considérés comme des pamphlets plus que comme une revue au sens classique du mot.

2

Pour une chronologie précise ou des informations détaillées, voir Mara Montanaro « Les Cahiers du Grif : genèse, fonctionnement, thématiques, évolution », in Françoise Collin. L’insurrection permanente d’une pensée discontinue, coll. Archives du Féminisme, Presses Universitaires de Rennes, 2016, p.107-122 et Audrey Lasserre, « Quand la littérature se mit en mouvement : écriture et mouvement de libération des femmes en France (1970-1981) », in Les Temps Modernes, n° 689, 2016/3, p. 119-141.

3

Éditorial, Les Cahiers du Grif, n°1 – Le féminisme pour quoi faire ?, 1973, p. 3.

4

Françoise Collin, « Introduction : Actualité de Hannah Arendt », in Les Cahiers du Grif, n° 33 – Hannah Arendt, 1986, p. 7.

5

Florence Rochefort et Danielle Haase-Dubosc, « Entretien avec Françoise Collin. Philosophe et intellectuelle féministe », in Clio. Histoire, femmes et sociétés, ( En ligne ici ), vol. 13, 2001, mis en ligne le 19 juin 2006, consulté le 16 août 2016.

6

La première série des Cahiers du Grif comprend 24 numéros et est éditée de 1973 à 1978. La revue s’arrête une première fois et reprend quatre ans plus tard, en 1982. Cette seconde série, qui court jusqu’en 1993, est dite plus intellectualisante que la première. Enfin, deux derniers numéros sortent en 1997 et 1998 et sont le fruit d’un travail plus personnel de Françoise Collin.

7

Diane Lamoureux, « Françoise Collin et les Cahiers du Grif. Penser/agir en dehors des grands centres », in Françoise Collin l’héritage fabuleux, Sextant, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2016, n° 33, p. 58.

8

Les groupes de conscience sont une pratique de discussion collective initiée aux États-Unis dans le cadre des mouvements féministes.

9

Pour une comparaison plus systématique entre la non-mixité choisie et le safe space, je me permets de renvoyer à Caroline Glorie, « Safe space vs Non-mixité » sur le site de La Bâtarde, fabrique d’écritures féministes & contagieuses ( lien ).

10

Pour une étude précise d’un safe space, voir Anne Plaignaud, « Safe space et charte de langage, entre subversion et institution d’une Constitution », in Itinéraires [En ligne], 2017-2/2018, mis en ligne le 10 mars 2018, consulté le 17 octobre 2018 ( lien ).

11

Les Cahiers du Grif sont disponibles sur le site Persée : ici.

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