Faire œuvre commune : Résidence secondaire à Anderlecht

Thibault Galland, chargé de recherche et d’animation pour la Plateforme d’observation des droits culturels de Culture & Démocratie

11-07-2024

Cet article présente une analyse par le prisme des droits culturels du projet Résidence secondaire dans le contexte de sa mise en œuvre sur le territoire bruxellois d’Anderlecht. En introduction, sont posés l’angle d’analyse du chercheur ainsi que la problématique de l’article. Ensuite, le récit collectif de la mise en œuvre du projet sur le territoire anderlechtois est analysé au regard des droits culturels. À la suite de ce développement, des pistes de réponse aux questions posées dans la problématique pourront être dégagées en conclusion de l’article.

Le livre est consultable sur cette page Résidence secondaire du site de L’Âge de la tortue.

Avant toute chose, notons qu’en tant que chercheur, mon angle d’analyse est nourri par la recherche-action participative que je mène avec des centres culturels de la Fédération Wallonie-Bruxelles autour de l’effectivité des droits culturelsn. Cette précision a son importance dans la mesure où il s’agit d’une démarche de co-construction de savoirs à partir de pratiques de terrain. La finalité de cette recherche empirique n’est pas tant la production d’un savoir objectivant et académique, que celle d’un savoir expérientiel et participatifn assumant l’ancrage dans un réseau de pratiques professionnelles, et dont les objectifs sont l’augmentation des capacités réflexives et d’action des travailleur·ses. Ainsi, sur base des échanges avec les travailleur·ses, sont co-construits des savoirs autour de leurs pratiques professionnelles avec les populations au sein des territoires où les centres culturels mènent leur action culturelle.
Dans le cadre de Résidence secondaire, j’ai assumé le rôle de « chercheur » tout en menant ma recherche participative autour de l’effectivité des droits culturels. Concrètement, j’ai été sollicité par le CIFAS en tant que chercheur dans le cadre de ce projet. Ce faisant, j’ai déployé mon protocole d’observation des droits culturels avec le CIFAS et le centre culturel d’Anderlecht Escale du Nord en vue d’observer et d’analyser ensemble l’effectivité des droits culturels dans le cadre de cette action. Autrement dit, l’angle d’analyse que je propose ici est informé à la fois par l’observation que j’ai menée du projet à travers les moments prescrits par le protocole ainsi que par les échanges réflexifs avec les équipes partenaires localement du projet Résidence secondaire.
En ce qui concerne le prisme des droits culturels, celui-ci est établi essentiellement à partir des référentiels des droits culturels cités dans le décret du 21/11/2013 des centres culturels. À savoir, le référentiel du droit à la culture de la juriste Céline Romainville et le référentiel des droits culturels tirés de la Déclaration de Fribourg de 2007n, ainsi que les principes généraux de l’action culturelle en Belgique francophone qui sont inspirés par des politiques culturelles de démocratisation de la culture et de démocratie culturellen. Sur cette base plurielle, est composée une grille d’analyse à plusieurs entréesn, celle-ci sert de crible pour observer et échanger autour de l’action menée. Étant donné la démarche compréhensive et capacitatrice de cette recherche participative, je veille à laisser la place à l’expression des conceptions, des schématisations et des articulations que les un·es et autres travailleur·ses ont des différents éléments de la grille afin de nourrir la co-construction des savoirs expérientiels. Cela veut dire que le prisme d’analyse est à prendre comme une base pour dialoguer avec les partenaires sur l’observation et l’évaluation au fur et à mesure de l’action, comme un outil dialectique pour différents temps d’échanges autour de l’effectivité des droits culturels au travers de l’action.

L’angle d’analyse et sa méthodologie étant clarifiés, posons à présent la problématique qui va être développée dans l’article.
Considérons que la proposition Résidence secondaire vise à mettre en contact des artistes avec la société par le moyen de professionnel·les de la culture et pour œuvrer ensemble vers une création communen. Cette proposition de rencontre peut être rapprochée d’un « protocolen », d’autant qu’il s’agit de questionner l’espace public par le moyen d’une démarche artistique collective.
À ces égards, il s’agit de décrire et questionner les manières de faire œuvre commune que le protocole Résidence secondaire rend possible dans le contexte de sa mise en œuvre sur le territoire d’Anderlecht. Pour ce faire, le récit de cette mise en œuvre du projet va être analysé par le prisme des droits culturels. En particulier, les aspects du protocole liés aux notions de patrimoine et de communauté vont être approfondis dans la mesure où ils posent des questions de transmission et de culture commune. Je tâcherai ainsi de répondre aux questions suivantes : comment le protocole fabriquent une culture commune ? Comment le faire ensemble à travers des rôles contribue à faire communauté au sein de l’espace public ?

La mise en œuvre sur le territoire local anderlechtois

Sur base de ces questions, abordons le récit dans ses aspects factuelsn pour en tirer ensuite des éléments d’analyse au regard des droits culturels. Dans le cadre de la mise en œuvre locale de Résidence secondaire sur le territoire d’Anderlecht, la coordination locale a été menée par le CIFAS, une structure qui accompagne la création artistique pluridisciplinaire dans l’espace public à travers une démarche d’éducation permanente.
Début mai 2022, le CIFAS m’a contacté en ma qualité de chercheur en éducation permanente. Au vu de la recherche participative que je mène avec les centres culturels, j’ai proposé stratégiquement de s’adresser à ces structures – praticiennes des approches participatives et connaisseuses des réalités des territoires bruxelloisn – pour constituer ensemble un groupe de réflexion. Suite à cela, fin juin 2022, Benoît Leclercq, chargé de projet auprès du centre culturel d’Anderlecht Escale du Nord, est entré en jeu en proposant de constituer le groupe de réflexion en tenant compte de la diversité de la commune d’Anderlecht, située au sud-ouest de la Région bruxelloisen.
Fin novembre et début décembre 2022, ont été organisées par le CIFAS avec l’aide d’une facilitatrice et artiste Anna Czapski, ainsi que du centre culturel d’Anderlecht, les trois séances du groupe de réflexion visant à définir une thématique émergeant du territoire et donnant les bases de l’œuvre à réaliser. Les séances sont animées par des dispositifs stimulant les rencontres entre les participant·es et le brassage à partir de récits personnels ancrés dans le territoire. Lors de la dernière séance, les différent·es intervenant·es ont été confronté·es à la difficulté de rassembler les pistes ouvertes en un thème communicable et concrétisable. La décision du thème « la super fête super multiculturelle » a été maladroite et forcée. Malgré cela, les séances se sont terminées dans une ambiance conviviale et tous·tes sont remerciés pour l’accueil et l’organisation.
La résidence secondaire en tant que telle a commencé fin janvier 2023. Le premier temps de la résidence est une rencontre entre les différents rôles du projet : les résident·es, le groupe de réflexion représenté par la participante Ariane, l’équipe locale CIFAS et le chargé de projet du centre culturel d’Anderlecht, moi-même dans mon rôle de chercheur et l’équipe de l’âge de la tortue avec une des trois résident·es du projet de Rennes. Le moment crucial de cette journée a été celui de la transmission du thème, qui n’a pas été sans poser des problèmes de clarté. Par la discussion, les résident·es se sont appropriés peu à peu cette matière. Une balade à travers les réalités topographiques d’Anderlecht a permis d’incorporer le thème et ses interprétations, de se laisser imprégner au contact de lieux spécifiques du territoire.
Les trois résident·es, l’« artiste » Nicolas Mouzet Tagawa, l’« élue » Evelyne Huytebroeck et l’« habitante » Norma Prendergast, sont entrés en résidence à la fin de la journée de transmission. À mesure que les réflexions ont été échangées et approfondies, les idées ont fusé et l’intention guidant l’œuvre a pris forme jour après jour. Rapidement, le trio est sorti de l’appartement pour continuer l’exploration du territoire, en allant à la rencontre de ses habitant·es et ses communautés. Des retours avec la coordination locale ont confronté les résident·es aux réalités de production de l’œuvre, aux questions éthiques et aux faisabilités pratiques. Au terme de la semaine de résidence, le trio a proposé une note d’intention non sans enthousiasme : une performance autour du tir à la corde, faisant référence à des pratiques rituelles rejouant les frontières entre les territoires et les communautés – localement autour des frontières entre les quartiers anderlechtois de Cureghem et Saint Guidon.
Sur cette assise, l’artiste est parti pendant trois mois en création avec la note d’intention et des ingrédients comme les quartiers de Saint Guidon et Cureghem, l’histoire du rejet de ce dernier quartiern, le tir à la corde, les rencontres, les ressources associatives… Il poursuit l’exploration du territoire et ses communautés. Les échanges de l’artiste continuent avec le CIFAS, les propositions sont recadrées et affinées. Un film autour de la performance du tir à la corde est réalisén dans un format plutôt documentaire, mêlant des portraits d’habitant·es à la démarche de création et d’expérimentation artistique.
Au terme des trois mois de résidence, un vernissage est organisé, une présentation pour activer la performance a lieu dans l’espace public. Si au départ le choix était d’intervenir sur un pont, de jouer au tir à la corde sur cet aménagement reliant les quartiers, l’expertise de l’habitante Norma a informé qu’il serait difficile d’obtenir des autorisations. Et ce fut bien le cas, les pouvoirs communaux ont refusé l’occupation d’un pont. La coordination locale a dû rebondir en quelques jours et se rabattre sur un autre lieu. Il a fallu s’adapter aux réalités en présence et concrétiser l’installation de l’œuvre en même temps que celle d’une fête foraine locale. Un dispositif ouvert a été proposé : la corde a été laissée sur la place sans effet spectaculaire et pour être saisie par les passant·es, des tables ont été arrangées pour visionner le film, des boissons et petits snacks ont été servis durant toute l’après-midi de présentation. À plusieurs reprises, des activations de l’œuvre ont été menées par des performers avec plus ou moins de participation ; le reste du temps, l’artiste n’a cessé d’aller à la rencontre des passant·es et occupant·es de la place. Dans l’ensemble, la performance s’est déployée sur une durée assez longue, avec des réactivations à plusieurs moments, jusqu’à l’essoufflement. Différentes personnes ont observé et/ou pris part au jeu du tir à la corde. Bon nombre de curieux·ses sont venu·es regarder les films, beaucoup sont venu·es boire, manger et poser des questions sur ce qu’il se passait sur la place. Non sans interpellation et conflictualité entre les participant·es, les personnes présentes ont été accueillies comme elles sont arrivées, avec leur trajectoire et leur dynamique propre. L’esprit de jeu, d’ouverture et de dialogue, voire de théâtralité, ainsi que les supports de diffusion et l’offre de boissons et nourriture ont alimenté et stimulé les échanges et les appropriations.

L’analyse du récit par le prisme des droits culturels

Sur base de ces éléments factuels, détaillons par le prisme des droits culturels l’analyse de la mise en œuvre du protocole Résidence secondaire sur le territoire d’Anderlecht. À noter que l’analyse ne sera pas chronologique mais plutôt thématique selon les notions abordées. Au passage, différentes difficultés vont être explicitées et des gestes en seront dégagés en vue d’alimenter la problématisation.
Relativement aux notions d’identité et de diversitén, le fait qu’il y ait une pluralité d’acteur·ices du projet – au niveau international ainsi qu’à travers différents secteurs professionnels – a prolongé les affinités tout en permettant le mélange de pratiques et habitudes. Par exemple, au niveau de la coordination du projet, les identités professionnelles de l’âge de la tortue et du CIFAS se sont rejointes à l’initiative du projet autour des priorités respectives liées à l’art dans la ville, à la participation des habitant·es, ainsi que l’exploration et l’expérimentation artistique. Pour autant, un nœud tiendrait aux règles du protocole. Ainsi, il a fallu négocier les règles du jeu entre les deux structures pour les adapter au contexte de création : plus de souplesse a été accordée quant à la constitution du groupe de réflexion, ainsi que pour les choix de l’artiste et de la création artistique. Ces derniers étant plus proches de l’identité du CIFAS, qui accompagne des formes plutôt performatives.
En outre, le fait que des participant·es aient été rassemblé·es par le biais du protocole a permis des rencontres entre les identités des un·es et des autres dans un cadre respectueux et ouvert aux différences. Ceci a été possible grâce aux règles dictées par le protocole notamment lors de la semaine de résidence mais également par les méthodes proposées par la facilitatrice lors des séances du groupe de réflexion. Ces méthodes plutôt artistiques et poétiques sont parties des histoires personnelles que chacun·e a pu librement exprimer du moment qu’elles étaient ancrées sur le territoire d’Anderlecht, pour en arriver à un brassage des vécus. Un obstacle à ce niveau a été le cadrage par les méthodes proposées. Les méthodes ont nécessairement orienté ce qui a pu être exprimé ainsi que la construction collective de la thématique du groupe de réflexion.
Du reste, relativement aux notions de participation et de coopérationn, le chargé de projet auprès du centre culturel d’Anderlecht, Benoît Leclercq, a proposé de constituer le groupe de réflexion en tenant compte de la diversité de la commune d’Anderlecht, située au sud-ouest de la Région bruxelloise. Plusieurs critères ont été retenus pour constituer ce groupe de réflexion : la localisation géographique, l’âge, la diversité culturelle et l’accès aux séances. Si composer spécifiquement un groupe de réflexion pour Résidence secondaire n’est pas une demande explicite du projet, c’est un défi que s’est donné le chargé de projet. Les difficultés pour rassembler un groupe diversifié ont surtout été de parvenir à communiquer autour du projet et de mobiliser des participant·es dans la mesure où le processus de réflexion devait rester ouvert tout en aboutissant à un thème à transmettre au trio de résident·es. Ce nœud de la mobilisation d’un groupe avec des participant·es issus de différents collectifs associatifs (maisons de jeunes, comités de quartiers, accueil de jour, etc.) tient entre autres aux disponibilités et à l’interconnaissance des un·es et des autres, ainsi qu’aux intérêts partagés entre les participant·es.
Eu égard à la négociation, au cadrage et à la mobilisation, un autre point concerne la mesure selon laquelle les différent·es participant·es ont pu intervenir dans le protocole, à quel point il leur était possible de sortir de leur rôle. D’entrée de jeu, les participant·es ont interrogé les choix posés dans le cadre du protocole, qu’il s’agisse du choix des résident·es, d’une rémunération pour la participation au groupe de réflexion et plus fondamentalement, des missions circonscrites de ce groupe. Ce moment pointe l’importance des rôles dans le protocole Résidence secondaire, à comment ceux-ci délimitent des missions pour les un·es et les autres dans le cadre du protocole, à comment il est possible et/ou profitable de déroger de ces rôles. Un autre exemple d’intervention a été celui d’une entrevue avec le groupe de réflexion et l’artiste, quoique cette idée a été abandonnée par les équipes pour garder l’autonomie du groupe de réflexion. Ce dernier point montre qu’au-delà de délimiter des missions, les rôles visent également à partager la responsabilité dans la création et à donner de l’autonomie aux un·es et aux autres.
In fine, les différents rôles ne doivent pas être compris qu’au niveau individuel mais forcément dans les missions qu’ils ont à remplir ensemble en vue de faire œuvre commune, ce qui pose plus largement les enjeux de participation en termes de coopération. Ainsi, lors de la dernière séance du groupe de réflexion, les participant·es ont été confronté·es à la difficulté de rassembler les pistes ouvertes en un thème communicable et concrétisable. Le thème la « super fête super multiculturelle » provient, certes, des échanges autour de la diversité qui compose le territoire d’Anderlecht, que ce soit au niveau des origines et nationalités présentes sur la commune, des communautés religieuses et linguistiques, des pratiques artistiques et professionnelles, etc. Mais ce thème n’a pas été le seul discuté lors des trois séances et il aura manqué de temps pour que les un·es et les autres puissent débattre du choix du thème, voire plus fondamentalement décider de modalités de décision du thème et de sa transmission auprès des résident·es.
En vue d’approfondir la question de l’œuvre commune, ouvrons la problématisation au regard des notions de patrimoine et de communautén. Ces deux concepts posent notamment la question des appartenances collectives – les possibilités de choisir ses héritages ou de pouvoir s’en défaire dans sa construction identitaire, les modalités diverses de l’appropriation des héritages et leur expression seul·e ou en commun – ainsi que la question des communs et du faire commun – ce qui est et/ou doit être partagé, les possibilités de choisir les partages, les modalités de collaborer et construire ensemble, etc. En substance, il est donc question de culture commune, de comment faire ouvrage collectivement depuis et avec l’espace public.
De prime abord, face au cadrage et aux règles structurantes de Résidence secondaire, de multiples actes de négociation et d’intervention ont eu cours pour s’adapter au contexte de la mise en œuvre. Ces actes peuvent être pris comme des façons de s’approprier le protocole et que celui-ci soit pertinent et fasse sens avec les rôles et au sein du territoire. Autant de façons de jouer avec les règles du jeu, comme des manières différentes de s’approprier ce cadre transmis par l’âge de la tortue, d’ouvrir des possibilités de faire œuvre à partir du protocole. En définitive le protocole laisse aussi une marge de manœuvre pour la mise en œuvre territoriale, tout en favorisant la transmission et les transferts entre les territoires au vu du partage d’expérience de la première résidence secondaire rennaise à Bruxelles, puis de celle de Bruxelles à Barcelone et ainsi de suite.
Un point critique en termes de transmission et de culture commune a été l’élaboration du thème ainsi que sa transmission aux résident·es et aux coordinations lors du premier jour de la résidence secondaire. Le thème « la super fête super multiculturelle » a été considéré comme peu clair et concret, d’autant qu’il était présenté sous forme d’énigme.
Pour donner plus de matière à cela, revenons sur les séances du groupe de réflexion. Si ces différentes séances ont permis le brassage des histoires individuelles et ont favorisé la cohésion du groupe, disons que ce mélange et ce qu’il a ouvert avaient d’emblée pour objectif la transmission d’un thème aux résident·es. Il y avait donc quelque chose de l’ordre du commun, du partage d’un objectif entre les participant·es, avec plus ou moins de cadrage donné par le protocole et la facilitatrice, avec plus ou moins d’adhésion des participant·es. Du reste, au cours des séances du groupe de réflexion, le temps a manqué pour que les participant·es puissent se positionner au regard des sous-thèmes dégagés par la facilitatrice, pour que puissent être exprimées avec finesse et respect des divergences et des convergences, pour que peu à peu un compromis puisse être trouvé collectivement. La décision du thème « la super fête super multiculturelle » a été maladroite, elle a abouti à un consensus par vote, avec le sentiment que la coopération des un·es et des autres a été mise en défaut. Il aura manqué de temps pour davantage se mettre d’accord sur le thème et pour décider de la manière dont on voulait le transmettre le thème auprès des résident·es. S’il pouvait y avoir appartenance à un objectif commun, disons qu’il a pu être mis à mal par manque de temps. En outre, les participant·es n’ont pas eu la possibilité de choisir leur mode de décision quant au choix du thème ni le mode de transmission de celui-ci auprès des résident·es. Tout ceci n’a pu que contribuer à l’opacité du thème finalement transmis.
Quoi qu’il en soit, le moment de transmission de ce thème a été réalisé avec subtilité et respect par la participante Ariane pour ce patrimoine qui a été constitué en commun lors des groupes de réflexion. La transmission s’est déroulée en plusieurs temps, avec des échanges autour du thème transmis, en vue de cerner l’intention et préciser les interprétations. Ce moment de communication du thème a été l’occasion de questionner le risque d’instrumentalisation des participant·es et le sentiment de dépossession de leur travail collectif. Si c’est là une règle du jeu pour le groupe de réflexion – celle de fournir un thème qui oriente le trio de résident·es – il est important de relever les frictions possibles dans l’élaboration du thème et dans sa transmission pour comprendre comment se fait cette culture commune. À cet égard, le trio de résident·es et puis l’artiste ont cherché à rencontrer les différent·es occupant·es du territoire en ce compris, des membres du groupe de réflexion avec qui ils et elles ont pu échanger sur le thème. Ce fut une occasion de remédier au moment de transmission du thème lors de la première journée de résidence, de venir donner un second souffle au patrimoine constitué par le groupe de réflexion. C’est ce qu’atteste la note d’intention produite par le trio de résident·es et la seconde produite par l’artiste : il a bien été question d’aller à la rencontre de la diversité qui compose le territoire d’Anderlecht et ce, dans un esprit festif avec le jeu du tir à la corde.

Conclusions

Au niveau de la fabrication d’une culture commune par le protocole, il est intéressant de relever la circulation des significations entre les différents groupes de travail en vue de la création artistique. Pensons à l’élaboration du thème par le groupe de réflexion selon le cadre de facilitation et les limites temporelles, à la transmission et l’appropriation de ce thème par le trio de résident·es avec une configuration imposée au niveau du lieu et du tempsn, enfin à la création de l’artiste avec l’aide de la coordination locale et d’autres artistes. En définitive, le protocole Résidence secondaire impose une manière de faire, quoique la mise en œuvre locale indique à travers les gestes évoqués des manières de s’approprier la démarche et d’en faire sens au sein du territoire anderlechtois. Par le biais du faire ensemble et des méthodes proposées, tout·e participant·e a pu apprendre des un·es et des autres au fur et à mesure du processus, en s’y engageant et en partageant une responsabilité créative. À cet égard et en laissant la place à la conflictualité, le protocole fait œuvre sociale et éducative dans la mesure où il concrétise localement les ambitions d’offrir des conditions pour faire ensemble, d’édifier collectivement une culture commune à travers des coopérations et des démarches artistiques, sources d’apprentissage pour les différent·es intervenant·es.
Au niveau de la fabrication d’une communauté au sein de l’espace public, on peut dire que la mise en œuvre locale de Résidence secondaire n’en a pas fait l’impasse. Il a bien été question d’espaces publicsn, quand les intervenant·es se sont confronté·es aux aménagements urbains, aux espaces et aux récits qui font la réalité du territoire d’Anderlecht aujourd’huin.
Qui plus est, il a été question d’espace public au sens d’espace de débat public et de démocratie. Pensons aux différents moments de rencontre, d’échange de points de vue et de collaboration autour de la démarche artistique, qu’ils aient été conviviaux et harmonieux ou plus intenses et conflictuels. Comment dans ces temps et espaces a été facilitée l’expression des un·es et des autres, avec quel moyen, quel médium et quelle finalité ? Sous quelles conditions, structures et selon quels rapports de pouvoir ? Autant d’éléments que l’on s’est efforcé d’aborder par le récit et l’analyse au regard des droits culturels, autant de points qui montrent aussi comment un protocole peut favoriser autant que freiner l’expression et la création collective selon les acteur·ices en présence.
Plus fondamentalement, le protocole en tant que démarche de création artistique interroge sur la liberté artistique possible dans pareille procédure, sur la direction artistique impulsée volontairement ou non sur la création par les différent·es acteur·ices du projet. D’emblée, le protocole se veut clair sur les règles du jeu et les rôles, pour être assuré·e que tout·e participant·e s’y engage en âme et conscience. Il y a donc un souci de communication et de compréhension. Quoi qu’il en soit, est-ce qu’une démarche collective de création ne porte par le risque de tomber sur un compromis confortable dans lequel sont concédées des idées plus innovantesn ? Pire, le risque de perdre la diversité et la richesse des points de vue au profit d’une idée unifiante mais appauvrie ? Autant d’éléments auxquels se sont efforcé·es d’être attentif·ves les travailleur·ses locaux·les et autres acteur·ices qui mettent en acte le protocole. Il leur incombe de veiller au subtil équilibre entre création artistique et culture commune, faisant ainsi véritablement œuvre sociale.

 

Bibliographie

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▸ ZASK J. (2011), Participer : essai sur les formes démocratiques de la participation, Le Bord de l’eau.

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Cette recherche est menée dans le cadre de la Plateforme d’observation des droits culturels portée par l’association Culture & Démocratie. Cette dernière est reconnue dans le secteur de l’éducation permanente : un secteur socio-culturel aux visées émancipatrices, relativement proche de l’éducation populaire en France. La recherche s’établit pour l’instant à partir des pratiques professionnelles des travailleur·ses en centres culturels de la Fédération Wallonie-Bruxelles dans le contexte de leur décret du 21/11/2013 qui enjoint ces structures à contribuer à l’effectivité des droits culturels. Cette recherche vise à documenter et problématiser l’effectivité des droits culturels, tout en tâchant de rassembler et faire culture commune autour des référentiels de ces droits en Belgique francophone. Par le biais d’un protocole d’observation combinant l’observation des pratiques, des entretiens semi-directifs, la co-construction et la mise en place d’une communauté de recherche, se développent des pistes d’analyse autour de la réflexivité entre théories et pratiques des droits culturels, de l’outillage et des méthodologies de travail en ce sens, ainsi que de l’effectivité de ces droits en tant que telle. Pour plus d’informations, je renvoie vers le blog de la Plateforme qui est un outil de diffusion sur la recherche, sa méthodologie, les productions, ainsi que des outils et ressources.

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Cette formulation renvoie aux écrits soutenant la reconnaissance de l’expérience et de l’expérimentation dans les processus d’apprentissage et de production de savoir, comme le développent les philosophes John Dewey (Dewey, 2011) et Ivan Ilich (Illich, 1971). Au niveau méthodologique, les références sont la recherche compréhensive telle que la développe Jean-Claude Kaufmann (Kaufmann, 2016) ainsi que la méthode d’analyse en groupe telle qu’expliquée par Luc Van Campenhoudt, Abraham Franssen et Fabrizio Cantelli (Van Campenhoudt & al., 2009).

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L’un et l’autre référentiels visent à rassembler des sources éparpillées ayant traits aux droits culturels tels qu’énoncés notamment par la Déclaration universelle des droits humains de 1948 et par le Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels de 1966. Cependant, si l’on schématise, ces référentiels synthétiques se distinguent entre autre par leur approche des droits culturels – juridique pour le droit à la culture, philosophique pour la Déclaration de Fribourg – ainsi que par la notion de culture que recouvrent ces droits – la diversité des expressions culturelles et artistiques pour le premier, les dimensions culturelles des droits humains pour le second. Pour plus de détails sur ces référentiels, je renvoie aux articles qui leur sont consacrés sur le blog de la Plateforme : « Pour le droit à la culture », « Pour les droits culturels »

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En quelques mots, il est question d’accès et de participation à la vie culturelle, de transmission et d’expérimentation autour des arts et de la citoyenneté. Pour plus de détails, je renvoie à l’article consacré à ces notions sur le blog de la Plateforme.

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Ces entrées correspondent aux différents éléments des référentiels énoncés ci-dessus, les 6 prérogatives du droit à la culture qui sont citées à l’article 1er 9° (liberté d’expression et création artistique ; droit au patrimoine ; accès à la culture ; participation à la culture ; liberté de choix de ses appartenances et référents culturels ; droit de participer aux politiques culturelles) ; les 8 notions que je tire de la définition de la culture citée à l’article 1er 5° (identité ; diversité ; communauté ; patrimoine ; accès et participation ; éducation et formation ; communication et information ; coopération) et qui sont dégagées à partir de la Déclaration de Fribourg par les enseignements de la formation-action Paideia organisée par le Réseau Culture 21 ; les principes généraux de l’action culturelle cités à l’article 2 (la perspective d’égalité et d’émancipation ; l’augmentation des capacités d’analyse, de débat, d’imagination et d’action des populations d’un territoire ; l’association des opérateurs culturels d’un territoire ; les coopérations territoriales et sectorielles…).

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Je tire ce postulat de mes observations ainsi que de la présentation du projet Résidence secondaire et des missions de l’âge de la tortue. Ces informations sont disponibles sur le site de l’association. Retenons que le projet est le suivant : pendant une semaine, dans un appartement en immersion sur un territoire, est réunie une équipe composée de trois rôles – un·e « artiste », un·e « habitant·e » et un·e « élu·e ». Sur base d’un thème décidé en amont par un groupe de réflexion constitué par des citoyen·nes, les trois résident·es doivent échanger en vue d’une note d’intention d’une création artistique. Celle-ci est réalisée par l’artiste et présentée dans l’espace public. L’ensemble des étapes sont coordonnées localement et globalement par des équipes professionnelles, ainsi qu’observée par un chercheur.

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Le format « protocole » fait écho entre autres aux pratiques menées par les Nouveaux Commanditaires (Hers, 2002), au vu de l’ambition de faire œuvre commune et faire œuvre de démocratie. C’est en ce sens que je reprends ce terme. Quoique l’espace manque ici, une comparaison entre les deux démarches permettrait de nourrir les ambitions politiques de la notion de « protocole ».

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En termes de méthodologie, il est à souligner que ce récit relève de mes observations à différents moments de l’action – lors des séances de groupe de réflexion, au moment de transmission du thème, à la fin de la résidence, au vernissage – ainsi que des échanges en entretien semi-directif à différents moments de l’action avec les équipes locales – soit le CIFAS et le centre culturel d’Anderlecht. Le récit est donc pluriel, composé de différentes voix ayant endossé un rôle dans le cadre du projet.

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Pour étayer ce point, je renvoie vers un article écrit par Morgane Degrijse – ancienne coordinatrice de la Plateforme d’observation des droits culturels de Culture & Démocratie – autour des centres culturels et de leur territoire : DEGRIJSE M. (2021), « Les centres culturels à la rencontre de leur territoire », Journal de Culture & Démocratie n°53.

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La commune d’Anderlecht est l’une des 19 communes bilingues de la région de Bruxelles-Capitale, son étendue recouvre une diversité de paysages allant du plus urbain au semi-rural. Comptant parmi les communes les plus grandes de la région, elle a une densité de population de 6 841 habitant·es/km², ce qui en fait une des communes les plus peuplée de Belgique. La commune présente une population diversifiée avec un bon tiers de sa population qui est d’origine étrangère comme c’est le cas pour la Région bruxelloise. (IBSA, 2023 et OpenStreetMap, 2023.)

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Comme l’explique le documentaire ci-dessous, un portique « Bienvenue/Welkom in Anderlecht » installé durant les années 1990 a scellé la séparation symbolique du quartier de Cureghem de la commune d’Anderlecht. Situé à la limite est d’Anderlecht, Cureghem a historiquement été l’un des premiers quartiers de la commune a être urbanisé durant le XIXe siècle, le patrimoine bâti aux styles architecturaux éclectiques témoigne du passé florissant de ce quartier. Cette évolution permise par les différents secteurs d’activités économiques (textile, viande et transformation du cuir, automobile,...) atteste une autonomie économique par rapport au reste de la commune. Au cours du XXe, ce quartier a accueilli une grande partie de l’immigration en même temps qu’il s’est progressivement appauvri à mesure de la désindustrialisation de la région bruxelloise. Aujourd’hui, le quartier présente encore ce contraste en un héritage faste et paupérisation croissante à la fin du XXe. Cureghem est alors porteur d’une réputation sulfureuse en matière de criminalité et il est laissé pour compte par les politiques communales. C’est à la fin des années 1990, que les finances communales sous la pression de la Région Bruxelloise vont tâcher de revitaliser le quartier en misant sur la rénovation et la mixité. Cela permet de réduire la marginalisation du quartier et les phénomènes d’exclusion. Aujourd’hui, Cureghem prolonge son héritage complexe, en restant une terre d’accueil pour l’immigration en même temps que des signes de gentrification vont croissants avec des activités sans lien avec le quartier et ses habitant·es (SCOHIER, 2015).

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La vidéo est consultable sur le site du CIFAS.

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Je renvoie ici vers le Commentaire de la Déclaration de Fribourg réalisé par des membres du Groupe de Fribourg, particulièrement pour les précisions qu’il donne sur les notions de « culture », d’« identité culturelle » et d’« identité » (MEYER-BISCH P. & BIDAULT M., 2010, p.33-45).

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À nouveau, le Commentaire de la Déclaration de Fribourg est une source indicative (MEYER-BISCH P. & BIDAULT M., 2010, p. 63-73 et p.101-106). Une autre source plus juridique et située à partir du droit constitutionnel belge est la thèse que Céline Romainville consacre au droit de participer à la vie culturelle (ROMAINVILLE C., 2014, p.399-419). Enfin, une référence plus juridique autour de la notion de participation est l’ouvrage que publie Joëlle Zask sur la question en s’inspirant de la pensée de John Dewey notamment (ZASK, 2011).

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Le Commentaire de la Déclaration de Fribourg reste une source indicative (MEYER-BISCH P. & BIDAULT M., 2010, p. 46-61), ainsi que la thèse de Céline Romainville (ROMAINVILLE C., 2014, p.387-399). L’approche que développe l’anthropologue David Berliner autour des conflits d’interprétations autour des patrimoines est particulièrement intéressante. Je renvoie à son ouvrage Perdre sa culture (Berliner, 2018), ainsi qu’à plusieurs écrits et échanges disponibles sur le site de Culture & Démocratie « Perdre ou mélanger sa culture – entretien avec David Berliner » et « Plasticité culturelle ».

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L’enjeu de suspendre son quotidien pour s’immerger dans une résidence, ici à la façon d’un lieu de villégiature, résonne particulièrement avec les développements que Jean-Miguel Pire consacre à la notion d’otium et à ses résonances politiques actuelles. Je renvoie vers un article qu’il a écrit pour le Journal de Culture & Démocratie n°54.

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La distinction entre espaces publics et espace public vient de Thierry Paquot dans son livre L’espace public où d’abord, il distingue les « espaces publics » comme les aménagements urbanistiques et matériels de l’« espace public » comme l’espace politique du débat des idées et valeurs. Pour ensuite observer comment les uns et l’autre sont liés et évoluent conjointement. PAQUOT T. (2009), L’espace public, La Découverte, « Repères ».

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Si l’on repense particulièrement à l’ancrage historique de la performance dans cette histoire de bannière « bienvenue à Anderlecht » au début de l’avenue Wayez, excluant ainsi symboliquement le quartier de Cureghem de la commune d’Anderlecht. Ancrage qui a orienté la démarche artistique comme une forme d’enquête sur le territoire, les connexions des gens qui y passent et les communautés en présence.

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Pour prolonger cette question, je ne résiste pas de recommander la lecture du Cahier de Culture & Démocratie n°11, consacré à la place des artistes dans la ville, à leur rôle dans son identité multiple (Culture & Démocratie, 2022).